Histoire géopolitique de la Coupe du Monde - Episode XI - 1978, l’Argentine au garde-à-vous

par Axel_Borg
mercredi 16 janvier 2019

Malgré les menaces de boycott venant de pays occidentaux, la Coupe du Monde 1978 se tient pourtant bien en Argentine, dirigée d'une main de fer par la junte militaire du général Videla. Le match Argentine / Pérou fera couler beaucoup d'encre et permettra à l'Albiceleste de se qualifier pour une finale controversée où les Pays-Bas sont de nouveaux les perdants magnifiques d'un Mundial marqué par l'absence de Cruyff et Beckenbauer mais aussi de Kevin Keegan. Mario Kempes, Robbie Rensenbrink et Johann Krankl prennent le relais pour l'ultime édition à 16 équipes, la FIFA ayant décider de faire fructifier la poule aux oeufs d'or en vue de l'édition 1982 prévue en Espagne ...

En 1978, l’Argentine accueille la onzième Coupe du Monde. Depuis 1976, la junte militaire du général Videla dirige un pays pourtant déjà habitué à la dictature pendant les années Juan Peron (1946-1955 et 1973-1974). En France, des intellectuels et artistes, dont Marek Halter, Yves Montand, Simone Signoret, Jean-Paul Sartre, Maurice Clavel, Louis Aragon, Jean-François Revel ou Bernard-Henri Lévy, dénoncent les crimes de la junte, voire demandent le boycott du tournoi au pays du tango. Des manifestations prennent forme à Paris, Dijon, Grenoble, Lyon ou Toulouse. Mais la raison d’Etat l’emporte : le gouvernement de Raymond Barre et le président Valéry Giscard d’Estaing ne s’opposent pas à ce que l’équipe de France de Michel Hidalgo, qualifiée pour la première fois depuis 1966, aille en Argentine. Les intérêts commerciaux de Renault et de Matra, qui vendra des missiles Exocet utilisés pour la guerre des Malouines, sont en jeu. La comparaison avec les Jeux Olympiques 1936 de Berlin est souvent faite. Amnesty International s’en mêle. Jimmy Carter, lui, réussit à faire signer les accords de Camp David entre l’Egypte et Isräel, fort des techniques de négociation de Harvard. La Bretagne découvre elle une nouvelle marée noire, celle de l’Amoco Cadiz, onze ans après le Torrey Canyon. 1978 sera l’année des trois papes, Paul VI, Jean-Paul Ier et Jean-Paul II. Le deuxième ne règnera que 33 jours en tant qu’évêque de Rome. La loge P2 (Propaganda Due) de Licio Gelli (invité de marque de Videla pour la finale du 25 juin 1978) a-t-elle un lien avec la mort de l’ancien cardinal de Venise ? En tout cas, elle a des ramifications en Argentine, et des liens avec le régime autoritaire de Videla. Contrairement aux apparences, ce n’est pas la raison pour laquelle Johan Cruyff boycotte ce Mundial argentin, malgré les demandes de la reine Juliana. Il y a autant de théories que de poupées gigognes dans un modèle vendu à Moscou. Le numéro 14 du Barça et de la sélection expliquera bien plus tard qu’il avait subi l’expérience d’un cambriolage traumatisant dans sa maison de Barcelone en 1977, et qu’il ne voulait pas se rendre en Argentine, où il avait subi une agression en 1972 lors de la finale de Coupe Intercontinentale entre l’Ajax et Independiente. Pour d’autres, c’est le souvenir de la piscine de Munster qui fait que Johan ne parte plus loin de son épouse Danny. Dans ses mémoires, Cruyff affirme que sa femme se trouvait alors dans leur résidence secondaire, dans les montagnes de la Principauté d’Andorre, sans liaison téléphonique. Les deux époux n’auraient parlé de l’affaire de Munster qu’après la finale perdue contre la RFA. L’impact sur une contre-performance de Cruyff au stade olympique de Munich aurait donc été une légende de journalistes selon le triple Ballon d’Or, qui commentera la finale 1978 de Buenos Aires depuis Londres, dans un studio de la B.B.C. … Avec Robbie Rensenbrink, Arie Haan, Johnny Rep et Johan Neeskens, les Pays-Bas parviendront en finale de ce Mundial où le sport passe au second plan. Responsable de l’organisation, le général Omar Actis est assassiné le 19 août 1976 (jour de sa première conférence de presse), remplacé par l’amiral Carlos Lacoste, dont l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano disait ceci : L’amiral, un illusionniste doué pour faire disparaître des montagnes de dollars qui se retrouvent ensuite dans les poches de ses condisciples devenus soudainement richissimes, a pris la direction de la Coupe du Monde. L’officier en charge jusque là, a, lui, été mystérieusement assassiné. Lacoste s’est retrouvé à gérer des sommes énormes hors de tout contrôle. Il semble qu’il ait gardé, sans se gêner, une bonne partie de cette manne pour son usage personnel. Galeano n’est pas plus tendre avec Havelange ou Videla au sujet d’un épisode ayant eu lieu pendant le match RFA / Pologne du 1er juin 1978 : Sur un air de marche militaire, le général Videla a accroché une médaille au revers de la veste d’Havelange pendant la cérémonie d’ouverture au Estadio Monumental de Buenos Aires. Tout près du stade Monumental où se déroule la finale le 25 juin 1978, un Auschwitz argentin tourne à plein régime, à l’Ecole Supérieure de Mécanique de la Marine (ESMA). Ce camp de torture et d’extermination, dirigé par l’amiral Eduardo Massera, fait des centaines de victimes. Certains prisonniers sont ensuite jetés vivants dans l’océan Atlantique Sud. Le régime argentin se félicite de l’absence du voisin chilien, le régime de Pinochet auquel il dispute la Terre de Feu, le point le plus méridional de la planète, exception faite de l’Antarctique. Omar Actis avait refusé à Joao Havelange la construction d’un nouveau stade. Le zèle de Carlos Lacoste sera récompensé en 1979 par un poste de vice-président de la FIFA, mandat dont il devra démissionner en 1984, un an après le retour de la démocratie en Argentine … A Rosario, les bidonvilles en périphérie de la cité furent cachés par des murs où étaient peintes en trompe-l’œil des maisons colorées. La mascarade atteint le firmament lors du célèbre match Argentine / Pérou où l’Albiceleste doit marquer quatre buts à son voisin péruvien pour devancer le Brésil à la différence de buts. L’enjeu est crucial pour les hommes de Luis Cesar Menotti : se qualifier pour la finale. Pour cette Coupe du Monde, Menotti a mis de côté un prodige surnommé El Pibe del Oro : Diego Armando Maradona. A seulement 17 ans, le génie devra attendre l’édition espagnole 1982 pour faire voir son talent sur l’échiquier mondial du football. La star de cette Argentine jouant avec short court et manches très longues est Mario Kempes, alias El Matador, deux fois pichichi en Espagne avec le FC Valence avec sa crinière noire, toujours à l’affût de nouvelles occasions dans un rôle de soutien à l’attaquant de pointe Leopoldo Luque. Ce match est surréaliste, tout d’abord parce que Jorge Videla et Henry Kissinger rendent visite à l’équipe nationale du Pérou avant le match dans son propre vestiaire ! Le dictateur argentin y évoque la fraternité entre les peuples d’Amérique Latine et sa solidarité dans de nombreux intérêts communs. Ensuite parce que le gardien péruvien, Ramon Quiroga, est d’origine argentine, nationalisé péruvien quelques semaines seulement avant la compétition. Ensuite car pendant ce match fou où les papelitos pleuvent sur la pelouse de Rosario, une bombe explose au domicile de Roberto Teodoro Alemann, membre du gouvernement argentin opposé aux dépenses pharaoniques engagées par Videla et Lacoste pour cette Coupe du Monde 1978 en forme de propagande à la Goebbels (chiffrées à plus de 700 millions de dollars) … Depuis le début du Mundial, l’attitude de l’Argentine à l’égard de la délégation péruvienne a tout de l’entreprise de séduction. Contre l’Ecosse que le Pérou affronte à Cordoba, l’amiral Eduardo Massera (membre de loge P2) convie le président péruvien Francisco Morales Bermudez en tribune. En vain. Ce dernier s’affichera cependant au match suivant avec Jorge Rafael Videla et Joao Havelange contre l’Iran (4-1), toujours à Cordoba. Morales reçoit les félicitations de Videla : Général, je tiens à vous féliciter sincèrement pour l’exploit avéré de votre équipe. Je considère cette victoire comme une victoire de l’Amérique Latine. Réponse du berger : Général, je vous suis reconnaissant de votre générosité ainsi que de pour les signes d’affection que vous manifestez à l’égard de mes compatriotes. Nous avons une dette envers vous ... Au deuxième tour, la pression devient terrible. Un émissaire du Brésil vient proposer à Hector Chumpitaz, Teofilio Cubillas et leurs coéquipiers une propriété dans le Sud- Est du pays, ou une plage de Pernambouc. Ce Brésil 1978 coaché à l’européenne par l’ancien officier Claudio Coutinho, diplômé de l’école d’éducation physique de Leipzig, en RDA. Joao Saldanha commente le changement de style auriverde : Autrefois, nous avions la samba et l’Europe avait la valse. Ce que nous avons maintenant n’est même pas un foxtrot. Trois joueurs péruviens auraient touché de l’argent de l’Argentine pour jouer en dedans … Combien ? Certains évoquent jusqu’à 200 millions de dollars, une somme folle passée par l’intermédiaire du cartel colombien de drogue de Cali, concurrent de Pablo Escobar basé à Medellin. Le gardien Ramon Quiroga revient sur cet épisode : Je n’ai pas touché de pot de vin. Tout cela a été inventé par la presse brésilienne. J’ai fait un match atroce, le reste de l’équipe aussi. Mais qui peut douter de la différence de niveau entre le football argentin et péruvien ? Le gardien en rajoute dans la provocation en parlant ensuite de l’édition 1982 : Quatre ans plus tard, en Espagne, on a pris cinq buts contre la Pologne. Eux, on ne pouvait pas les soupçonner de nous avoir achetés. Avec quoi l’auraient-ils fait ? Les chaussures des prisonniers d’Auschwitz ? Selon le journaliste anglais David Yallop, les joueurs du Pérou auraient demandé à revêtir le maillot rouge de rechange face à l’Argentine, au lieu de l’habituel blanc barré de rouge, afin de ne pas souiller leurs couleurs. Quant à l’arbitre français de ce match à nul autre pareil, Robert Wurtz, il sera accusé d’être pro-brésilien, après qu’il eut passé des vacances à Rio de Janeiro. Le contexte géopolitique de ce match surréaliste du 21 juin 1978 reste l’Amérique du Sud des années 70, et l’opération Condor, alliance entre les dictatures sud-américaines : Argentine de Videla, Brésil dirigé d’une main de fer, Chili de Pinochet, Paraguay de Stroessner et Uruguay de Bordaberry. Le président péruvien Francisco Morales Bermudez aurait offert ce match sur un plateau à Videla en contrepartie d’un service rendu : que son homologue argentin le débarrasse de treize opposants gênants. Les treize opposants auraient dû être balancés via un « vol de la mort » comme le régime de Videla avait l’habitude d’en organiser dans les eaux du Rio de la Plata séparant Buenos Aires de Montevideo … Heureusement, une photo de l’avion Hercules péruvien, prise par un reporter dans la baie de Jujuy, met la puce à l’oreille des instances des Droits de l’Homme à Paris. Jorge Videla est contraint de renoncer, et les proies peuvent filer vers le Mexique puis vers la France, où l’Elysée et le gouvernement Barre ont agi sous la pression du COBA, le COmité pour le Boycott de l’organisation de la coupe du monde de football par l’Argentine … Selon Alemann, l’Argentine aurait ensuite versé 50 millions de dollars au Pérou, plus un crédit non remboursable de 35 000 tonnes de blé en la faveur de son voisin. Pour mêler son nez dans les affaires de Lacoste et Videla, Alemann voit son domicile frappé d’un attentat à la bombe à 20h22, minute précise où Leopoldo Luque marque le quatrième but, celui de la délivrance … Lacoste, lui, aura vu son patrimoine personnel progresser de 433 % entre 1977 et 1979, une vraie caverne d’Ali Baba … Mais Argentine – Pérou n’est pas le seul match étrange dans le parcours des coéquipiers d’Ubaldo Fillol et Mario Kempes dans leur première quête du Graal mondial : contre la Hongrie en ouverture, les deux stars magyars (Torocsik et Nyilasi) sont expulsées en fin de match. Face à la France, une main involontaire de Marius Trésor est sanctionnée d’un penalty transformé par le capitaine Daniel Passarella. Contre la Pologne, Mario Kempes arrête un ballon de la main sur la ligne de but sans être expulsé. Le penalty de Kazimierz Deyna est raté de façon étrange par la star polonaise … Enfin en finale face aux Pays-Bas où Rensenbrink manque l’estocade en touchant le poteau à la 90e minute, Luis Cesar Menotti réalise son discours d’avant-match dans le vestiaire sans le gardien Fillol ni les remplaçants, le temps de doper les dix joueurs de champs. Le sélectionneur insiste pour jouer au nom du peuple : On ne va pas gagner pour ces fils de pute mais pour alléger les douleurs des gens. Menotti conseille à ses hommes de ne pas regarder la tribune officielle pendant les hymnes, mais de fixer le public : les bouchers, les boulangers, les ouvriers et les chauffeurs de taxi. Et pour Mario Kempes et Alberto Tarantini, le tour d’honneur dure une heure le temps de faire retomber les injections. Une des fioles d’urine analysée aurait contenu celle d’une femme enceinte, comme révélé par un articles du quotidien britannique The Times en 1986 ... Occupé à fêter le titre avec les aficionados dans les tribunes de Buenos Aires, le meilleur buteur et meilleur joueur du Mundial, Mario Kempes, fut le seul joueur argentin à manquer la remise officielle de la Coupe du Monde et donc à ne pas serrer la main du dictateur Videla en ce 25 juin 1978. Un acte manqué ? L’ombre du Condor plane toujours sur le Monumental près de quarante ans plus tard … La finale avait commencé avec vingt minutes de retard du fait des Néerlandais, furieux du changement d’arbitre (l’Italien Sergio Gonella – déjà juge de touche du sulfureux Argentine / Pérou - remplaçant au pied levé l’Israélien Abraham Klein, qui arbitrera finalement le match pour la troisième place Brésil / Italie) et des pressions exercées par le capitaine argentin Daniel Passarella pour que René Van der Kerkhof, blessé, ne joue pas … En guise de protestation, les Oranje boycotteront la cérémonie protocolaire après leur défaite 3-1 en prolongation. Le 1er juin 1978, l’équipe nationale de Suède, son gardien de but Ronnie Hellström en tête, s’était la seule à s’être rendue Plaza de Mayo face au palais gouvernemental, pour rencontrer les mères de disparus qui manifestaient chaque jeudi pour réclamer le retour des victimes de la junte. Le groupe U2 en fera en 1987 une chanson sur son album The Joshua Tree, intitulée Mothers of the Disappeared, chantée en l’honneur des peuples argentin et chilien. Proche des activistes de gauche en RFA, Paul Breitner refuse lui de jouer ce Mundial argentin par conviction politique personnelle. Quant à l’équipe de France, ce fut la Coupe du Monde du bizutage : arrivés en Concorde en Argentine, les Bleus de Michel Platini ont vécu une compétition agitée. En premier chef leur sléectionneur, Michel Hidalgo (kidnappé avant le début du tournoi dans la région de Bordeaux : sommé par deux individus armés de descendre de sa voiture, l’ancien joueur du Stade de Reims se trouve menacé par un pistolet dans un sous-bois du département de la Gironde … J’ai pensé qu’il me restait peu de temps à vivre, et dans un réflexe, j’ai attrapé le canon du revolver, racontera Michel Hidalgo le soir même dans le journal de 20 heures de Jean-Pierre Pernaut. Vaincus 2-1 par l’Italie puis par l’Argentine dans un groupe très relevé, les joueurs de Michel Hidalgo perdent leur énergie à renégocier les primes versées par leur équipementier Adidas : en vain. Avant leur premier match contre l'Italie, les joueurs de l'équipe de France barbouillent de cirage noir leurs chaussures pour effacer les trois bandes blanches de la marque Adidas, qui n'a pas voulu augmenter une prime jugée dérisoire par les Tricolores. Le troisième match, joué à Mar del Plata pour du beurre face à la Hongrie, est disputé avec le maillot vert et blanc d’une équipe locale, Kimberley ! Français et Magyars étaient en effet venus chacun en maillot blanc ! La France n’ayant pas de maillot bleu de rechange, elle emprunta donc les couleurs de Kimberley, aux rayures verticales vertes et blanches, l’emportant 3-1 face aux Hongrois … Comble du grotesque, les joueurs français entrent sur le terrain avec ces maillots dont les numéros ne correspondent pas à ceux des shorts. Le match débute avec 45 minutes de retard. La victoire est au bout. Au moins, le coq gaulois ne rentrait pas bredouille de sa campagne argentine. En cette même année 1978, le sélectionneur écossais Ally MacLeod avait lui déclaré ceci avant de s’envoler pour l’Argentine : Vous pouvez noter la date du 25 juin 1978 comme le jour où le football écossais aura conquis la planète. Battus 3-1 par le Pérou, les Ecossais voient leur cote passer de 9/1 à 33/1. Le match suivant contre l’Iran confirme que l’Ecosse n’a pas la baraka d’un futur champion du monde : 1-1. MacLeod sort le parapluie et surtout une bonne dose de démagogie ... La piscine de l’hôtel n’ayant pas été mise en service, ses joueurs n’ont pas pu se relaxer avant d’affronter les Iraniens ! Au nord du Mur d’Hadrien, c’est la catastrophe : la firme Chrysler retire son parrainage, et les vitres de la Fédération explosent sous les jets de briques …


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