La Russie au fil de l’eau de Moscou à Saint-Pétersbourg

par Armelle Barguillet Hauteloire
mercredi 29 juillet 2009

Découvrir la Russie par la voie des eaux de Moscou à Saint-Pétersbourg, à bord d’un des bateaux qui voguent sur la Volga et la Neva de mai à septembre, permet de réaliser le voeu inaccompli de Pierre le Grand et de faire un voyage extraordinairement séduisant et original.

Difficile de décrire la magie de cette croisière qui a l’avantage de nous révéler quelques-uns des joyaux de la sainte Russie et nous met d’emblée en relation avec mille ans d’histoire. Sortis tout droit du XIX e siècle, les villages, dominés par les coupoles de leurs églises, ponctuent cette navigation qui s’effectue entre des berges bordées d’épaisses forêts de bouleaux et de résineux, familières aux seuls chercheurs de champignons et de baies sauvages. Là s’ébattent une faune encore préservée de loups, renards, ours et élans, cygnes, grues et oiseaux sauvages. Ce matin, lorsque la brume se dissipe, une lumière boréale pèse sur les datchas. L’heure est à la relecture des classiques russes où tout est déjà écrit du soleil teinté d’or jouant à cache-cache derrière les bouleaux de Carélie, du pécheur qui brandit sa prise ou de la maisonnette accolée à sa meule à foin. Mais ce qu’il faut déplorer, c’est la quasi disparition de l’élevage et de l’agriculture dans ces étendues illimitées, les Russes d’aujourd’hui en étant réduit à importer leur blé et leur viande, alors que leurs plaines auraient pu nourrir la planète entière.

Au fil des fleuves, des canaux, des lacs et des 1900 km que nous allons parcourir, une sensation d’immensité vous saisit. Après le brouhaha de Moscou et ses encombrements, le bateau semble un havre de paix, une machine à remonter le temps. Nous quittons la gare fluviale de Moscou, édifice en granit et marbre construit sous l’ère stalinienne dont l’idéologie officielle dictait l’enthousiasme et une vision du monde optimiste, tendance qui s’est surtout reflétée dans l’architecture - pour amorcer notre circuit par la Volga, le fleuve mythique cher au coeur des Russes ( 3690 km ), puis les lacs Onega et Lagoda les plus vastes d’Europe et, avant d’achever cette croisière sur la Néva, d’emprunter le canal le plus long du monde, celui de la Volga à la Baltique qui, inauguré en 1964 est en réalité formé d’un grand nombre de fleuves et de lacs naturels endigués par l’homme. Notre première étape, dès le lendemain, sera Ouglitch, l’une des plus anciennes et plus jolies cités russes qui connut des fortunes diverses. Les légendes locales fondent son existence à l’époque de la princesse Olga, soit au Xe siècle. En 1218, Ouglitch devient la capitale de la principauté du même nom et fut prise en 1238 par les Mongols qui la pillèrent, massacrèrent les habitants ou les emmenèrent comme esclaves, du moins les hommes jeunes et les femmes belles. Au XIVe, lorsque Moscou commença à rassembler les terres russes, Ouglitch fut annexée mais bientôt entièrement brûlée par le prince Tver qui en revendiquait la possession. Au XVe, la ville vécut enfin une période de prospérité, frappant monnaie, mais après la mort d’Ivan le terrible, elle fut le théâtre d’un tragique événement : l’assassinat du tsarévitch Dimitri le 15 mai 1591, alors âgé d’une dizaine d’années, commandité pense-t-on par Boris Godonov qui entendait s’emparer du pouvoir. Ce drame humain fut également une tragédie dans l’histoire du pays, puisqu’il marque le début du temps des Troubles illustré par des discordes intérieures et des interventions étrangères. Notre visite commence par l’église Saint-Dimitri-sur-le-sang, construite à l’endroit supposé de la mort du petit prince, canonisé en 1606, que coiffent d’admirables coupoles bleues et qui jouxte le palais des princes apanages, édifié en briques rouges datant de la fin du XVe, où l’enfant et sa mère ( la septième épouse d’Ivan le Terrible ) avaient trouvé refuge après la mort de ce dernier. En 1611, Ouglitch connaît une nouvelle période dramatique : envahie par les Polonais, la ville est mise à sac et la population exterminée. On évalue à 40.000 le nombre des victimes. Après ce massacre, la cité se relève lentement et ce sera sous le règne de Catherine II qu’elle traversera enfin une ère de paix et de prospérité. On y ouvre une bibliothèque, un théâtre et un musée. Mais la révolution d’octobre apporte des changements considérables. Après la construction de la centrale hydraulique en 1930, la ville est gravement endommagée : on fait sauter le monastère de l’Intercession, ainsi que d’autres bâtiments remarquables des 15e, 16e et 17e siècle, puis on inonde le territoire. Ce ne sera qu’en 1952 que des restaurateurs sauveront ce que l’on peut admirer et visiter aujourd’hui et qui confère à cette ville si éprouvée un charme indéniable. Nous y sommes accueillis par les autochtones qui, avec de gentils sourires, nous proposent des fleurs et des objets d’artisanat plus ravissants les uns que les autres et avons le privilège d’écouter des chants liturgiques et populaires d’une beauté stupéfiante. Cela nous arrivera à plusieurs reprises d’assister dans les églises à un concert de musique religieuse en slavon ; on sait les Russes aussi bons chanteurs que danseurs.

Nous reprenons notre navigation qu’égayent à bord de multiples activités dont des conférences sur l’histoire de la Russie, des concerts, des cours de russes et l’agréable privilège de marcher sur les ponts promenades ou de simplement s’appuyer au bastingage afin de contempler, en ce débuts des nuits blanches, la pâleur nacrée d’un jour qui s’éternise et s’intensifie au fur et à mesure que nous approchons de Saint-Pétersbourg, tandis que surgissent, dans l’échancrure d’une forêt, des kremlins ( remparts ) et églises aux coiffes d’or. Notre prochaine étape sera l’un des joyaux architecturaux de la Russie ancienne : Yaroslavl, ville créée au XIe siècle par le prince du même nom qui, attaqué par un ours, avait trouvé refuge en ce lieu. Au temps des Troubles, la ville qu’il fonda prit tant d’importance qu’elle fût la capitale de la Russie. De nos jours, elle est devenue l’un des grands centres artistiques du pays et ses 600.000 habitants sont fiers des trésors dont elle regorge et qu’ils ne cessent de restaurer avec passion. C’est dans le monastère de la Transfiguration-du-Sauveur, vieux de neuf siècles que l’on découvrit le manuscrit du chef-d’oeuvre épique russe : Le Dit de la campagne d’Igor. Par ailleurs, on peut y observer deux types de construction : les églises du XVIe d’inspiration byzantine avec leurs coupoles en forme de casque de guerrier et celles dont les coupoles plus modernes sont en forme de bulbe d’oignon et mieux adaptées aux hivers russes : la neige y glisse aussitôt tombée.

De là, nous revenons à Kostroma. Selon la légende, Catherine II, en visite, aurait jeté son éventail sur la table des architectes, leur donnant l’idée de construire la ville en éventail autour d’une grande place centrale, ce qui fut fait. La principale ressource de cette cité est le travail du lin proposé aux visiteurs sous diverses formes : en nappes, vêtements, blouses finement brodées. Mais le clou de la visite est sans contexte l’admirable monastère Saint Ipatiev à 8 km du centre, berceau des Romanov, bâti au 14 e siècle par un Tatar visité par la Vierge et dont les imposantes murailles et les cinq dômes d’or de sa cathédrale de la Trinité se reflètent dans les eaux de la rivière Kostroma. L’ensemble est admirablement conservé et comprend, en dehors de l’église de la Trinité qui abrite une superbe iconostase, l’hôtel des Romanov où sont rassemblés des souvenirs de la famille impériale. C’est ici, en effet, que Michel Romanov ( 1596 - 1645 ) rendant visite à sa mère, qui avait pris le voile, accepta en 1613 de monter sur le trône de Russie, époque particulièrement critique dans l’histoire du pays, devenant ainsi le premier d’une dynastie qui régnera jusqu’en 1917. Dès lors, chaque nouveau tsar, lors de son avènement, considèrera comme un honneur de se rendre en pèlerinage à Kostroma et et de faire de larges dons au monastère qui abrite encore quelques moines.

Peu après notre étape à Kostroma et Yaroslavl, nous quittons la Volga, ce fleuve à l’origine de nombreuses chansons populaires et d’oeuvres littéraires, qui a contribué à renforcer, au long des siècles, les liens séculaires entre les différents peuples habitant sur ses rives : Russes, Tatars, Mariis, Tchouvaches, Mordves et se révéla être un rempart contre lequel plus d’un ennemi se heurtera en vain - afin de pénétrer, après un énième passage d’écluse, dans la retenue de Rybinsk. La réalisation de cette véritable mer artificielle, où 60 rivières viennent se vider dans un réservoir de 4500km2, fut décidée par Staline en 1941 et causa d’irréversibles dommages à l’environnement. Ainsi des populations entières furent déplacées, 4000 ha de terres cultivées inondées et 700 villages rayés de la carte, ce qui donne à l’eau une couleur verdâtre provoquée par la décomposition des terres et des forêts immergées. En voguant au-dessus de ce gigantesque cimetière, il arrive que l’on aperçoive un clocher qui émerge ainsi de façon pathétique, nous laissant imaginer ce que furent le désespoir de tous ces gens chassés de leur demeure, de leur bourg, ainsi que le travail harassant des millions de prisonniers politiques sortis des goulags pour se livrer à ces durs travaux au prix de leur vie.

Après cette traversée, le bateau arrive à Goritsy, une région de lacs couverte de forêts épaisses et qui est désormais protégée comme parc naturel du nord de la Russie. Le couvent de la Résurrection, où Ivan le Terrible enferma la quatrième de ses sept épouses, étire ses bâtiments plus ou moins en ruine sur le rivage de la Cheksna qui relie la retenue de Rybinsk au lac Blanc et que quelques religieuses ont entrepris de restaurer. Mais le monument remarquable par son architecture et son importance est à quelques lieux de là, le monastère de Saint-Cyrille-du-lac-Blanc. Une fois traversée la montagne noire, on voit se dessiner de façon grandiose son quadrilatère de remparts et ses tours d’angle, ses 11 églises dressant leurs bulbes vers le ciel et les 13 ha de jardin où poussent les plantes médicinales. Centre religieux autant que place forte, il dut sa fortune à sa position stratégique sur la route commerciale reliant le nord au centre du pays et compta dans la seconde moitié du XVIIe jusqu’à 200 moines. Transformé après la Révolution en musée, il recèle des trésors inestimables, objets de culte et 200 icônes somptueuses.

Après Goritsy commence la traversée du lac Blanc, puis l’entrée dans le lac Onega, riche en baies étroites semblables à des fjords et où abondent les îles - il y en a environ 1300 - offrant des paysages d’une beauté suffocante, surtout si l’on s’attarde à la proue du bateau pour admirer, tard dans la soirée, les jeux de lumière de ces nuits blanches qui, du 15 mai au 15 juillet, déclinent dans le ciel une gamme de blanc, argent et or et posent sur les paysages aquatiques des tonalités nacrées quasi irréelles. Le lendemain, au début de l’après-midi, se profile l’île Kiji, perle de la Carélie, et les 22 coupoles de sa cathédrale de la Transfiguration. Au XIVe siècle, l’île servait de relais aux marchands de Novgorod qui se dirigeaient vers la mer Blanche, d’où ils importaient fourrures et ivoire de morse. Kiji fut plusieurs fois attaquée par les Suédois et l’église de la Transfiguration fut construite en bois sans un seul clou en 1714, afin de célébrer la victoire de Pierre le Grand sur les troupes scandinaves. Ses bulbes recouverts d’essaules - tuiles en bois de tremble - reflètent, tour à tour, le jeu étonnant de la lumière du soleil et de la lune. Un demi siècle plus tard sera bâtie l’église de l’Intercession à 9 coupoles, à laquelle sera ajouté un clocher au toit pyramidal. D’autre part, pour faire de cette île ( placée sous la haute protection de l’Unesco ) un musée en plein air, on fera transporter, depuis les villes avoisinantes de Carélie, de magnifiques édifices en bois, notamment la chapelle Saint Lazare qui daterait de 1391 et serait ainsi l’église en bois la plus ancienne de toute la Russie. Cette véritable merveille de 3m de long est un bijou serti au bord de l’eau, dans un bocage où alternent prairies, oseraies et bosquets d’ormes. Autour, on découvre des isbas, des granges, des moulins et des bani ( petites constructions qui servaient aux bains de vapeur très pratiqués par les russes et les populations nordiques en général ), tandis qu’hommes et femmes, dans ce décor intemporel, se livrent aux activités traditionnelles : travail du bois, de l’osier, de la laine, des peaux. Afin de goûter pleinement la beauté de Kiji, il est conseillé de s’isoler un moment, de façon à découvrir les champs parsemés de fleurs sauvages, le cimetière que les femmes entretiennent avec soin et le village où vivent les 50 habitants permanents ravitaillés l’hiver par un motoneige, car, ici, la saison hivernale est rude et la neige épaisse - avec partout d’imprenables vues sur le lac.

La nuit suivante, nous ne dormirons que quelques heures pour savourer le spectacle du bateau glissant lentement, dans le prodigieux silence, au milieu de cet entrelacs d’îlots couverts de forêts avec, parfois, surgissant de derrière le rideau végétal, la coupole bleutée d’une église ; ce, avant que nous n’abordions la Svir, rivière aux berges majestueuses et pittoresques qui unit le lac Onega au lac Lagoda. Pendant de longues années, cette région demeura sauvage et presque déserte, la population indigène fuyant les invasions mongoles. Car de tout temps elle fut appréciée pour la qualité du bois de ses hautes futaies, aussi n’est-il pas rare que l’on voie flotter des arbres entiers que les villageois utilisent à des fins artisanales. La Svir se caractérise par ses courants rapides, son lit sinueux et ses épais brouillards au printemps et à l’automne. Aujourd’hui, tout est limpide. Une paix profonde baigne ces paysages qui nous enchantent. Nous ferons une ultime étape à Mandroga, bourg aux plaisantes maisons de bois, où nous serons reçus par la femme d’un pilote de chasse qui a préparé à notre intention du thé et des crêpes à la confiture de baies noires, avant d’accoster au port fluvial de Saint-Pétersbourg. Dernier moment d’intimité avec la Russie rurale avant la capitale intellectuelle, cette Venise du Nord dont je vous parlerai longuement dans un prochain article.

 

                           Armelle BARGUILLET HAUTELOIRE

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