Superbe et sauvage : l’île d’Ouessant

par Fergus
vendredi 1er juin 2012

« Qui voit Molène voit sa peine, qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Sein voit sa fin ». Si l’on en croit la vox populi, les îles du bout du monde sont à éviter à tout prix si l’on ne veut pas exposer sa vie. Et de fait, la carte des naufrages en mer d’Iroise est impressionnante. La faute à des courants redoutables et à des récifs tranchants comme des lames de rasoir. Mais les équipements maritimes ont considérablement évolué, et l’on se rend de nos jours sans le moindre danger sur ces îles. Á commencer par la plus grande, la plus belle, la plus spectaculaire d’entre elles : Ouessant. Le moment est bien choisi : l’île est actuellement couverte d’ajoncs et d’armérias...

Disons-le tout net, si les côtes d’Ouessant ont gardé tout leur pouvoir d’attraction, l’intérieur de l’île ne présente plus le même visage que naguère. Non qu’il ait été mité par des constructions disgracieuses ou que des carrières l’aient défiguré, mais il a subi de plein fouet le mal qui, depuis des décennies, frappe les contrées les plus rudes : l’inexorable recul de l’activité agricole, accentué ici par une rentabilité quasiment nulle et le désir des jeunes d’aller voir si la vie est moins âpre sur le continent.

C’est ainsi que des centaines de parcelles, patiemment entourées de murets de pierres sèches par les Ouessantins – et surtout les Ouessantines – au fil des siècles pour en protéger la fine couche arable, ont progressivement été abandonnées. Livrées à la colonisation de la végétation, la plupart d’entres elles sont désormais envahies par les ajoncs et les fougères. Á tel point que de nombreux murets ont disparu à la vue des visiteurs, témoins enfouis de l’abandon des modestes cultures de céréales et de pommes de terre ; témoins également du recul de l’élevage de ces fameuses brebis ouessantines* qu’ils abritaient dans de petits enclos lorsque les animaux ne pâturaient pas dans la lande, avec, pour seule protection, des gwaskedou, sortes d’abris de pierre triangulaires permettant aux moutons de s’abriter des intempéries d’où qu’elles viennent.

Certes, l’on peut encore observer quelques-unes de ces brebis de petite taille, si bien adaptées à ce terroir particulier et aux herbages salés par les embruns. Séduisantes avec leur livrée marron d’où émergent une tête et des pattes noires, elles sont toutefois peu nombreuses et répondent plus à un souci patrimonial de préservation d’une race quasiment disparue il y a quelques décennies qu’à un impératif économique.

Les phoques gris de Cadoran

Mais revenons au point d’« atterrissage » sur l’île : le port du Stiff. C’est là qu’accostent les bateaux quotidiens de la ligne régulière en provenance de Brest via Le Conquet et l’île de Molène (Moal Enez : l’île Chauve) ; là également que viennent s’amarrer ceux qui amènent les touristes crozonnais venus du port de Camaret en saison estivale. Implanté à l’est de l’île dans une anse relativement protégée, le port du Stiff n’est qu’un mouillage sans prétention et sans charme, mais il est abrité des vents et des courants dominants, et c’est avec soulagement que l’on y accoste les jours de forte houle après avoir subi les assauts du Fromveur entre Molène et Ouessant.

Le Stiff, c’est aussi, à un kilomètre de l’embarcadère, le plus ancien phare de l’île. Construit en 1699 à l’initiative de Vauban et plusieurs fois modernisé, il a été l’un des tous premiers (dès 1831) à utiliser la lentille de Fresnel. Sa portée actuelle est d’environ 50 km. Tout près du phare s’élève depuis 1978 une spectaculaire Tour radar implantée après la catastrophe de l’Amoco Cadiz et celle, deux ans plus tôt, de l’Olympic Bravery. Haute de 72 m, et dominant les flots de 132 m, cette précieuse vigie, reliée au CROSS de Corsen, a considérablement amélioré la surveillance du fameux « rail d’Ouessant  », l’un des passages maritimes les plus fréquentés du monde et de ce fait, l’un des plus dangereux pour la navigation.

Pour la plupart des visiteurs, le Stiff n’est qu’un lieu de transit avant de rejoindre en vélo, en taxi ou en minibus le bourg de Lampaul, distant de quatre kilomètres. Pour d’autres, c’est un lieu de départ pour des randonnées pédestres : soit vers l’est de l’île et l’austère pointe de Penn ar Lann (le bout de la lande), sa croix de Saint-Pol, ses garennes de lapins et ses oiseaux nicheurs ; soit en direction du nord-est de l’île, vers la pointe de Cadoran (la petite chaise), dans l’espoir d’y observer, avec de la chance, l’un des phoques gris qui vivent dans ces eaux d’Iroise et qui se plaisent manifestement dans ce secteur.

Bienvenue à Lampaul. C’est là, au cœur du bourg ou à l’entrée de celui-ci, au lieudit Stang ar Glann (l’étang de la rive), que sont implantés les hôtels, les restaurants et les crêperies. Comme son nom l’indique, Lampaul (l’ermitage de Paul) est dédié à Pol Aurélien, l’homme qui, venant des îles britanniques comme tant d’autres prêcheurs ayant marqué l’histoire de la Bretagne, a christianisé Ouessant au VIe siècle. Rien de bien spectaculaire dans ce bourg, pas plus que dans son modeste port. Niché tout au fond de l’anse formée par les deux pinces de crabe qui caractérisent l’ouest de l’île, il n’offre pas un abri suffisamment sûr les jours de tempête. De nos jours, les rares bateaux de pêche d’antan y ont laissé la place aux plaisanciers amateurs de sensations fortes dans ces eaux souvent tourmentées ainsi qu’à l’indispensable canot de sauvetage de la SNSM.

Lampaul, c’est avant tout le lieu de départ de randonnées pédestres. Vers la péninsule de Porz Doun (port profond) au sud-ouest, d’où l’on découvre en mer le phare de la Jument, mais surtout, à l’ouest, vers le site le plus spectaculaire de l’île d’Ouessant : la pointe de Pern et ses prolongements déchiquetés sur la côte nord en direction de l’île Keller.

Rose Héré, ou le courage d’une femme

Impressionnante et superbe sous le soleil, mais plus grandiose encore par gros temps, cette partie de la côte nord-ouest d’Ouessant est évidemment, et à juste titre, la plus prisée des visiteurs et des photographes, particulièrement lorsque la houle fait jaillir très haut les paquets de mer et d’écume sur le phare de Nividic ou les récifs du Créac’h (la colline). Peu de lieux donnent alors à ce point une impression d’humilité face aux forces de la nature et à l’extraordinaire puissance qu’elle déploie.

Perché au dessus des récifs dans le secteur le plus déchiqueté de la côte ouessantine, voici le phare du Créac’h (prononcer créar) et ses cinq bandes blanches et noires. Simple et élégant, cette vigie datant de 1863 est le phare le plus puissant d’Europe. Avec ses 61 km de portée, il est l’un des plus précieux auxiliaires des marins dans ces parages périlleux. Très photogénique, le Créac’h abrite en outre dans l’un des bâtiments qui l’entourent un intéressant Musée des phares et balises où est conservée une superbe collection de lentilles de Fresnel.

Découvrir l’environnement de ce phare un jour de « mer formée » dans les limbes de la brume, c’est également l’occasion de prendre conscience de l’incroyable audace manifestée naguère par une îlienne restée célèbre dans l’histoire locale. Dans Une héroïne au pays des naufrages, je racontais en janvier 2012 comment Rose Héré, au péril de sa propre vie, s’est jetée en 1901 dans les eaux glacées de la mer d’Iroise pour sauver 14 marins en péril de naufrage dans leur canot à la suite de l’échouage du cargo Vesper, venu éventrer sa coque sur les écueils de Pern. Mieux qu’un long discours, cet épisode montre à quel point les Ouessantines, confrontées à l’extrême rudesse de leur condition, étaient des femmes déterminées et courageuses. Comme dans les îles irlandaises d’Aran (cf. Extraordinaires îles d’Aran, janvier 2010), c’est à elles qu’il appartenait, tandis que les hommes partaient en mer, de gérer la maison et de l’entretenir, mais aussi de produire, dans les parcelles protégées, le blé, le seigle et les pommes de terre nécessaires à la survie sur l’île. Les hommes, quant à eux, répondaient par nécessité à l’appel du large. Très peu se faisaient pêcheurs, eu égard à l’immense danger de naviguer dans les eaux redoutables du Fromveur ou du Fromrust, mais tous ou presque s’engageaient – lorsqu’ils n’étaient pas enrôlés de force – sur des navires de la « Royale », ou partaient courir le monde dans marine marchande.

La visite d’une maison traditionnelle nous conforte d’ailleurs dans cette certitude. Au lieudit Niou Uhella, l’une de ces maisons est visitable dans le cadre du premier écomusée ouvert en France en 1969. Et c’est un véritable choc émotionnel de découvrir comment était organisé un intérieur ouessantin avec des meubles sommaires faits le plus souvent de bois d’épaves, faute d’arbres sur cette île trop battue par les vents et exposée aux tempêtes. Peints avec les restes de la peinture des bateaux, ces meubles se limitaient à l’essentiel : lits clos, armoire, berceau, table et bancs-coffres. Particulièrement émouvante est la référence aux « croix de proella » petites croix de cire conservées autrefois au domicile des disparus en mer avant d’être déposées au cimetière de Lampaul à l’occasion d’une cérémonie de mémoire lors de la visite de l’évêque. Une stèle du cimetière rappelle cet usage.

Ouessant, c’est avant tout une atmosphère à laquelle tous les visiteurs sont sensibles, et ce n’est pas un hasard si, parmi eux, beaucoup reviennent sur Enez Eussa (l’île haute). Pour les sites, bien sûr, mais aussi pour la flore maritime diversifiée, et surtout pour la faune aviaire particulièrement riche entre les 200 espèces endémiques et les 400 espèces migratoires qui font escale sur cette île : goélands, pétrels, gravelots, bécasseaux, chevaliers, sternes, fous de Bassan... Pour découvrir Ouessant, rien de plus facile : direction Brest ou Le Conquet pour un embarquement vers les îles du Ponant. Ou, pour les plus aisés, par la voie aérienne à partir de l’aéroport de Brest-Guipavas, excepté entre la mi-juillet et la mi-août.

Pour terminer cette escapade, mettons-nous dans l’ambiance maritime : après avoir enfilé nos indispensables cirés, embarquons pour une petite balade en mer d’Iroise. Gare au mal de mer !

En réalité, la race Ouessant avait bel et bien disparu dans les années 60, victime de nombreux métissages avec des races continentales plus grandes, principalement à laine blanche. Elle n’a finalement été sauvée que dans les années 70 grâce à un travail de sélection effectué à partir de bêtes conservées par des collectionneurs.

Liens photographiques :

L’île d’Ouessant par Hervé Inisan

Les pointes d’Ouessant par Gaël Kervarec

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