La Scuderia Ferrari et la jeunesse
par Axel_Borg
lundi 1er octobre 2018
L’arrivée du prodige monégasque Charles Leclerc en 2019 à Maranello est un bouleversement pour le Cavallino Rampante, habitué depuis le début des années 90 à recruter des stars confirmées en F1 … Explications ...
Dimanche 26 juillet 2009, autodrome de Budapest. Lewis Hamilton sauve sa saison en imposant sa flèche d’argent sur le tourniquet magyar du Hungaroring. Mais le fait du jour est ailleurs. Un débris de la Brawn Mercedes de Rubens Barrichello a heurté le casque de son compatriote Felipe Massa. Blessé à l’œil, le vice-champion du monde brésilien est convalescent jusqu’à la fin de la saison. Luca Di Montezemolo et Stefano Domenicali valident le nom de Michael Schumacher pour assurer l’intérim aux côtés d’Iceman. Mais cette Dream Team entre le Kaiser et son successeur à Maranello ne verra jamais le jour. Blessé au cou après une chute en moto, le Baron Rouge ne peut donner suite. Mais Ferrari lui a remis l’eau à la bouche. Les montagnes russes d’adrénaline et de testostérone qu’offre la compétition lui manquent. La retraite lui semble comparable aux mines de sel. L’Allemand prendra la perche tendue fin 2009 par Ross Brawn pour revenir chez Mercedes en 2010, l’étoile de Stuttgart l’ayant propulsé en F1 en 1991 via Jochen Neerspach … orphelins du septuple champion du monde, les dirigeants du top team italien se tournent vers l’inoxydable pilote essayeur maison, Luca Badoer. Mais ce dernier n’a pas couru en Grand Prix depuis près de dix ans, à Suzuka en octobre 1999 avec Minardi …
Certes, Badoer ne possède pas l’envergure d’un champion du monde mais il est littéralement pulvérisé par Kimi Räikkönen en qualification à Valence (+ 2’’570) comme à Spa Francorchamps (+ 1’’418), où Ferrari fait figure de pâle one-car-team. Les trajectoires médiocres de Badoer sur le circuit urbain espagnol comme sur le toboggan des Ardennes, juge de paix entre hommes et petits garçons selon Dan Gurney, font peine à voir, et l’aréopage de la presse s’interroge : comment Ferrari a pu manquer le coche de la jeunesse ? Comment est-ce possible que l’écurie italienne n’ait pas su faire grandir de jeunes espoirs dans l’ombre de ses titulaires ? Pourquoi un tel apartheid ?
Une première partie de la réponse est la montagne de dollars sur laquelle est assise l’écurie italienne, qui a tiré une manne providentielle de sa Dream Team entre 1997 et 2008 : en douze saisons, le bilan fut de 6 titres mondiaux des pilotes, 8 titres des constructeurs et la bagatelle de 101 victoires (69 pour Michael Schumacher, 11 pour Felipe Massa, 9 pour Rubens Barrichello ,8 pour Kimi Räikkönen, 4 pour Eddie Irvine) en 206 courses, soit un taux de réussite hallucinant de 49 %, malgré des rivaux comme Williams Renault (1997), McLaren Mercedes (1997-2008), Williams BMW (2000-2006), Renault (2002-2008) ou encore BMW Sauber (2006-2008) ...
Le réveil est particulièrement douloureux en 2009 : une F60 totalement ratée loin derrière les Brawn et autres Red Bull, les titulaires Räikkönen et Massa faisant de la figuration en début de saison dans le ventre mou du peloton, avant de refaire surface par la suite (podium du Finlandais à Monaco puis du Brésilien au Nürburgring). La deuxième partie de la réponse remonte à deux décennies plus tôt … Flash-back !
En 1989, Cesare Fiorio débarque à la direction sportive de la Scuderia Ferrari. Le plan de l’ancien directeur de Lancia est simple : faire gagner les bolides écarlates en disposant des deux meilleurs pilotes du plateau, en l’occurrence ceux de McLaren Honda, Alain Prost et Ayrton Senna. Pour Fiorio, sans bien entendu négliger le travail des mécaniciens et des ingénieurs pour faire de la monoplace rouge la plus fiable et la plus rapide possible, la clé de voûte de l’écurie doit rester le pilote. Il faut des catalyseurs, des hommes capables de transcender tout le garage, de fédérer derrière eux des troupes prêtes à s’engager vers l’objectif suprême, la victoire.
Pour remplacer ses titulaires Nigel Mansell et Gerhard Berger, pilotes de talent mais dépourvus de ces qualités de charisme et de leadership, Fiorio bâtit un plan pour attirer les deux monstres sacrés de Woking … Dans l’univers darwinien de la F1, seuls deux noms répondent au cahier des charges : Alain Prost et Ayrton Senna, deux dinosaures qui vont cumuler 7 des 9 titres mondiaux mis en jeu entre 1985 et 1993, et 76 de leurs 92 victoires en Grand Prix ...
Le schisme d’Imola où le Français avait été floué par le Brésilien, renforcé par la brouille de Pembrey où Ron Dennis et Ayrton Senna se sentent trahis par Prost puisque Johnny Rives révèle la teneur de l’explication interne à McLaren dans les colonnes de L’Equipe, sonne le tocsin pour le Professeur qui avait pourtant repris l’avantage sur Senna au Pays de Galles, Ayrton devant avouer qu’il avait violé le pacte de non-agression qu’il avait lui-même sollicité après son abandon au premier tour à Rio de Janeiro. Echaudé par son échec carioca devant ses fans, le champion du monde en titre avait ensuite réussi le concours Lépine de la mauvaise foi en arguant que le pacte ne comptait plus au deuxième départ, lors du deuxième premier tour, après la relance du Grand Prix de Saint-Marin suite au crash de Gerhard Berger dans Tamburello …
1989 sera un long calvaire dans le volcan de Woking pour Alain Prost, une saison qui sentira le soufre … Dans l’esprit de Ron Dennis mais surtout de Honda, le samouraï Senna incarne la jeunesse. Le virtuose de Sao Paulo, champion du monde en 1988, est l’idole des mécaniciens japonais, et suscite l’admiration de Gordon Murray. Plébiscité meilleur coureur du monde par beaucoup, Senna n’a pas encore assemblé son puzzle. Il veut gagner par KO en 1989 face à Prost, sans attendre l’avant-dernière course.
Quand Prost se rend compte que son matériel n’est pas égal à celui du Pauliste lors de la course suivant Monaco, soit le Grand Prix du Mexique, son sang ne fait qu’un tour … Il décide de quitter McLaren, écurie qu’il avait rejointe en 1984 via l’entremise de John Hogan et Marlboro.
En juin 1989, quand le double champion du monde annonce sa décision au Castellet, les possibilités sont multiples : aller chez Ferrari, chez Williams Renault, prendre une année sabbatique, courir le championnat du monde d’endurance, voire même fonder sa propre écurie, tentation qu’il a depuis une discussion avec Hugues de Chaunac en 1986 à Rio de Janeiro.
Fiorio attaque donc l’Everest par la face la plus simple, en discutant avec le pilote le plus abordable, Prost, puisqu’il est en froid avec son employeur, McLaren International … L’usure du pouvoir a peut-être fait son œuvre, mais possiblement, Prost a encore faim de victoires, face au nouveau Pantagruel de la F1, Ayrton Senna. L’épouvantail brésilien ne semble jamais rassasié, et accumule les pole positions avec son pilotage prodigieux, stratosphérique, cocktail de précision chirurgicale, digne d’un orfèvre, et d’agressivité presque animale. Loin du sphinx Prost, Senna est un lion en cage dans son bolide, et boxe avec la piste, pilotant avec la rage chevillée au corps sous son casque jaune aussi universel que le heaume noir de Dark Vador.
Durant l’été 1989, sans avocats, Fiorio et Prost se voient sur le voilier de l’Italien, amarré en Sardaigne. Les deux victoires de Nigel Mansell à Rio de Janeiro et Budapest ont montré que Maranello avait redressé la tête depuis 1988, où Woking avait imposé sa férule avec un sceau implacable.
L’hégémonie de McLaren Honda, si elle se pérennise en 1989, laisse quelques miettes du festin à Ferrari (Jacarepagua, Budapest, Estoril) mais aussi à Benetton (Suzuka) et à la nouvelle alliance Williams-Renault (Montréal, Adelaïde), également intéressée par les services du pilote de Saint-Chamond. 10 victoires contre 15, McLaren cannibalise toujours la F1 mais moins qu’en 1988, la faute en particulier à un Senna moins lucide qui multiplie les erreurs de pilotage (Silverstone), de jugement (Jacarepagua, Estoril, Adelaïde) voire même de veille technique dans son cockpit (Montréal, Monza). Moins brillant mais plus solide psychologiquement, moins en proie à ses émotions et à son karma, Prost se forge une carapace, un talisman qui le protège de l’influence néfaste d’un garage qui lui est défavorable. Trop, c’est trop … Le Français, lassé de combattre ce pilote stellaire qu’est Senna en étant défavorisé par Honda et Ron Dennis, décide de lever l’ancre vers le Sud, autrement dit, Ferrari !
Le mythe du cheval cabré l’emporte et en septembre 1989 à l’autodrome de Monza, en Lombardie, Ferrari annonce la grande nouvelle : Prost sera un pilote de la Rossa en 1990. Le Français emmènera l’ingénieur Steve Nichols avec lui en Emilie-Romagne, tandis que Gerhard Berger et l’ingénieur Giorgio Ascanelli feront le chemin inverse vers le Surrey.
Furieux, Senna panique et demande plus de garanties à Honda pour la fin de saison. Ron Dennis, lui, voit son courroux au pinacle quand Prost franchit le Rubicon en violant expressément son contrat. Vainqueur sur l’anneau de vitesse italien, le Professeur offre la Coupe aux tifosi ayant envahi l’asphalte de Monza, qui ont déjà les yeux de Chimène pour le Francese … Or, par contrat, tous les trophées gagnés par les pilotes de McLaren doivent revenir à Woking, à l’usine …
Ron Dennis ne retrouvera jamais ce trophée du Grand Prix d’Italie 1989. Le patron de McLaren se sent doublement trahi par Alain Prost car Maranello est l’ennemi juré de Woking. Le Français a brisé un totem. L’ambiance vire au western-spaghetti chez McLaren : on se regarde en chiens de faïence entre Prost et Senna, sans s’adresser la parole. La moindre étincelle peut tout faire exploser entre les deux figures de proue de la meilleure écurie du paddock. Woking tout entier est assis sur un camion de nitroglycérine.
Première pierre dans le jardin anglais. Prost débute donc la saison 1990 avec Nigel Mansell qu’il marginalise très vite : briefings techniques en italien alors que l’Anglais ne parle pas un traître mot de la langue de Dante, changement de set-up technique sur la grille de départ après le warm-up du dimanche matin …
Pilote bien plus complet que le Lion de l’île de Man, le gladiateur français piège Mansell dans son filet de rétiaire. Son triplé victorieux Mexico / Paul-Ricard / Silverstone écœure tellement le moustachu pilote britannique que ce dernier, dans l’émotion d’un abandon à domicile, annonce sa retraite pour fin 1990. Cette saison italienne est le climax de la carrière de Prost, qui a fait de Ferrari un phénix avec le concours de Steve Nichols.
Mansell reviendra sur sa décision mais de toute façon, Ferrari ne veut plus de lui, brûlant celui qu’elle a tant adoré en 1989, Nigel étant le dernier pilote dont le contrat avait été validé par le Commendatore Enzo Ferrari avant son décès le 14 août 1988.
Durant l’été 1990, Fiorio poursuit son offensive sur McLaren, menant une entreprise de séduction vers Ayrton Senna, l’homme qui possède l’étoffe des héros depuis son premier tour de roues en F1, en 1983 à Donington dans une Williams ... Pilote prodigieusement doué, nourri par les fées du destin au nectar et à l’ambroisie, Senna ne vit que pour la F1, dont il veut devenir l’alpha et l’oméga. Ce moine-soldat s’est juré depuis ses débuts fulgurants en 1984 de vaincre Alain Prost pour devenir le meilleur pilote du monde qui multipliera les exploits majuscules, avec en plus ce supplément d’âme et ce panache propres aux as du volant dans la lignée des Nuvolari, Moss, Clark, Rindt, Peterson et autres Gilles Villeneuve.
Leur explosive cohabitation de 1988-1989 ne pose de souci à Senna pour en revivre une chez Ferrari, tandis que le Français, en 1993 à Didcot, mettra un veto irrévocable aux retrouvailles chez Williams-Renault ! C’est un secret de polichinelle, on voit mal comment ils pourraient se retrouver alors. Mais Fiorio imagine qu’il disposera de la lampe d’Aladdin, et qu’un génie exaucera son vœu : faire travailler en bonne intelligence les deux meilleurs pilotes du monde, pour qui la hache de guerre est déterrée …
Par fax en plein mois de juillet 1990, alors qu’il sent le sol se dérober sous ses pieds et le Mondial lui échapper face à une Ferrari meilleure en tenue de route par la faute d’un V10 Honda pas assez performant, le surdoué Brésilien relève le gant du défi Ferrari, madeleine de Proust de tant de pilotes passés par l’écurie italienne.
Deuxième pierre dans le jardin anglais ? Presque, mais il restait une feuille de papier à cigarette entre le caillou et le gazon … Car aucun contrat ne sera signé entre le leader de Woking et la prestigieuse écurie de Maranello … Comme Stirling Moss, Jim Clark, Jackie Stewart ou encore Nelson Piquet avant lui, tel Mika Häkkinen ou encore Lewis Hamilton après lui, Senna ne pilotera jamais pour la Rossa.
En effet, la Scuderia, même sans Enzo Ferrari, reste une écurie byzantine aux mœurs de palais étranges … Alain Prost et Piero Fusaro sont informés de la venue de Senna pour 1991. Le Français se vexe et menace de quitter l’écurie transalpine, tandis que le P.D.G. de la Scuderia en veut à son directeur sportif d‘avoir mené les négociations avec Ayrton Senna sans son aval … La boîte de Pandore explose et libère ses démons. Du haut de sa tour d‘ivoire, Fusaro se venge sur Fiorio et désavoue cette décision qui aurait pourtant affaibli McLaren et Honda en 1991. Ron Dennis n’aurait jamais pris le risque de se séparer de son autre titulaire Gerhard Berger, en perdant un pilote de la classe d’Ayrton Senna, qui aurait sans doute ramené Giorgio Ascanelli en Italie après son exil anglais. Par qui le remplacer ? La diva Nelson Piquet qui avait refusé fin 1987 de s’astreindre aux contraintes promotionnelles de Marlboro ? Le jeune espoir Jean Alesi et ses deux podiums ? Conserver Nigel Mansell à tout prix alors qu’un volant l’attendait chez Williams ? Le solide italien Riccardo Patrese ? Un vrai casse-tête chinois pour le boss de McLaren.
Cependant, il faut préciser qu’une alliance Senna / Prost aurait été utopique en 1991 même avec l’aval de Piero Fusaro. Car Alain Prost ne l’aurait jamais accepté, refusant viscéralement de retrouver son ancienne Némésis, et le coéquipier du virtuose Senna aurait eu pour nom … Thierry Boutsen, le pilote belge de Williams-Renault, vainqueur en 1989 sur le circuit Gilles Villeneuve puis à Adelaïde en profitant de deux abandons de Senna alors que les vannes célestes s’étaient abattues sur le Québec et l’île-continent.
Fragilisé politiquement, Cesare Fiorio doit informer son ex-futur pilote, la mort dans l’âme. Par cet échec et mat de sa direction, l’Italien se voit contraint de fermer la porte de façon ubuesque à Ayrton Senna, qui signera finalement un nouveau contrat chez McLaren Honda malgré d’autres tentatives pour le faire quitter Woking, en vain, celles de Frank Williams et du Losange de Renault Sport … Durant l’été, la pression mise par Magic à Ron Dennis et Honda a payé cash : pour décrocher un nouveau Graal, soit un deuxième titre mondial, Senna avait besoin d’une MP4/5 plus véloce. Honda a revu sa copie, proposant un V10 plus puissant. Le Brésilien triomphe à Hockenheim, Spa Francorchamps et Monza. David et Goliath inversent leurs rôles, et Senna repasse devant Prost. La trahison d’Estoril, signée Mansell, fera le reste, avant le coup de Jarnac final de Suzuka dans un nuage de poussière et un nouveau climat de navrantes polémiques : une victoire à la Pyrrhus car toute la F1 est perdante dans ce règlement de comptes. Quant à 1991, Ferrari voit l’épée de Damoclès lui tomber dessus : Prost est démotivé, le bureau d’études s’est reposé sur ses lauriers, et Jean Alesi embarque dans cette galère comme on entre en religion, manquant le volant Williams récupéré par Nigel Mansell … Senna, lui, sort le bleu de chauffe en 1991, climax de sa somptueuse carrière. Avant l’apothéose traditionnelle de Suzuka dans le fief de Honda, le Brésilien s’attire tous les superlatifs pour sa victoire surnaturelle d’Interlagos avant de tutoyer la perfection par la suite, alternant courses d’épicier et démonstrations de maestria où il tire la quintessence de sa MP4/6. La razzia des années 1988-1989 est terminée, mais en tirant la substantifique moelle de sa monture, Senna tient la dragée haute aux très véloces Williams Renault FW14, qui portent la double griffe d’Adrian Newey et Bernard Dudot. A Didcot avec un châssis redoutable et à Viry-Châtillon avec le groupe propulseur RS3, on s’est surpassé en atteignant la quadrature du cercle ... Loin derrière la joute d’anthologie entre les deux top teams de la Perfide Albion, Ferrari vit une triste saison de jachère, avec bien peu de podiums : Alain Prost à Phoenix, Nevers Magny-Cours, Silverstone, Monza et Barcelone, Jean Alesi à Monaco et Barcelone.
Viré par la suite, Fiorio laisse par la suite une politique qui sera nuancée puis poussée à son climax par Jean Todt, que Luca Di Montezemolo (successeur de Piero Fusaro fin 1991) ira chercher chez Peugeot en 1993 après le deuxième triomphe du constructeur de Sochaux Montbéliard aux 24 Heures du Mans. Le veto de son P.D.G. Jacques Calvet de monter une écurie de F1 Peugeot pour 1994 convainc Jean Todt de tenter le challenge Ferrari. Bernie Ecclestone mais aussi Jean Sage et Niki Lauda ont joué les intermédiaires avec Maranello. Début 1994, voyant le spleen d’Ayrton Senna chez Williams (trahi pour Renault qui fournira le rival Benetton en 1995), Jean Todt tente d’approcher le triple champion du monde brésilien via Julian Jakobi mais la mort de l’archange le 1er mai 1994 à Imola bouleverse la donne. Le nouvel homme à battre en F1 s’appelle Michael Schumacher. Champion du monde en 1994, l’Allemand de Benetton devient la cible de Todt et de Marlboro. Willi Weber fait monter les enchères : utilisation du logo Ferrari pour les produits dérivés de la Michael Schumacher Collection, salaire pharaonique, et contrat de n°1 sans fauve à ses côtés : ainsi, Ferrari adjoindra Eddie Irvine, Rubens Barrichello puis Felipe Massa au Kaiser, mais jamais de Mika Häkkinen, de Juan Pablo Montoya ou de Fernando Alonso. On le sait trop bien, deux crocodiles dans un marigot, c’est souvent un de trop …
Car en contrepartie d’un projet à long terme, Schumacher accepte de renoncer à un volant Williams-Renault sans égal à court terme du fait du talent d’Adrian Newey à Grove, ou à un partenariat McLaren Mercedes prometteur à moyen terme. Car en 1995, comme en 1993 à l’arrivée de Todt, Ferrari est un cheval plus proche de l’équarrissage que de l’étalon … Maranello fait penser après Rome après Néron ou à Pompéi après l’éruption du Vésuve : un champ de ruines. Jean Todt doit tout reconstruire, de la technique à la motivation des hommes, l’organisation, le sponsoring, la structure financière, l’image du Cavallino … On interdit le vin à table, on commande une soufflerie à Renzo Piano, et surtout on donne carte blanche à trois hommes, arrivés dans l’ordre suivant à Fiorano : Michael Schumacher fin 1995, Ross Brawn et Rory Byrne fin 1996.
Pas question de disperser les ressources, on met tous ses œufs dans le même panier : Suzuka 1990 ne serait pas arrivé sans le hara-kiri d’Estoril, si Fiorio avait ordonné à Mansell de jouer la carte Prost. Mais Nigel, après avoir été battu par Nelson Piquet en 1987 chez Williams Honda, ne voulait pas voir une fois de plus son coéquipier couronné à voiture égale ... Rien de tel de possible avec Michael Schumacher, habitué à régner en maître absolu chez Benetton avec Flavio Briatore. Même Giovanni Agnelli donne son aval pour le recrutement du Baron Rouge. L’aigle de Kerpen veut une salle de musculation à Fiorano pour soigner son physique et son endurance ? On la lui installe …
L’Allemand veut la tête de John Barnard ? Il l’obtiendra, et on fera venir Ross Brawn puis Rory Byrne d’Enstone. Todt ira même chercher le Sud-Africain à Phuket, près de James Bond Island, là où Byrne voulait prendre sa retraite en ouvrant un centre de plongée sous-marine. En rappelant l’homme au crayon d’or, Todt a recréé le trio infernal de Benetton.
Ce statut de n°1 incontesté conduira in fine au départ précipité de l’Allemand, bien que maquillé en retraite sportive à 37 ans, fin 2006 pour faire place à Kimi Räikkönen en 2007, manœuvre politique de Luca Di Montezemolo que Jean Todt n’apprécia guère. Ce dernier vit le marquis récidiver en entament dès 2008 des négociations avec Fernando Alonso, et l’ancien copilote de Guy Fréquelin prolongea le contrat de Felipe Massa jusqu’à l’horizon 2010 … Todt avait un compte à régler avec Alonso, n’ayant pas apprécié la volte-face du prodige d’Oviedo fin 2001 pour devenir pilote essayeur chez Renault en 2002, alors qu’un contrat du même type était prêt à Maranello et que l’Asturien avait donné sa parole d’honneur … Rancunier, Todt n’avait pas oublié sept ans plus tard, appliquant la loi du talion envers Alonso, qui ne pourra venir en Italie qu’après le départ du Français, congédié en 2008 par Luca Di Montezemolo pour attirer la star ibérique à horizon 2009-2010, Lewis Hamilton étant alors pieds et poings liés à McLaren.
D’Alain Prost jusqu’à Sebastian Vettel en effet (hors intérims de Nicola Larini en 1994, Mika Salo en 1999, Luca Badoer et Giancarlo Fisichella en 2009), dernier pilote recruté par Ferrari avant Charles Leclerc, la Scuderia a engagé des champions à prix d’or, et durant l’ère du Baron Rouge, de solides n°2 mais pas des pilotes d’une ambition dévorante capables de transformer la cohabitation en un enfer ...
- 1990 : Alain Prost (35 ans, McLaren Honda), 2 titres mondiaux et 39 victoires en Grands Prix
- 1991 : Jean Alesi (26 ans, Tyrrell Honda), 0 titre mondial et 0 victoire en Grands Prix
- 1992 : Ivan Capelli (28 ans, Leyton House Ilmor), 0 titre mondial et 0 victoire en Grands Prix
- 1993 : Gerhard Berger (33 ans, McLaren Honda), 0 titre mondial et 8 victoires en Grands Prix
- 1996 : Michael Schumacher (27 ans, Benetton Ford), 2 titres mondiaux et 19 victoires en Grands Prix
- 1996 : Eddie Irvine (30 ans, Jordan Peugeot), 0 titre mondial et 0 victoire en Grands Prix
- 2000 : Rubens Barrichello (27 ans, Stewart Ford), 0 titre mondial et 0 victoire en Grands Prix
- 2006 : Felipe Massa (24 ans, Sauber Petronas), 0 titre mondial et 0 victoire en Grands Prix
- 2007 : Kimi Räikkönen (27 ans, McLaren Mercedes), 0 titre mondial et 9 victoires en Grands Prix
- 2010 : Fernando Alonso (28 ans, Renault), 2 titres mondiaux et 21 victoires en Grands Prix
- 2014 : Kimi Räikkönen (34 ans, Lotus Renault), 1 titre mondial et 20 victoires en Grands Prix
- 2015 : Sebastian Vettel (27 ans, Red Bull Renault), 4 titres mondiaux et 39 victoires en Grands Prix
A 21 ans, Charles Leclerc est le plus jeune pilote recruté par Ferrari depuis 1961 et le Mexicain Ricardo Rodriguez, 19 ans alors …
Jusqu’aux années 80 et surtout durant les années 50 et 60, Maranello recrutait surtout de jeunes pilotes en manque d’expérience : excepté le maestro argentin Juan Manuel Fangio, Enzo Ferrari avait donné sa chance à Mike Hawthorn (1953), Peter Collins, le marquis Alfonso de Portago, Wolfgang Von Trips, Pedro et Ricardo Rodriguez (1961), John Surtees (1963), Jacky Ickx (1968), Clay Regazzoni (1970), Niki Lauda (1974), Carlos Reutemann (1977), Gilles Villeneuve (1978), Didier Pironi (1981), René Arnoux (1983), Gerhard Berger (1987) ... Pour les mêmes raisons, la Scuderia avait approché les deux plus grands espoirs du milieu des années 80, l’Allemand Stefan Bellof et le Brésilien Ayrton Senna. La raison en est simple, le manque d’argent, le nerf de la guerre en F1 …
En 1963, Ford approche Ferrari. Henry Ford II, le petit-fils du fondateur de la marque de Detroit, a repris les rênes du constructeur américain en 1945. Ce dernier comprend que la course automobile est un excellent vecteur d’image lors d’une visite en Europe. Le bouillant petit-fils du fondateur déclare ceci : Je me demande pourquoi je devrais dépenser des millions de dollars en publicité, quand ce Monsieur Ferrari se voit citer tous les lundis matins gratuitement par les journalistes du monde entier. C’est ainsi qu’Henry Ford II tente d’acquérir Ferrari, faisant débarquer techniciens, stylistes, commerciaux, publicitaires et autres juristes à Maranello ... En avril et mai 1963, déjà limité par le manque de ressources financières, Enzo Ferrari négocia avec la firme de Detroit pour créer deux sociétés : Ford-Ferrari pour les voitures de tourisme, Ferrari-Ford pour la compétition.
Le Commendatore ne demandait qu'une chose, en contrepartie de la vente de 90 % des parts de la Scuderia contre 18 millions de dollars : pouvoir continuer à diriger librement son écurie de course.
Les négociations en restèrent au point mort, et Enzo Ferrari provoqua le courroux d'Henry Ford Jr en quittant brutalement la table des pourparlers le 20 mai 1963, allant dîner avec son homme de confiance Franco Gozzi ! En un geste, le Commendatore avait porté l’estocade à l’accord entre Ford et Ferrari.
La légende veut que Ferrari n'ait jamais vraiment voulu d'un partenariat avec Ford, mais plutôt attirer l'attention de la dynastie Agnelli et de son empire FIAT, afin de concrétiser un accord italo-italien qui interviendrait le 18 juin 1969 à Turin (les pourparlers avec Agnelli ayant débuté en 1967).
Désireux de se venger, Ford vint concourir sur le principal bastion européen de Ferrari à l'époque, les 24 Heures du Mans. Sacrés quatre fois consécutivement entre 1960 et 1963, les bolides écarlates de la Scuderia restèrent lauréats en 1964 et 1965 malgré la présence de leurs rivaux américains. Mais Ford parvint à ses fins, terrassant Ferrari par le nombre en 1966. Le géant de Detroit l'emporta jusqu'en 1969, avant que Porsche ne le détrône en 1970 dans la Sarthe.
Le deuxième évènement, après le rachat par FIAT en 1969, qui pérennise la sécurité financière de l’écurie de compétition de Ferrari reste la signature des accords Concorde en 1981. L’éminence grise se nomme Aleardo Buzzi, directeur général de Philip Morris en Europe. Avec Buzzi, Enzo Ferrari est en position de force pour négocier un statut d’écurie historique en F1 face au tandem Jean-Marie Balestre / Bernie Ecclestone.
L’ancien président de Philip Morris Europe, très influent, avait été tout comme Enzo Ferrari une des pierres angulaires de la paix entre Ecclestone et Balestre via les accords Concorde, à travers des réunions en amont de celle de l’hôtel Crillon à Paris (mars 1981), à Maranello, Lausanne ou Modène. La réunion vaudoise s’était tenue à l’hôtel Beau Rivage en présence d’Aleardo Buzzi ainsi que des directeurs sportifs de Ferrari (Marco Piccinini) et McLaren (Teddy Mayer), mais sans Bernie Ecclestone bien que le Commendatore ait décidé de lâcher Jean-Marie Balestre. Sous pression d’Ecclestone, Mayer influença aussi Buzzi et Philip Morris s’opposa également au président français de la FISA. Acculé face au duo Ecclestone / Mosley, Balestre avait alors concédé les droits TV à la FOCA, ne demandant que par mégalomanie à ce que la paix signée soit immortalisée sous le nom d’accords Concorde.
Pendant des décennies, Ferrari agitera la menace d’un retrait de la F1 quand FOM ou la FIA voudront revoir ces accords Concorde de 1981 … Jusqu’en 2009, où en parallèle du recrutement de Fernando Alonso, Luca Cordero Di Montezemolo avait mené la fronde de la FOCA. Le marquis était allé donner le départ du double tour d’horloge dans la Sarthe, pour rappeler le prestigieux passé de Ferrari au Mans : neuf victoires … Et surtout, Di Montezemolo avait fait publier un calendrier parallèle à celui de la FIA pour 2010 !
La conséquence de l’échec Badoer en 2009 ? Ferrari créé dès 2010 une Ferrari Driver Academy qui formera de jeunes et talentueux pilotes : Charles Leclerc donc, mais aussi le regretté Jules Bianchi ou encore Lance Stroll et Sergio Perez.
Cependant, on peut s’interroger sur cette décennie de retard prise par Maranello. Avant même de racheter Jaguar en 2004, Red Bull avait mandaté Helmut Marko pour développer sa filière de pilotes. Elle avait écarté le Colombien Juan Pablo Montoya, mais fera émerger Sebastian Vettel, Daniel Ricciardo ou Max Verstappen.
De la même manière, McLaren avait fait grandir Lewis Hamilton pendant des années, avec un soutien financier en contrepartie de victoires à chaque échelon. Le pilote métis débutera ainsi en 2007 comme titulaire chez McLaren Mercedes à 22 ans, comme avant lui Jacques Villeneuve en 1996 chez Williams Renault (25 ans) ou encore Jenson Button (20 ans) en 2000 et Juan Pablo Montoya (25 ans) en 2001 chez Williams BMW en 2001, soit les top teams rivaux de Ferrari avant que Red Bull et Mercedes ne remplacent les deux joyaux de sa Majesté dans le rapport de forces …