Pour tout savoir sur l’IPIOP

par Dancharr
vendredi 6 juin 2008


Un ami m’a appelé un soir. Méfiant par précaution, il me demanda, déguisant sa voix par habitude : - « Qu’est-ce que cet Institut dont j’entends parler pour la première fois et qui donne des sondages avec une précision à double virgule ? Moi qui suis bien renseigné par profession, j’ai été incapable de répondre aux questions de la direction. Elle est très agitée car ton Institut intéresse furieusement qui tu imagines. Qu’est-ce que tu peux m’en dire ? »

Une nouvelle fois je venais de foutre le bordel. Non seulement je révolutionnais le monde de l’édition par une initiative dont il n’était pas sûr qu’elle se relèverait (Cf. Une grande cause nationale) mais, dans le même temps, j’inquiétais au plus haut niveau.

- « Cher ami, ravi de t’entendre. Viens à la maison, je vais t’expliquer. »

Un hélicoptère furtif du GLAM se posa deux heures plus tard, à l’ombre de la grange, sans réveiller le poulailler. Mon ami en descendit, rasant les murs, entra par une porte dérobée et s’assit, soupirant d’aise.

- « Ça fait plaisir de te revoir. » Moi, je ne change pas, je me reconnais sans effort. Mais lui, alors, méconnaissable. Son nez plutôt retroussé était devenu d’aigle. Rouquin, il était noir ébène. De teint plutôt pâlot, il avait la peau bistre, la barbe longue, les yeux noirs. Seule la voix était restée et la manière de vous serrer la main. Il la laissait pantelante, les métacarpiens fracassés. C’était bien lui. Il confirma.

- « T’inquiète ! Je reviens d’une mission en immersion dans les rues de Kaboul. »

Je commençais, comme à l’habitude, par mon cordial spécial pour ami à la peine. Je redoublai le traitement pour faire cesser son tremblement, une conséquence sans doute d’un excès de thé noir dans les tchaikanas.

Il enchaîna direct : - « C’est quoi ce truc ? ».

Je riposte, toujours avide d’une conversation entre amis :

- « L’histoire est longue, t’as 5 minutes ?

L’IPIOP vient de loin, mais sa création est récente. C’est l’acronyme d’Institut de Perception Intuitive de l’Opinion Privée. Un dissident de l’EMA l’a créé. Tu comprends déjà tout. L’EMA, l’école interdite, la crème de la crème, les surdoués de nos petits génies. Les recalés pantouflent à Polytechnique ou à Normal Sup. Chez eux, les supercalculateurs font grève, dégoûtés. Ce sont des extraterrestres, des extralucides. On leur doit tous nos succès et depuis longtemps : super phénix, les avions renifleurs, la piste de décollage du Charles-de-Gaulle, les abattoirs de la Villette, Malpasset, Beaubourg, la voie sur berges, la tour Montparnasse. Ils conseillent Sarkozy depuis peu. Bush les réclame. Ils sont capables de tout, ne doutent de rien, calculent tout, prévoient tout. Ils n’auront jamais de Nobel. Ils ne publient rien. Secret défense.

Tu sais que nous, les Français, on a le gène des mathématiques. On s’y illustre depuis l’Antiquité. Tu vas me demander comment ça se fait ? C’est l’inné. Moi, par exemple, je m’y intéresse depuis toujours. Dès la onzième je maîtrisais la règle de trois. Je laisse mon esprit prendre la tangente. Je dérive à tout-va et ne m’en laisse pas compter. Tu connais notre Education nationale. Avide de résultats, faisant de la réforme continue sa règle de vie, elle démarre l’initiation aux maths dès la maternelle. Les assistantes ont reçu la formation idoine. Elles ont toutes, en plus de leurs aptitudes à changer les couches, à donner le biberon, un master en arithmétique. Les bambins et les bambines, dès leur sevrage apprennent à compter avec leurs menottes potelées et savent très vite que 1 + 1 font 2 ; que papa plus maman c’est un couple. Le stade de primaire devient rapidement élémentaire car on n’a pas de temps à perdre.

C’est le temps des additions, des multiplications, des divisions. Les soustractions, traumatisantes car apportant – quelque part – une frustration, sont abordées un peu plus tard. Tout commence par une réflexion sur le 2. 2 + 2 = 4 ; 2 X 2 = 4. La compréhension est rapide. Une fois le concept accepté, aucune Eglise ne s’y oppose, aucune communauté ne se sent outragée. L’invention est arabe. Cela aide beaucoup. La division par 1 pose un problème. On ne peut le cacher. 1 divisé par 1 fait toujours 1 ; multiplié par 1 fait encore 1 mais pourquoi 1 X 0 fait 0 ? Où passe le 1 ? Ce casse-tête a un mérite. Il permet une première orientation. Ceux qui refusent l’obstacle sont dirigés avec délicatesse, sans leur enlever leurs illusions vers des options où la réflexion mathématique n’est pas concernée. L’ENA pour eux est un garage accueillant. Leur incapacité à soustraire, additionner, diviser, trouve là à s’exprimer et plus tard on leur devra nos déficits, nos dettes, nos budgets en déséquilibre et Bercy en faillite.

Les autres, heureusement plus nombreux, vont dans les filières d’avenir où il faut savoir compter, mesurer, établir un devis, calculer les forces de traction, de résistance, doser, calibrer. Ils feront d’excellents charpentiers, maçons, plombiers, tailleurs de pierre, etc.

Débarrassés des idiots congénitaux, nos élèves abordent les mathématiques supérieures. S’ils maîtrisent le calcul différentiel des intégrales dérivées, les classes préparatoires à Polytechnique sont pour eux. Qu’ils en sortent à la botte ou au képi, ils intégreront, en rang serré, l’Insee, une centrale d’achats, l’inspection des finances, un consortium d’eaux usées et sales, etc. Ceux qui auront su ne pas trop se fatiguer en raves parties, en rallyes dans le 16e ou en mauvaises habitudes, finiront dans le front office d’une banque de la place de la Bourse ou dans la back room d’une autre du Marais.

Tout ça pour te dire que ceux dont je viens de parler ne sont pas concernés. Seuls ceux avec la cervelle surdimensionnée par un lobe fronto-pariétal surnuméraire dédié aux mathématiques nous intéressent. Ils sont faciles à repérer avec leur protubérance occipito-frontale, une espèce de petite banane du genre fressinette que la vulgate appelle la bosse des mathématiques et qui, pour les paléontologues, serait un souvenir du crétacé. Ce sont eux qui vont se retrouver à l’EMA (l’École de mathématiques appliquées). Ils y mathématisent un niveau qu’ils sont les seuls à comprendre. Pour eux, c’est une tour d’ivoire, pour nous une tour infernale. Quelques-uns s’en échappent, cessent de calculer, se remettent à penser et, comme il faut bien vivre, font travailler les autres.

De là sort l’IPIOP, ce concept New Deal pour un New World (la formule est d’Olivier, un blogueur nickel). Sa précision extrême permet la double virgule. Tu sais bien qu’un sondage est une somme de mensonges. Il faut aller dans le sens du client qui cherche surtout à se rassurer. On interroge un panel représentatif, mais qui répond ce qui lui passe par la tête ; soit il veut faire plaisir ; soit emmerder. Mais surtout pas dire ce qu’il pense, surtout que le plus souvent il ne sait que penser. Il n’a plus l’habitude. Le sondage est un simulacre qui convient à tout le monde. L’argent est bien dépensé, bien gagné et fait tourner la machine. Même les sondés sont contents, eux qui attendent les résultats pour savoir ce qu’ils devront faire ou croire.

Avec la perception intuitive, on est passé dans une autre dimension. On pose toujours des questions, le recueil se fait par contact direct, en chair et en os, car ce qui compte ce n’est pas la réponse, mais la façon et la réaction à l’interrogation : la mimique, les temps d’hésitation, l’accélération du cœur, la transpiration, le regard qui erre, les rides au front qui se font, se défont, les lèvres qui s’agitent, même pour ne rien dire, les dandinements des pieds, les mains qui bougent. Tout importe, tout est analysé, disséqué, transformé en paramètres à valeur variable, en équations à multiples inconnues. Et, de l’apparence, on extrait la vérité. Tout est enregistré par une caméra multifonction : son, image et le reste. Un logiciel super pointu mouline les données. Rien à voir avec le vieux détecteur de mensonges des Ricains car il y a un plus qui fait appel à la nanotechnologie dont on ne sait rien et qui fait la différence.

Te voilà aussi renseigné que moi. Les possibilités sont immenses, effrayantes. On ne lave pas le cerveau, on l’essore ».

Surpris, content, inquiet, mon ami se leva, remercia, s’envola. Dans une carte postale reçue hier, il me dit qu’il a repris du service à un arrêt de bus à Kaboul. Son rapport a été très mal accueilli. On ne veut surtout pas connaître ce que pensent réellement les gens, la vérité étant trop dangereuse. Il me dit en post-scriptum de ne pas m’inquiéter pour lui ; même si le terrain est miné, il y est plus à l’aise que dans son bureau à Paris.


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