Petites jouissances secrètes devant l’art prisé d’un milliardaire à Venise

par Paul Villach
lundi 2 août 2010

 Ce n’est qu’une hypothèse ! Mais un milliardaire n’est-il pas tenté de se prendre pour l’égal des dieux ? Ne peut-il décider du Beau et du Laid comme du Bien et du Mal ? Qui l’en empêche ? Rien ne se refuse à lui, tout s’offre, rien ne lui est interdit ! Or, cette démesure ne l’expose-t-elle pas à sa perte ? Les Grecs dénonçaient « l’ubris » comme la faute humaine suprême ? Ainsi Xerxès, le roi mède de la Seconde guerre médique, vers - 481, était-il raillé pour avoir fait fouetter la mer coupable d’avoir osé rompre son pont de bateaux par une houle furieuse et empêché une première fois son armée de franchir l’Hellespont (le détroit des Dardanelles). Et, selon les Romains, Jupiter, jaloux de sa prééminence, (rendait) fous ceux qu’il (voulait) perdre.

 
On se laissait doucement bercé au fil de ces pensées, à la fin de juillet, en descendant en vaporetto le Canal Grande à Venise, entre le Palazzzo Grassi et la Punta della Dogana en aval de la grandiose église de Longhena, Santa Maria della Salute, dont d’énormes volutes entourent la coupole comme des boucles, une douce coiffure féminine.
 
Devant le Palazzo Grassi
 
On sait que le milliardaire Pinault a investi la ville d’art par excellence qu’est Venise, en y logeant pas moins de deux musées à peu de distance l’un de l’autre sur l’artère centrale qui la traverse en S, le Canal Grande, pour abriter ses abondantes collections d’œuvres d’art contemporain. Impossible de l’ignorer ! Afin d’attirer le chaland, un exemplaire de ses chefs d’œuvre est exposé devant le Palazzo Grassi comme devant la Dogana qui avance sa proue vers le joyau architectural de Palladio qu’est en face l’église San Giorgio avec sa façade de temple gréco-romain en marbre blanc, coiffée d’une coupole, un campanile élancé de briques rouges planté à ses côtés.
 
Il y a deux ans, le Palazzo Grassi exhibait sur un ponton une gigantesque tête de mort posée à même le sol à la façon d’une tête olmèque de la ville mexicaine de Villahermosa. Mais au lieu d’être en pierre, elle ressortait d’un agrégat informe de ferblanterie mêlant pots, cafetières, louches et écumoires en un fouillis inextricable. Sans doute, le milliardaire entendait-il par cette « vanité » renouvelée convaincre ses contemporains de leur destinée éphémère : que sert à l’homme de gagner l’univers, dit en effet la Bile, s’il vient à perdre son âme ? Frisson garanti, glaçant même, surtout de la part d’un prédicateur aussi fiable qu’un milliardaire !
 
En juillet 2010, l’audace était encore plus grande et le message plus pénétrant : un paquet de cigarettes géant blanc était éperonné de haute lutte par un siège de bar sans qu’on sache le motif de la dispute entre les deux acteurs : la chaise ne supportait-elle plus à ce point l’odeur du tabac pour ainsi éventrer son agresseur ?
 
Visiblement outré, le paquet de cigarettes en avait son couvercle rejeté en arrière comme un heaume médiéval, découvrant en guise d’yeux les filtres roux de deux cigarettes restantes. Passionnant, sans doute, mais puéril pour les visiteurs des vaporetti croisant sur le Canal Grande, éblouis par les palais qui se succèdent, aux baies ou loggias ogivales à croisées trilobées réunies dans des entrelacs de pierre baignés d’ombre et de lumière.
 
À la Punta della Dogana
 
À la Punta della Dogana, la surprise était d’un autre ordre. Sur le quai en forme de proue qui fend les flots au confluent du Canal Grande et du Canal de la Giudecca, était plantée la statue blanche d’un garçon géant tout nu tenant à bout de bras une grenouille par la patte. Au moins cela ressemblait-il à quelque chose. On s’interrogeait cependant sur cette scène insolite, faute de contexte. À quelle mythologie se référer ? À défaut de réponse, on ne pouvait s’empêcher d’observer que le garçon exhibait un sexe fort différent de ceux chéris des Grecs, des Romains ou de la Renaissance quand les papes ne les recouvraient pas de feuille de vigne. Il était curieusement, au repos, décalotté, le gland à nu. Qui sait même s’il n’était pas circoncis ?
 
Était-ce l’indice qui éclairait le message ? Car ni sa blancheur de plâtre, ni son poli ni sa posture, avec une patte de batracien dans un poing ne suffisaient à la statue pour nourrir la contemplation du visiteur en tournant le dos à San Giorgio. En revanche, elle était curieusement flanquée d’un garde du corps policier qui ne la quittait pas d’une semelle, attentif à ce qu’elle ne soit pas approchée. L’œuvre était-elle à ce point provocante qu’elle était menacée de possibles dégradations ? Apparemment, puisque le soir, on pouvait voir du vaporetto qu’elle était placée sous une cage de verre. Qu’est-ce qui pouvait bien justifier tant de précautions pour protéger une statue aussi inexpressive quand on songe par comparaison au « David » de Michel Ange ? On n’ose penser à de furieux iconoclastes qu’indiposerait ce qu’ils prendraient pour une promotion de la circoncision… On croit se souvenir, en tout cas, qu’il y avait auparavant à la place un joli réverbère comme le sont ceux de Venise. A-t-on craint qu’il fît de l’ombre au garçon et à sa grenouille pour le faire disparaître ? 
 
Ces œuvres offertes gratuitement en vitrine ont au moins un mérite, celui de dispenser de se fourvoyer à l’intérieur des musées qu’elles promeuvent. À quoi bon quand on est à Venise, ville-musée à ciel ouvert où l’on ne sait où donner des yeux tant on ne cesse pas d’être sollicité et enchanté par ses perspectives, ses édifices, leurs formes, leurs couleurs, leurs reflets dans les canaux, les sculptures, les mosaïques, les gondoles !
 
On se faisait la même réflexion dans la cour du Musée de Peggy Guggenheim, quelques centaines de mètres en amont de la Dogana, en voyant un bronze coulé par Max Ernst, un bloc informe plus ou moins rectangulaire, intitulé « Dans les rues d’Athènes ». Même l’évocation de la grande capitale grecque ne suffit pas à faire quelque chose de rien.
 
Tout compte fait, devant ses œuvres, on deviendrait presque croyant : il y a un Bon Dieu ! Quand on voit ces milliardaires s’approprier à prix d’or pareilles fadaises, il est réconfortant de se dire que le discernement ne s’achète pas. Qu’on n’inverse pas les rôles ! L’argument d’autorité qu’est un musée, ne peut créer à lui seul l’œuvre d’art : c’est elle, au contraire, qui l’édifie. Un urinoir dans un musée ne se transforme pas pour autant en « fontaine » comme le faisait croire Duchamp ! L’urinoir reste un urinoir mais le musée qui l’abrite devient un lieu d’aisances.
 
Paul Villach
 
 
 

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