Je ne veux pas mourir aux côtés d’un lecteur du Figaro

par Monolecte
mardi 7 juillet 2009

Dans un voyage, le trajet compte au moins tout autant que la destination.

C’est la vessie à la limite du point de rupture que j’arrive enfin à rallier le petit aéroport de Pau. Ce doit être la dixième fois, au moins, que je me dis que je dois arrêter de boire du thé au petit déjeuner les jours de transhumance. Parce qu’immanquablement, au bout de 90 minutes, je suis au bord de l’implosion et généralement hors de portée d’un quelconque lieu d’aisance, même d’une propreté douteuse ou d’une commodité relative. Là, je viens de me traîner dix kilomètres derrière un camion benne vaguement accouplé à un tracteur, travaillant le côté zen de ma vessie et redoutant de me manger l’heure limite d’embarquement. Comme de bien entendu, je me trouve une place à l’autre extrémité du P2, ce qui m’ajoute encore 5 très longues minutes d’une marche pénible que j’espère pas trop visiblement chaloupée. À peine le temps de soulager mes tensions internes et de squatter le fabuleux sèche-mains express de Dyson, implanté uniquement du côté masculin de la force, je me rue vers le guichet d’enregistrement des bagages.
  • Vous n’avez pas reçu de SMS ?
  • Heu... pffff, non, je ne sais pas... lequel ?
  • Celui qui disait que votre avion a été annulé.
  • Arf, c’était donc ça !
Une heure plus tôt, mon smartphone flambant neuf avait émis un couinement étrange que j’avais assimilé au message d’alerte de Google agenda qui devait m’annoncer que je commençais à être sérieusement juste pour attraper mon vol. J’étais donc partie fissa sans même regarder le message et après avoir tenté de vider complètement cette fichue vessie une dernière fois... en vain. Air France venait de m’accorder deux heures de temps libre en plus, deux heures à tuer dans le petit aéroport au milieu de nulle part, ainsi qu’un retard irrattrapable qui flingue définitivement mon premier RDV de la journée. Comme je n’ai pas le numéro de portable de mon correspondant sur moi, je tente une connexion wifi pour twitter mon retard. J’accroche la borne de l’aéroport... puis, plus rien.
  • Le wifi est maintenant sécurisé. Il faut lancer la connexion, puis la page d’accueil de votre navigateur est redirigée vers un formulaire où vous rentrez les identifiants que voici.
Le gars de l’accueil a le phénotype agréable à l’œil du jeune Gascon à barbichette de mousquetaire, affable et compétent, mais Opéra Mini n’aime pas les redirections et me voilà bootée hors du cyberparadis des naufragés du trafic aérien. Qu’à cela ne tienne, je réussis à convaincre un autre passager en souffrance de me laisser l’accès quelques minutes à son portable Windows, le temps de prévenir tout le monde et de râler abondamment.
Saleté de wifi !

J’ai réussi à attraper le seul exemplaire de l’Huma proposé en libre service, au milieu d’une double pile de Figaro. Confortablement calée près de mon hublot, je feuillette le canard en me disant que je devrais le lire plus souvent quand le voisin que les arcanes du service informatique de réservation m’a réservé s’installe à mes côtés. C’est typiquement le genre de personne que je préfère ne pas avoir à côtoyer dans la vie, avec ses Weston et son uniforme standardisé de Jeune Pop fier d’être sorti du cul de sa mère plutôt que de celui d’une prolo. Une brève et intense bataille de coudes suit le déploiement ostensible de son exemplaire du Figaro, mais en jeune homme de bonne famille qui a reçu un vernis de bonne éducation, il finit rapidement par renoncer à l’étroit accoudoir commun.
Pendant que la poussée des réacteurs nous colle au dossier et nous expédie vers le ciel radieux de ce dernier jour de juin, je me surprends à penser que j’aimerais autant que notre Airbus ne se crashe pas comme celui de ce matin, tant je n’ai pas envie d’imaginer que la dernière personne que je verrais de ce monde serait cette face de fion.
C’est parce que chaque minute de notre vie peut être la dernière qu’il ne faut pas s’encombrer de fâcheux et prendre de soin de n’être jamais qu’en très bonne compagnie.


Compressions métropolitaines

Mon pote Jean, qui me fait l’amitié de m’héberger lors de mon passage sur la capitale, m’appelle sur le coup de 19 heures pour m’informer qu’il est enfin rentré du boulot. Paris étouffe sous une cloche de chaleur épaisse quand je m’engouffre dans une station de la ligne 13. Les minutes s’égrainent, poisseuses, pendant que le quai ne cesse de se remplir et la rame d’oublier d’arriver. Quand le train daigne enfin venir nous cueillir, il est déjà plein jusqu’à la gueule et il est évident qu’on ne peut y glisser une feuille de Riz-Lacroix de plus. Et pourtant, portée par la foule compacte et décidée, j’entre dans le wagon bondé, m’enfonçant dans l’agglomérat de chairs soudées jusqu’à me retrouver bloquée par la triple barre de préhension située au beau milieu de la rame. Derrière moi, la poussée augmente et les corps continuent de s’agglutiner dans une Marabunta sauvage que même les lois les plus élémentaires de la physique ne peuvent endiguer. La fermeture des portes finit de vider mes poumons alors que la foule compacte se comporte comme un seul et unique matériau, lourd et incroyablement dense, amortissant chaque courbe et chaque à-coup du wagon. Nous baignons littéralement dans notre jus, nos sens saturés de toutes parts. Les odeurs fades et un peu grasses de toute cette humanité souffrante et surchauffée glissent mollement dans nos poumons comprimés pendant que chacun s’emploie vertueusement à fixer son regard sur une parcelle de matière inerte. La barre d’acier scie ma poitrine pendant que la colonne vertébrale d’une personne manifestement plus grande que moi tente de s’incruster dans mon dos. Scotché à ma fesse gauche par la chaleur et la pression, un gros type a l’air d’avoir oublié une Maglite dans sa poche et roule de gros yeux égarés. Un vieux chinois frêle comme une brindille concentre toute son énergie sur les trois doigts qu’il a pu accrocher à la barre de sécurité et tente manifestement de ne pas m’achever de sa pression dérisoire avec un petit sourire résigné. Toute cette promiscuité moite et compacte est une agression d’une violence incroyable, même pour les primates sociaux que nous sommes, et pourtant, personne ne se plaint ni ne fait mine de s’énerver. Chacun porte sa croix dans le silence et le stoïcisme pendant que je nous imagine, tous noyés dans le flot de notre propre sueur qui aurait rempli le wagon. J’aimerais autant éviter de caner, là, comme ça, fondue dans la masse, mon corps maintenu debout par la pression humaine dans un éternel présent compressif et liquide.
Le supplice se prolonge d’une station à l’autre, les portes s’ouvrant parfois sur cet impensable puzzle en 3D :
  • Mais c’est pas vrai ! J’te jure ! On peut pas rentrer là-dedans ! Non, mais vraiment pas !
On ne peut guère en sortir non plus, d’ailleurs. On ne peut qu’attendre, patiemment, la correspondance qui aspirera un peu de cette foule dehors et nous permettra, enfin, de toucher terre. Unis par l’inconfort qui dure et nous broie les côtes, les compagnons d’infortune parviennent à échanger quelques regards complices et compatissants. Je trouve assez d’air pour tenter une question.
  • C’est tout le temps comme ça ou c’est juste pour nous punir parce qu’il fait très chaud ?
Le Chinois sourit franchement.
  • Non, je prends cette ligne tous les jours et je n’ai jamais vu ça.
Une femme reprend la conversation au bond.
  • Le problème, c’est que la RATP est passée en horaires de vacances alors que ça ne commence réellement que dans deux jours. Du coup, ça ne marche plus du tout. Il y a toujours autant de monde, mais deux fois moins de rames et les touristes arrivent en plus.
  • Ha ouais ! Pas de chance, là ! Avec la canicule en plus, ça fait quand même beaucoup.
  • Manière, c’est toujours pareil sur la ligne 13.
  • Ha, je ne sais pas, je ne suis pas d’ici.
  • Ben vous pourrez le raconter en rentrant : la ligne 13 ne marche jamais comme il faut. Vous pourrez même dire que vous avez survécu à la ligne 13 !
En fait, c’est pratiquement le problème de toutes les lignes. Le réseau a l’air totalement saturé, particulièrement quand on traverse les quartiers populaires et peuplés. Mais voilà, les forçats du métro ont trouvé là un point commun qui transcende toutes leurs différences et pendant que le wagon retrouve une taille normale au fur et à mesure des stations, les conversations se nouent, les visages se détendent et les corps s’affaissent quelque peu, dans une liberté spatiale chèrement reconquise.

La traversée de Paris

  • Tu vois, ça tient parfaitement. Il suffit que je mette ton bagage-cabine entre mes jambes et ton sac à dos dans le coffre et c’est bon.
Jean m’a dégotté un casque intégral qui a tendance à brinqueballer sur mon occiput, mais c’est déjà nettement mieux que rien. Je suis excitée comme une gamine de 14 ans devant son premier 103 SP. Plutôt que de me laisser m’enquiller 45 minutes de métro dès potron-minet pour me rendre au rendez-vous suivant, mon vieil ami m’a proposé de m’embarquer sur son scooter de cadre dynamique.
Tout le monde déblatère abondamment sur la révolution du Vélib, mais le grand vainqueur du bitume parisien est sans conteste le scooter. Pratique, rapide, économique et quelque peu ludique aux entournures, le scooter est devenu le véhicule de prédilection du Parisien affairé. Il suffit de les voir ondoyer aux feux rouges pour décrocher la pole position en petit troupeau dense et vrombissant pour prendre la juste mesure du phénomène. La plupart sont dotés de petits moteurs 50 ou 80 cm³ dument débridés, ce qui ouvre des possibilités intéressantes pour des démarrages en trombes ou des manœuvres serrées dans la circulation dense intramuros.

Nous sommes un parmi tous les autres deux roues lancés dans la fraîcheur matinale, tellement bienvenue après une nuit sans sommeil passée à se retourner inlassablement dans des draps trop lourds et trop chauds. La lumière douce et dorée du petit matin a comme nettoyé les trottoirs des miasmes de la canicule de la veille et nous louvoyons entre les bus, les quelques voitures qui nous disputent la chaussée et les bus pesants qui traînent leur cargaison humaine de petites mains laborieuses vers leur habituel lieu d’exploitation. Mon regard tutoie celui des chauffeurs des camions de livraison, encore nombreux à cette heure matinale, sauf quand la vitesse de la course m’oblige à plisser les paupières pendant qu’un large sourire découvre ma dentition et l’expose à l’impact d’une multitude d’insectes voltigeurs happés par nos turbulences. Je m’efforce d’accompagner le dos de Jean quand il anticipe une courbe et tente de fixer mon inertie au maximum quand il doit slalomer entre les obstacles. Parce que c’est un ami, parce qu’il sait quel plaisir est le mien dans cette course matinale, Jean m’a choisi un itinéraire touristique, façon tournée des grands ducs. Passage au ras de la Tour Eiffel, un reverse-Lady-Di dans le tunnel de l’Alma - Tu y crois ?, me crie-t-il dans le casque, il y en a encore qui s’arrêtent au milieu pour photographier le pilier ! - et la vaillante petite machine monte à l’assaut de la Concorde dont les pavés tambourinent à mon fondement pas encore bien remis de mes exploits de roller. À la Madeleine, on dépasse un camion Fauchon qui répand ses précieuses victuailles sur le trottoir et je me met à rêver de braquage gastronomique. On traverse Haussman comme une flèche laissant derrière nous les grands magasins à la façade encore assoupie pendant que dans leurs entrailles, des milliers de gagne-petits triment déjà dans l’ombre pour que tout soit prêt pour la ruée des acheteurs, bien plus tard, dans la matinée. Saint-Lazare se vide doucement de son fluide humain et dans un dernier gémissement de freins, Jean me dépose, bien trop tôt à mon goût, devant la terrasse du Wepler.
J’y prends place comme on s’installe au théâtre, sauf que le Wepler déploie ses fauteuils face à la place de Clichy, nous offrant pour le prix d’un café le spectacle permanent de la rue, du ballet des autres scooters et des piétons qui s’empressent vers des destinations mystérieuses et connues d’eux seuls.

Retour au bercail

J’ai finalement bien fait d’anticiper autant sur l’heure d’embarquement. Orly Ouest respire au rythme de la houle des passagers en transit, danse de particules élémentaires, dont un amas chasse l’autre. J’ai erré longuement entre les boutiques hors de prix où les pères pressés achètent à la va-vite un cadeau standardisé dans l’espoir un peu vain de se faire pardonner par leurs enfants une trop longue absence. Les familles sont nombreuses et les cris des gosses emplissent les halls monstrueux. Finalement, à H - 1h30, je tente le dépôt de bagage dans le hall A. Il y a deux files d’attente même pas impressionnantes pour ceux déjà dotés d’une carte d’embarquement, je ne prends pas la peine de choisir consciemment l’une d’elles, je connais déjà l’histoire par cœur. Si, un jour, vous devez aller faire la queue quelque part, allez-y avec moi. Il suffit de me laisser choisir ma file d’attente et de prendre l’autre. Systématiquement. Il y en a que ça pourrait énerver. Ça m’énerve encore parfois. Mais, à quoi bon s’écorcher une bonne humeur somme toute assez naturelle pour de petits détails sans importance ?
Pendant que la queue d’à côté avance de son train de sénateur, la mienne reste scotchée sur place avec une belle obstination. Je pourrais changer de file, l’air de rien, mais je sais déjà que ça ne marche pas. Une jolie blonde, bloquée à mes basques, tente le coup et me remonte assez rapidement avant que je ne la perde de vue. Devant moi, une mère de famille rechigne à laisser sa fille de 13 ans embarquer seule pour le grand Sud-Ouest. Nous coinçons parce qu’il n’y a pas assez de personnel pour garnir la zone de dépose. Ni aucune autre zone d’ailleurs. La seule inflation humaine visible se concentre sur la sécurité. C’est qu’à force de virer des gens pour améliorer la rentabilité, il arrive qu’il n’y ait plus assez de bras pour suffire à la tâche.

La cheftaine de la sécurité est désagréable au possible. Après 45 minutes de perdues à la dépose, elle fait mine de nous cornaquer comme un mauvais troupeau réticent vers la zone de fouille. Personne ne bronche. Parce que la sécurité est maintenant toute puissante là où le service commercial a été réduit comme peau de chagrin. Dans la nouvelle file qui s’étire jusqu’au portique, je retrouve la blonde de tout à l’heure, comme quoi, finalement, elle n’a pas gagné grand chose à me doubler. Juste après la fouille méthodique de mon sac, abreuvée de récits chuchotés des confiscations diverses et variées que subissent maintenant habituellement les globe trotters, j’ai à peine le temps de m’enfiler une Ben & Jerry’s salvatrice qu’il est déjà l’heure d’embarquer. Il n’y a plus que des Figaro de disponible, je sors l’insurrection qui vient de mon sac.

Je me demande avec quel autre lecteur du Figaro vais-je bien pouvoir achever mon épopée quand le chef de cabine installe un petit garçon à mes côtés. Il a la bonne bouille des gamins nourris aux corn flakes et se la joue vieux voyageur aguerri. Pierrick a 10 ans, chausse la même pointure que moi, mais se trouve trop petit quand même. Il a déjà fait plusieurs fois le tour du monde avec une pochette autour du cou et a le sourire qui se crispe à peine quand on traverse une zone de turbulences. C’est un compagnon de voyage absolument délicieux et heureusement pour nous, il est bien trop jeune pour mourir.

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