Une journée politiquement correcte

par Sandro Ferretti
vendredi 19 juin 2009

Je suis un citoyen irréprochable : je vote là où on me dit de faire, et je me lave consciencieusement les mains après. Je ne fume ni ne bois, pour ne pas énerver le crabe et préserver ainsi les fonds marins. Je ne me livre aux simulacres de la reproduction qu’en sortant couvert de latex prélevé aux grand arbres du Nordeste Brésilien. Je ne fais ma lessive au savon de Marseille que tous les 3 jours, pour ne pas phosphater l’avenir des générations futures. Le reste du temps, je me parfume au clou de girofle ou à la gousse d’ail. Je n’ai ainsi que des amis authentiques et désintéressés. Je regarde un peu la télé, surtout TF 1, mais seulement les faits divers et la météo. Et pourtant, ça n’a pas suffi. On ne se méfie jamais assez. 

 

=7H30 : le réveil sonne, je me lève et ne bouscule personne, comme d’habitude.

J’ai pris une douche rapide à l’eau froide, avec une pensée émue pour Dany le rouge.

Puis, j’ai filé à la cuisine : pas de café, juste du thé vert pour les antioxydants, avec un biscuit au soja fabriqué par des bonzes dissidents au Népal.

 

=9H00 : je tente d’attraper un bus pour aller en ville, mais avec les grèves, il n’y en a qu’un sur trois. Qu’à cela ne tienne, je devise joyeusement avec mes compagnons d’attente sur le temps qu’il faisait avant que toutes ces fusées ne pètent au ciel, les temps bénis où les arrogants  cadres supérieurs ne roulaient pas en 4x4. Il y a là deux techniciennes de surface issues des minorités visibles, un non-voyant, une personne à mobilité réduite et un jeune dans sa capuche qui me salue d’un sobre "NTM".Comme on me l’a appris dans les stages de gestion des conflits, je lui réponds "bonjour, monsieur".La conversation prend une bonne base sur le résultat des élections américaines et le fait que ce Président métis a l’air fort sympathique. Elle se poursuit avec un avion disparu en mer, dont je m’associe à l’idée qu’un complot est sûrement derrière tout cela.

La nature du complot resta vague, car le bus arrivait, tagué jusqu’au pare-brise par des sauvageons , qu’il faudrait absolument envoyer en colonie de vacances sur la Côte d’Azur pour que cela leur passe. Le machiniste ne répondit pas à mon bonjour, mais il y a plein de gens négatifs dans la vie, allez savoir pourquoi.

Nous ne sommes que 5 dans ce bus de 45 places qui crache la mort avec son Diesel aux microparticules, mais je peste contre cette berline allemande qui fait une queue de poisson à mon bus.

 

=10H00 : J’arrive chez mon cardiologue, le Dr Rosenbaum, pour le check-up des pré cinquantenaires. D’emblée, je lui dis "j’aime beaucoup ce que vous faites", car ça ne peut pas nuire et je ne voudrais pas passer pour antisémite. Je lui propose même de donner à ses oeuvres, s’il en a. Mais il me répond que non, c’est compris dans le prix : 220 euros. J’ai le cœur et le portefeuille plus légers.

 

=11H00 : visite chez le dentiste, le Dr Ben Maalouf. D’emblée, je l’assure de toute ma compassion pour le sort injuste fait aux habitants de Gaza. Mais rien n’y fait : c’est 300 euros, remboursés 180 par ma Mutuelle. Faut se méfier des conventions, surtout chez les non-conventionés.

 

=13H00 : je déjeune rapidement d’une salade d’algue au soja en terrasse d’un restaurant branché sur secteur. En buvant mon eau minérale à 12 euros, je pense à tous ces gens à coté de moi qui se corrodent l’estomac avec du vin à 11 euros. Je les plains. Je poursuis de ma vindicte un fumeur qui passait sur le trottoir et dont les volutes m’ont incommodé au moins une seconde et demi. Je lui promet que le peuple souverain fera bientôt voter une loi contre les fumeurs dans les rues.

Non, mais. J’ai ma conscience citoyenne.

 

=14H00 : je rejoins mon travail à mi-temps.

Je travaille pour une ONG ( " Planète Citoyenne Equitable"), qui équipe les esquimaux de frigos sans fréon et les Sahéliens de manteaux de fourrure garantis sans origine animale.

 

Nous faisons également du lobbying politique : nous tentons de faire passer des lois pour l’interdiction de stationner devant chez moi , la limitation de vitesse à 55 km/ h ( 40 en cas de pluie), l’interdiction de la vente d’alcool aux moins de 50 ans et des publicités montrant des jeunes femmes sans cellulite ni poils sous les bras. Nous sommes persuadés que le coup d’accélérateur rageur d’une Porsche à Neuilly fait fondre la banquise à Terre-Neuve. Il n’y a que les ignorants qui en doutent : c’est l’effet papillon.

Cet après-midi, mon chef est une chef. Demain, ce sera un homme. Nous pratiquons le concept innovant de "direction équitable". J’admets que la gestion et le suivi des stratégies à long terme en souffre, mais nous avons été primé par une société suédoise d’audit, Frigo Gestion, alors...

Naturellement, vu que nous sommes des gens intelligents représentant la forme la plus aboutie de l’espèce humaine, nous ne croyons ni à Dieu ni à Diable et ne fréquentons aucun temple ni église. Nous croyons en revanche aux complots, aux théories de la destruction programmée, aux cellules de soutien psychologique et au fait que tout va péter si on continue comme cela.

 

=19H00 : Grève oblige, je tente de rentrer en stop, car je crois en la nature humaine.

 

C’est une femme entre deux âges qui s’arrête, ni belle ni laide, dans une voiturette toute neuve achetée avec la prime à la casse et aux faibles rejets de CO2. C’est une bonne citoyenne : elle roule à 70 quand c’est limité à 90, et à 90 quand c’est 110. Elle m’avoue qu’elle prend des barbituriques et des somnifères depuis son divorce, mais du moment qu’on ne roule pas vite, c’est pas grave, ils l’ont bien dit à la télé.

Très vite, elle me fait le coup de la panne à 3 kilomètres de chez moi. Elle me rappelle que toute femme a droit au plaisir, et que pour elle, c’est maintenant. Comme elle ne prend pas la pilule (cancérigène), il me faut m’habiller de latex made in Brazil. Il y a des grincheux qui disent que c’est pas pareil, mais ce sont des asociaux.

Le problème, c’est que si des générations de femmes ont dû passer à la casserole en fermant les yeux et en attendant que ça se passe, les lois de la nature empêchent la pure égalité revancharde. Même en fermant les yeux, rien ne se passait : il me faudra penser à amender les lois de la nature. J’ai dû (je le confesse) faire appel à mes souvenirs, quand ma conscience citoyenne n’était pas encore aussi aiguisée, et que je chevauchais à cru d’improbables mannequins croates aux jambes longues comme des jours sans Agoravox.

Enfin, ce fut fait : ce ne fut pas la grande Obélisque de la Concorde, mais ce ne fut pas Waterloo non plus.

En revanche, aussitôt satisfaite, la dame jeta son Empereur en bas de la carriole, et je dus rentrer à pied, ce qui est bon pour la ligne et la digestion.

 

=22H30 : Epuisé, je rentre enfin dans ma maison aux murs de torchis tapissés de cellules photovoltaïques.

Mais on n’est jamais définitivement à l’abri.

Pour me laver des divers miasmes de cette journée de transports en commun divers, j’ai pris une douche, en délaissant le savon de Marseille. A mon corps défendant, j’ai saisi un gel douche infâme plein de polyropétinol E 412 et m’en suis aspergé plus que de raison. J’aurais dû me méfier, mais ça sentait bon.

Arrivé dans le salon, j’ai ouvert la véranda et me suis affalé sur le fauteuil de la terrasse.

Je me sentais tout drôle, et je ne me serais pas reconnu si je m’étais regardé passer dans la rue. J’étais à deux doigts de regarder un film porno, c’est vous dire.

 

=23H00 : Sans que je sache vraiment pourquoi, j’ai saisi une bouteille de Bandol Domaine de Ott qui se trouvait là. Depuis quand ? 10 ans ? Depuis hier soir ?

Toujours est-il que j’ai discrètement fait sauter le bouchon, en l’entourant d’un torchon pour amortir le bruit du "pops", au cas où un écureuil me guetterait sur la pelouse. Et j’ai fait teinter discrètement les glaçons, au cas où un renard tapi dans les pins ferait rapport au Très Haut.

 

Mu par une force obscure et noire comme le goudron, j’ai farfouillé dans mes poches, où les esprits malins avaient glissé un Cohiba à l’insu de mon plein gré. Je l’ai langoureusement allumé, regardant les volutes partir en fumée.

 

Mes dernières pensées furent pour murmurer :  "P… , que c’est bon".

Et puis le truc m’a pété dans la tête, dans un grand éclair rouge, rapide et massif comme une durite d’anévrisme poreuse. Le genre que les garagistes ne savent pas réparer.

 

Je me suis effondré, la tête sur les glaçons et le Bandol renversé. Dans le silence du dehors et le grand bruit du dedans. Avec mon cœur battant jusqu’à la dernière battue.

 

Et ce fut le trou noir, ce qui tendrait à démontrer que le grand horloger est fait d’ébène, ce bois dont on fait les pipes.

Puis, au bout d’un tunnel long comme le Mont Blanc, j’ai vu une grande lumière blanche. Ce qui, finalement, pourrait nous faire accroire que le Maître des lieux est de la même couleur.

 

Pas mal de gens m’attendaient : des proches, des familiers, des gens connus. J’ai remarqué que la plupart ne portaient pas leur ceinture, fumaient beaucoup et que certains avaient l’air passablement éméchés.

L’un d’entre eux, qui semblait être le chef, m’interpella en ces termes :

"Bon, ici, pas de langue de bois : qu’est ce que tu as foutu pendant tout ce temps ?"

Je n’ai pas su quoi répondre.

 

 

 

--------------------------------------------------------------------------------------------------------

Crédit illustration : " On the sunny side of the street", par Duran.

 


Lire l'article complet, et les commentaires