L’île Tsonga

par LM
vendredi 25 janvier 2008

Le tennis français attendait ça depuis un quart de siècle, au moins : une star. Hier à Melbourne, un presque inconnu, Jo-Wilfried Tsonga, a balayé Nadal et renvoyé Monfils et Gasquet, espoirs surexposés, à leurs études de futurs vainqueurs. On n’y croyait plus.

Cette semaine, c’est jours de krachs : krach boursier, krach voleur à la Société général, et krach vainqueur à l’Open d’Australie de tennis. Ce dernier krach est grand, bien bâti, un faux air à la Cassius Clay vite repéré par la presse australienne, et un nom à venir d’ailleurs : Jo-Wilfried Tsonga. Quelques jours déjà que ce grand oiseau a déployé sa carcasse frappante sur les courts de Melbourne, quelques jours que quelques grands quotidiens sportifs déploient de plus en plus de colonnes pour nous narrer la belle histoire française de l’autre côté du monde. Pourtant, on était en droit de rester sceptique. C’est que, depuis la victoire du chanteur Yannick Noah lors des internationaux de France de Roland-Garros en 1983, le tennis français hésite entre ratages pathétiques et espoirs ridicules. Les femmes s’en tirent un peu mieux, mais pas de quoi intéresser Billancourt. Les hommes, eux, bercés d’illusions ou encadrés d’à peu près, se préparent à la va vite, passent quelques tours, mais ne parviennent jamais à vaincre les gros, les caïds, les premiers de la classe. On fait mine de s’emballer, et puis le soufflet retombe. Les chances de voir un tennisman bleu blanc rouge enlever un grand chelem sont aussi importantes que celles de voir François Hollande un jour à l’Elysée. « Etaient » aussi importantes, peut-on écrire, depuis hier.

Hier, Tsonga a tonné. Et pas devant n’importe qui : devant M. Nadal en personne. Nadal, le challenger officiel de Roger Federer, l’aigle suisse aussi régulier qu’un coucou. Un coup il gagne, un coup il ne perd pas. Depuis quelques longs mois, quelques années, seul Nadal est capable de contrarier l’hégémonie de l’Helvète, imperturbable et classe, disponible et méticuleux, efficace et chirurgical. Federer collectionne les victoires comme d’autres les blessures. Il est le maître des lieux, et Nadal son fidèle second, là pour le chatouiller. Mais Nadal, hier, tout en muscle et en orange, n’a rien pu face à Tsonga. On a vu l’Espagnol, comme jamais, à quelques mètres de la petite balle jaune, à plusieurs reprises, dépassé par les coups droit, débordé par les revers, pulvérisé par les aces, scotché par les amortis. On n’avait jamais vu ça. La grande baraque qui s’agitait, là, de l’autre côté du camp de l’Espagnol était encore un non-outsider au début de la quinzaine australienne. Mais c’est bien ce même Jo-Wilfried qui se tenait-là, face au petit maître ibérique, et ne se dégonflait pas. Il alignait ses coups, précis et forts, se jouait du palmarès difficilement comparable de son adversaire pour le précipiter soudain dans une montagne de doutes : Nadal, hier, a pris un gros coup sur la tête. Il est sorti du court sans moufter, le sac sur les épaules, visiblement dégoûté d’avoir pris ce qui ressemble de près comme de loin à une sévère raclée.

Rhabiller ainsi Nadal, Federer en aurait rêvé, lui qui a vu, petit à petit, le rugueux Espagnol se rapprocher inexorablement de lui. Le Suisse aurait aimé fesser ainsi son fidèle adversaire. Mais c’est Jo-Wilfried qui l’a fait. Avec classe et boucan. Classe dans cette absence d’exubérance pocharde qui caractérise souvent les vainqueurs surprise, et boucan dans la puissance qu’il mettait dans chacune de ses balles. C’est Nadal qui en parle le mieux : « Je dois accepter le fait qu’il a joué de façon incroyable ce soir (jeudi). Il frappait fort dans toutes les balles, il était exceptionnel au service, il n’en ratait que quelques-uns. Il n’a pas fait une faute en revers et j’ai l’impression que tous ses coups droit étaient gagnants ! Moi, j’avais le sentiment d’être dans le rythme, de pas mal jouer, mais avec le tennis qu’il a produit, il était impossible à arrêter. Ne comptez pas sur moi pour vous dire qu’il a eu de la chance. Il a battu Murray, il a battu Gasquet, il a battu Youzhny : ce n’est pas de la chance, ça ! Il l’a fait parce qu’il a été capable de produire plusieurs fois un niveau de jeu très élevé. » Produire plusieurs fois un niveau de jeu très élevé, voilà exactement ce qui fait défaut à Monfils ou Gasquet. Ces deux-là, très médiatisés depuis pas mal de temps déjà, n’ont jamais démontré leur capacité à gagner un jour un grand chelem. A trop vouloir y croire, on y croit plus. Tsonga, lui, sur la pointe des pieds, mais avec la vitesse d’un rhinocéros au galop, est venu tout défoncer, nos déceptions comme nos certitudes, en enfilant sur ses larges épaules le costume pile à sa taille de superstar des courts. Et pas seulement.

Quand tout va mal, on le sait, le sport éponge. Il permet de redonner du rêve ou au moins le sourire à tous ceux qui rament, dépriment ou comptent. On s’accroche du coup aux stars du sport comme aux promesses de candidats aux élections : conscients que ce n’est rien, mais que c’est quand même un peu mieux, que rien. Les victoires de Tsonga, la barbe de Chabal hier, les buts de Benzema peut-être demain : toute victoire est bonne à prendre. Mais Tsonga a quelque chose en plus : cet air de n’y être pour rien, cette délicatesse de caterpillar, ces enchaînements herculéens et ce sourire large comme un soulagement laissent présager le meilleur pour ce jeune homme réaliste et performant. Pour nous enfin l’espoir de ne plus sempiternellement revoir Yannick Noah enjamber le filet du court central de Roland-Garros pour aller enlacer son père : Tsonga vient d’inventer au tennis français un futur. Une île.


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