Histoire géopolitique de la Coupe du Monde : Episode III - 1938, Léonidas, un éclair dans les ténèbres
par Axel_Borg
mercredi 28 novembre 2018
1938 marque une tragique accélération dans la Marche à la Guerre ... Les démocraties capitulent devant les dictatures qui se sont servies de la guerre civile espagnol comme d'une préparation au futur conflit mondial devenu inéluctable de par la mégalomanie d'Hitler en Europe centrale ... Pendant ce temps, la France voit l'Italie fasciste gagner le Mondial et Gino Bartali triompher dans le Tour de France à la demande du parti unique, tandis que le prodige brésilien Leonidas passe à la postérité par ses exploits sur les pelouses de l'Hexagone ...
En 1938, lorsque vient le temps de la Coupe du Monde en France, l’Autriche n’existe plus. Le 15 mars 1938 à Vienne, le Führer Adolf Hitler parade dans son pays natal, l’Allemagne nazie a annexé l’Autriche via l’Anschluss. Le 3 avril 1938, un match Allemagne / Autriche est organisé au Prater Stadion de Vienne. Les nazis ont tout prévu avec propagande orchestrée par Josef Goebbels sous la caméra de Leni Riefensthal, un match nul est programmé mais un homme ne l’entend pas de cette oreille : Matthias Sindelar. Le maestro viennois, après 70 minutes de jeu, siffle la fin de la récréation pour l’Allemagne et marque avant d’aller brandir le poing serré et les bras levés devant la tribune nazie. Avant le match, Matthias Sindelar et son coéquipier Karl Sesta (auteur du deuxième but de la victoire 2-0 de l’Autriche) avaient déjà désobéi aux ordres du régime en refusant le salut nazi. Leurs bras restent immobiles au sein du tristement célèbre Heil, Hitler ! qui résonne dans le Prater. Le dirigeant autrichien Arthur Seyss-Inquart s’écrie : C’est une insulte au Führer. Aux yeux des SS, Sindelar a franchi le Rubicon, tout comme Sesta, par ce double crime de lèse-mahesté ... Sa mort mystérieuse au monoxyde de carbone le 23 janvier 1939 n’a jamais été élucidée : suicide ? Accident ? Assassinat maquillé par les nazis ? L’irrésistible ascension du guide du parti nazi ne semble inquiéter que trois hommes lucides, Winston Churchill qui assiste impuissant aux accords de Munich signés par Neville Chamberlain et Edouard Daladier en septembre 1938 (Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre). En2018, dans son livre Fascisme, l’ancienne Secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright cite Mussolini : Plumez le poulet plume par plume et personne ne le remarquera. C’est exactement ce qu’avaient fait le Duce et le Führer à la fin des années 30 … Quelques semaines après ce maudit 30 septembre à Munich, au congrès du Parti Radical à Marseille, Edouard Daladier avouera lucidement ceci, mais trop tard : Les accords que j’ai signés à Munich, il y a un moins d’un mois, représentent pour la France une immense défaite diplomatique. Accueilli en héros à Paris, le Président du Conseil ne peut oublier la férocité du visage d’Hitler et son sourire cynique adressé en fin de réunion à son ami et vassal Mussolini … De retour de Bavière, Daladier traverse difficilement une foule de 500 000 personnes entre l’aérodrome du Bourget et l’Arc-de-Triomphe. Devant l’enthousiasme de tous ces Français qui pense que la guerre a été évitée, Daladier, le Taureau du Vaucluse, se tourne vers l’un de ses conseillers, Alexis Léger alias Saint-John Perse, le poète : Ah, les cons ! En Angleterre, Neville Chamberlain a le droit au même accueil chaleureux, montrant avec fierté une copie de l’accord aux Britanniques venus l’applaudir pour ne pas dire l’acclamer ... Le deuxième observateur lucide de l’Europe des années 30 est Hergé, qui dans le Sceptre d’Ottokar (1937) invente un dictateur bordure désireux d’envahir l’Etat voisin de la Syldavie, un certain Musstler et sa garde d’acier, contraction de Mussolini et Hitler. Le troisième, à Hollywood, est Charles Chaplin, qui incarnera Hynkel, sosie d’un petit barbier juif en 1940 dans le Dictateur. La culture en réponse au totalitarisme, Jean Zay l’avait pensé dès 1939 en imaginant un Festival de Cannes en riposte à la Mostra de Venise devenu l’instrument des fascistes italiens dont le violon d’Ingres est l’huile de ricin. La Croisette attendra finalement 1946 pour concurrencer le Lion de Saint-Marc, six ans après le plaidoyer final de Chaplin dans le Dictateur. Mais il est trop tard, la guerre a déjà commencé depuis le 1er septembre 1939 quand Hitler viole les accords de Munich en lançant ses troupes à l’assaut de la Pologne, après avoir testé sa puissance militaire en 1937 durant la guerre civile espagnole, et la bataille de Guernica qui inspirera à Pablo Picasso le chef d’œuvre éponyme. Malgré sa ligne Maginot, la France est vaincue médiocrement dès le printemps 1940, ce qui inspirera ce mot terrible au général de Gaulle dans ses Mémoires de Guerre sur le dernier président de la IIIe République, Albert Lebrun : Le président Lebrun prit congé. Je lui serrai la main avec compassion et cordialité. Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État. Sur les terrains de football, à l’inverse des circuits automobiles où Mercedes et Auto Union triomphent grâce aux virtuoses as de la vitesse que sont Rudi Caracciola et Bernd Rosemeyer (les deux refusant le joug nazi), le tyran sanguinaire qu’est Hitler aura vu l’Allemagne nazie pro-aryenne battue maintes fois : en 1936 par la Norvège aux Jeux Olympiques de Berlin marqués au fer rouge par la propagande infâme de Goebbels, en 1938 lors d’un match Allemagne / Autriche marqué par l’insolence du citoyen juif Sindelar (pierre angulaire de la victoire 2-0 du Wunderteam), en 1938 au premier tour de la Coupe du Monde par la Suisse de Karl Rappan … Ce dernier, nazi convaincu, est l’inventeur d’un système qui fera date : le verrou, ensuite adapté en catenaccio par Helenio Herrera à l’Inter Milan. La propagande de l’Observateur Populaire de Joseph Goebbels n’a pas suffi : Soixante millions d’Allemands jouent à Paris. Il faut dire que le régime nazi avait imposé un aller-retour à sa Mannschaft de Paris vers Aix-la-Chapelle, entre le 4 et le 9 juin. Le quotidien suisse Sport réplique à Joseph Goebbels : Contre soixante millions d‘Allemands, onze joueurs suisses ont suffi. L’épreuve n’a pas encore trouvé sa vitesse de croisière, l’amateurisme est de mise, comme le prouve l’organisation du tirage au sort de cette édition 1938 : dans un salon du ministère des Affaires étrangères, quai d’Orsay à Paris, un petit garçon monte sur une table pour saisir les noms des équipes dans un vase transparent. Cette main innocente appartient au petit-fils de Jules Rimet, président de la FIFA et créateur de la Coupe du monde, qui lui tient ce récipient. En France, où la Cagoule de Jean Filliol fait des ravages, deux équipes font forte impression : tout d’abord, le Brésil ne cesse de s’attirer tous les superlatifs, en particulier un joueur au nom évoquant des chocolats belges et un roi de Sparte : Leonidas. Auteur d’un quadruplé face à la Pologne sous la pluie de Strasbourg, le Diamant Noir finit la rencontre pieds nus à la Meinau. Inventeur de la bicyclette, Leonidas da Silva devra son surnom à une tablette de chocolat baptisée le Diamant Noir, commercialisée par la société Lacta après le Mondial. La seule artiste noire de renom à Paris, Joséphine Baker, danse avec des bananes autour de la taille et les idées colonialistes ont le vent en poupe. Pourtant, Paris Match avec son journaliste Raymond Thourmagem va surtout se focaliser sur le talent du footballeur. Cet homme est un véritable élastique. Au sol ou dans les airs, il possède le don diabolique de contrôler le ballon où qu'il se trouve et de déclencher un tir violent au moment où l'on s'y attend le moins. Quand Leônidas marque, on croit rêver..., pouvait-on lire. Les buts de Leonidas étaient tellement extraordinaires que les gardiens adverses se relevaient souvent pour l’applaudir et lui serrer la main, rappelle l’écrivain Eduardo Galeano. Le dramaturge Nelson Rodrigues va plus loin sur le phénomène Leonidas : Il est le joueur le plus authentiquement brésilien qui soit, de la tête aux pieds. Il aura été éblouissant de fantaisie, d’improvisation, d’espièglerie, et même de cette sensualité dans le geste qui est la marque de nos surdoués. En 1976, Leonidas sera frappé par la maladie d’Alzheimer, lui qui critiquait férocement ses successeurs à la radio, y compris le roi Pelé. Seul Garrincha échappait à ses fourches caudines … La Seleçao a traversé l’Atlantique par les bénéfices issus d’une tombola nationale en cette année 1938. La plupart des équipes sud-américaines ont une nouvelle fois boycotté l'épreuve en raison du coût de la traversée de l'Atlantique et de la rancune de 1930 lorsque peu de nations européennes avaient accepté l'invitation de se rendre en Uruguay pour la première édition. L'Angleterre, pays inventeur de ce sport, boude toujours également cette compétition qu'elle méprise depuis sa création. Ces absences conjuguées ouvrent un boulevard à la deuxième équipe en vue du tournoi, qui représente l’Europe : la Squadra Azzurra. L’Italie, médaillée d’or en 1936 aux Jeux Olympiques de Berlin, pérennise de nouveau les exploits. A Marseille en demi-finale, les champions du monde en titre profitent d’un Brésil orphelin et arrogant de Leonidas (ménagé pour la finale) pour se qualifier. Le télégramme du Duce Mussolini avant la finale contre la Hongrie est lapidaire : Vaincre ou Mourir. Le gardien magyar Antal Szabo encaisse quatre buts au stade Yves-du-Manoir de Colombes en ce 19 juin 1938, mais sauve la vie de douze hommes, les onze titulaires et le sélectionneur Vittorio Pozzo. Avant de recevoir le trophée Abel Lafleur des mains du Président français Albert Lebrun, le capitaine italien Giuseppe Meazza gratifie le Chef d’Etat d’un inquiétant salut fasciste, loin du rapprochement des peuples souhaité par Lebrun lui-même avant le début du tournoi ... A Marseille, les choses avaient été différentes pour la Nazionale … L'Italie affronte en effet la Norvège en huitième de finale, puis le Brésil en demi-finale dans la cité phocéenne. Avant chaque match, pendant les hymnes joués par des cheminots marseillais, les joueurs italiens font le salut mussolinien. Le public, en partie composé d'antifascistes italiens réfugiés, s'insurge, siffle et les cheminots se mettent à jouer L'Internationale. Pas de quoi impressionner les Transalpins, qui remporteront la compétition pour la deuxième fois consécutive. Le Brésil, lui, remporte la petite finale, celle pour la troisième place, face à une équipe de Suède qui avait démarré tambour battant en écrasant Cuba 8-0 au stade du Fort Carré à Antibes, célébrant les 80 ans de son roi Gustav V, grand amateur de tennis sur la Côte d’Azur. Dans la Gazzetta dello Sport, le journaliste Bruno Roghi commente le succès italien sans honte : Au-delà de la victoire athlétique, c’est la victoire de la race qui resplendit. Tout Paris, tout le monde sportif sait, une fois de plus, ce que valent les fils de Mussolini. Au lendemain de la victoire, le sélectionneur italien Vittorio Pozzo répond aux questions sur son futur, sur le quai de la Gare de Lyon. Que va-t-il faire ? Me reposer auprès de ma mère et de mon fils, retrouver la sagesse et l’innocence. Ce sera bien difficile, Adolf Hitler mettant le monde à feu et à sang à partir de septembre 1939, secondé par Benito Mussolini, qui avait scellé avec le Führer le Pacte d’Acier le 22 mai 1939 à Berlin, par l’entremise de leurs Ministres des Affaires Etrangères, Joachim von Ribbentrop et le comte Ciano … Huit mois après avoir ridiculisé Neville Chamberlain et Edouard Daladier à Munich, les deux dictateurs renforcent leurs liens politiques et militaires ... Le 27 septembre 1940, le Japon rejoindra l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste dans ce pacte : l’Axe est né.
En 1942, la Coupe du Monde qui aurait dû avoir lieu au Brésil ou en Argentine n’a bien entendu pas lieu. En voyage à Rio de Janeiro pour évaluer la candidature brésilienne, Jules Rimet apprend la déclaration de guerre conjointe de la France et de la Grande-Bretagne à l’Allemagne nazie. Le Mondial 1942 est annulé. Stefan Zweig, réfugié en Amérique du Sud après avoir fui l’Europe déclinante et le nazisme, se suicide le 25 février à Pétropolis. Deux mois plus tôt, les Etats-Unis de Franklin D. Roosevelt rentrent en guerre après l’attaque des kamikazes japonais sur Pearl Harbor, à Hawaïï. C’est le deuxième tournant d’une guerre où Winston Churchill et le Royaume-Uni défendent coûte que coûte la démocratie face aux puissances de l’Axe : Allemagne, Italie et Japon. Le premier tournant a été l’erreur stratégique d’Hitler d’attaquer, tel Napoléon en 1812, la Russie, avec comme enjeu les puits pétroliers du Caucase. La terrible bataille de Stalingrad sonnera le glas des espoirs nazis, l’Armée Rouge de Staline profitant du froid russe pour contenir les Panzer. L’Argentine, elle, perd l’occasion d’organiser le tournoi et de le gagner, car la plus belle équipe du début des années 40 aurait été celle du pays du tango avec sa Maquina de River Plate dont la classe folle sera portée au pinacle par deux joueurs d’exception : José Manuel Moreno et Adolfo Pedernera, ensuite surclassés par un fils d’immigré napolitain qui deviendra la clé de voûte du Real Madrid en Europe : Alfredo Di Stefano, alias la flèche blonde, la Saeta Rubia, premier divin chauve du ballon rond avant Bobby Charlton. D’autres grandes compétitions devront s’interrompre du fait du conflit entre les Alliés et les forces de l’Axe : le Tour de France cycliste, interrompu entre 1940 et 1946, le Giro d’Italia, annulé de 1941 à 1945, mais également les Jeux Olympiques d’hiver et d’été, annulés en 1940 (Helsinki) et 1944 (Tokyo). En 1938, pour empêcher les nazis de s'emparer du trophée - considéré déjà comme un objet de grande valeur -, l'un des membres de la Fédération italienne, Ottorino Barassi, va chercher juste à temps le précieux sésame dans son coffre-fort d'une banque romaine pour le dissimuler dans une boîte à chaussures qu'il planquera sous son lit ...