Sur mon vélo elliptique
par C’est Nabum
vendredi 9 décembre 2016
Régime sans selle
À la sueur du front …
La sédentarisation nous conduit à de bien étranges pratiques. Le sportif que j’étais n’est plus : il a pris du tour de taille tout autant qu’un embonpoint qui ne peut se cacher. Il ne foule plus les terrains de sport ; la carcasse a quelques séquelles des années de rugby si bien que la course à pied est une pratique déraisonnable et traumatisante. La bicyclette suppose du temps tout autant que la prise de risque quand il s’agit de sortir de la ville. Je me suis donc résolu à pratiquer le sport domiciliaire, usant par là-même d’un de ces engins de torture qui font la fortune des magasins spécialisés.
Chaque matin ou presque, je me consacre donc à cette souffrance épouvantable qui me laisse transpirant et soufflant, les jambes en coton et le palpitant battant la chamade. Pourtant, avant que de descendre de mon fier étalon, il en fallut bien des pensées, des rituels, des conditions pour atteindre à ce merveilleux supplice.
Il convient tout d’abord que l’horizon temporel soit dégagé. On ne se lance pas impunément dans ce martyre si on ne dispose pas d’assez de temps pour aller jusqu’au bout du chemin de croix. Il est des jours où la raison impose de repousser l’épreuve afin de ne pas arriver en état de décomposition à un rendez-vous ou bien une obligation.
Puis il est raisonnable de préparer le terrain, de faciliter le pendant tout autant que l’après. Pour ma part, le rasage s’impose avant afin de ne pas me couper par la suite. Un détail pour vous sans doute, mais une mesure de prudence qui ne suppose aucune dérogation. Naturellement la douche matinale sera ipso facto différée ; elle s’imposera d’elle même au terme de la prochaine festivité vélocipédique immobile.
Le lavage de dents est pour moi primordial parce que je ne peux me lancer dans l’aventure sans prendre mon petit déjeuner. Je sais que beaucoup ne peuvent agir de la sorte mais souffrance sans rien dans le ventre est pour moi impensable. Je n’ai jamais agi autrement, y compris lorsque je battais la campagne à la poursuite de la forme. Désormais ce sont les formes que je combats dans un duel si inégal que j’en sortirai toujours défait.
Tous ces préliminaires accomplis, il convient de partir du bon pied et surtout de la bonne oreille. Une heure en tête-à-tête avec moi-même, perché sur ma machine, exige le choix d’une tranche horaire qui m’assure une émission radiophonique acceptable. J’aime que l’on me parle quand je transpire et que je suis à la peine. La musique m’est de peu de secours. France Culture est alors le compagnon idéal, pour fixer mon attention sur autre chose que ma stupide souffrance.
Hélas, l’illusion n’est pas garantie de réussite. Le début de l’exercice est une longue montée des douleurs. Bien vite, le souffle vient à manquer ; le compte à rebours avance à la vitesse d’une tortue, partie pour sa traversée du désert. Ce décompte frise à l’obsession, :je ne vois que lui, je ne pense qu’à lui. J’ai beau me promettre de ne pas poser les yeux sur le tableau de bord, je ne peux y parvenir plus de trente secondes.
Il convient de faire contre mauvaise fortune bon cœur et se focaliser alors sur des données périphériques. La vitesse de pédalage, les calories dépensées, la difficulté programmée et autrefois le rythme cardiaque. J’ai depuis longtemps renoncé à m’enquérir de mon palpitant. Je le sens ; je veux être le seul à doser mon effort et je n’ai que faire d’un capteur désagréable et encombrant. Je risque peut-être de le payer un jour, je n’en ai cure !
Au terme des dix premières minutes, le rythme est pris, la cadence conséquente. C’est alors que l’état de forme du jour me permet de me fixer des défis, des objectifs, des résultats à atteindre. C’est parfaitement ridicule : ça ne change presque rien en vérité mais c’est ainsi. La bête a besoin d’avoine pour aller plus loin. Je ne déroge pas aux motivations de mes amis les bourriques. J’évite cependant d’évoquer la carotte. Quand je monte ensuite sur la balance, le changement est infinitésimal et je me jure alors de ne plus recommencer.
La première moitié est pénible, la seconde partie est un cap à franchir pour entrevoir la sortie du tunnel. C’est là que j’accélère toujours le rythme. Je suis parfois gagné par une euphorie démente que je déplorerai ensuite toute la journée. Mais peut-on se changer dans pareil exercice ? La raison n’a jamais été mon fort !
Il me faut m’accrocher à l’émission, à mes savants discoureurs. Le cerveau manque sans doute d’oxygène, la sueur coule à flots ; si je ne parviens pas à accorder de l’attention à la radio, le fin sera épouvante. Si d’aventure c’est le cas, je ne sais plus que faire de mes mains, je change fréquemment de position, d’allure et d’objectif. Je cogite et, plus je cogite, moins je suis. Décidément, nos grands penseurs nous auraient menti !
Quand surviennent les dix dernières minutes, il faut refréner l'enthousiasme de l’énergie du désespoir. Plus je parviens à le canaliser, mieux s'achèvera la séance. Hélas, bien vite je tombe dans le délire, me fixant des progressions effrénées. Ma cadence augmente furieusement : je passe dans les filières lactiques. Heureusement que je n’ai plus le capteur cardiaque. Je cours après ma jeunesse oubliée. C’est parfaitement débile …
Le décompte annonce les cinq dernières minutes. L’inspecteur Bourrel va dénouer le drame ; le mien risque de se nouer sur mon engin. Je dégouline, je suis au-delà de mes limites, je pousse plus loin la déraison. C’est les yeux rivés sur le compteur que j’achève cette heure qui n’en finit plus. Quand l’appareil annonce la fin de la souffrance c’est la délivrance, un bonheur immense !
Alors, il convient de regagner lentement une apparence humaine. Je suis trempé, dégoulinant, hirsute. Il n’est pas question de plonger sous la douche dans cet état. Il me faut attendre, recouvrer aspect humain, m’éponger et reprendre souffle. Je retrouve mon ordinateur, il est le témoin de ce retour au calme. Il a bien du mal à me reconnaître.
Puis, la fontaine sudorale ayant cessé de couler, je peux pénétrer dans la salle de bain. Je fais ma petite lessive : un nouveau rituel hérité des longues épopées cyclistes d’autrefois. Enfin, la douche devient réparatrice, bienfaisante, apaisante. J’ai échappé une fois encore à cette folie ; je n’ai pas laissé ma santé dans ce délire. Demain sera un autre jour ; recommencera alors cette pratique qui ne dit rien de bon sur ma santé mentale.
Sportivement vôtre.