Quand c’est trop beau …

par C’est Nabum
mercredi 11 septembre 2024

 

Un tout autre fleuve ...

 

Archimède était un vagabond, un trimard qui allait de ferme en ferme, afin de louer ses bras pour chercher sa pitance. Ce chemineux, on ne sait pourquoi, courait sa belle étoile le long de la Loire. Toujours à portée de sabot et de senteur, elle était son réconfort et sa seule richesse. Il ne s'en éloignait guère que pour quelques heures de labeur dans un domaine du Val avant de rejoindre un de ses fossés et dormir à son aise en écoutant murmurer la rivière.

La vie n'était pas toujours simple pour cet homme humble ; il ne demandait rien d'autre qu'un peu de pain et de soupe mais recevait pourtant plus souvent des cailloux que des pièces d'argent. Les humains sont ainsi faits qu'ils craignent ceux qui ne vivent pas comme eux. La chose a toujours été la règle et gare à celui qui s'écarte des sentiers battus !

L'homme l'avait bien compris, lui qui se plaisait plus que tout à s'éloigner de nos villes pour se réfugier dans la quiétude des taillis et des bosquets, des varennes et des berges désertes. Il se posait et regardait la nature, son bien le plus précieux. Grâce au savoir ancestral qu'il avait hérité des siens, il était capable de reconnaître tous les animaux, toutes les plantes, et savait guérir ou bien soulager avec les simples : ces herbes sauvages guérisseuses dont jamais il n'aurait songé à faire commerce.

Il avait choisi la pauvreté et la solitude comme d'autres font don de leur vie à la prière et à la réclusion monastique quoique lui, ne croyait ni à Dieu ni au diable. Nul n'aurait songé du reste à le lui reprocher puisque la mode des ermites qui avaient constellé notre Loire n'avait plus cours ici bas..

Il allait ainsi, la musette bien vide depuis quelque temps, la saison n'était guère propice à trouver un petit emploi. Dans sa gibecière juste un vieux quignon de pain noir et rassis . Il était las ; une grands faim lui tenaillait le ventre, lui donnait étourdissements et troubles d'esprit accompagnés d'étranges visions. Il était grand temps de quérir un gîte, de tenter d'y trouver le sommeil.

C'est contre un beau saule blanc qu'il s'adossa. De cet arbre majestueux , à la prestance quasiment surnaturelle, semblait émaner on ne sait quel magnétisme particulier. L'homme savait reconnaître les signes de la nature. À n'en point douter, cet arbre avait un pouvoir magique ou bien devait servir de refuge à quelques lutins malicieux … Il s'y accola et ferma les yeux, cherchant dans le sommeil ce repas qu'il ne pouvait faire.

Juste avant de s'assoupir, comme dans un songe, il lui sembla apercevoir une table remplie de victuailles. Sa privation lui jouait-elle des tours ? Il y avait pourtant quelque chose de tangible dans cette vision. Elle était accompagnée d'effluves magnifiques. Jamais encore, il n'avait éprouvé de délires olfactifs ; il voulut s'en assurer en ouvrant les yeux.

Devant lui se dressait une table de fête pour qui ne mange jamais à sa faim. Il y avait de quoi rassasier une troupe de miséreux. Se sentant bien seul devant tant d'abondance, il aurait aimé que d'autres compères bénéficient aussi de ce miracle. Sans se poser plus de questions, il se mit en demeure de se remplir la panse. Il eut bien l'impression que d'autres partageaient son repas, mais son esprit était confus ce jour-là. Il serait grand temps, après avoir mangé tout son saoul, de songer à retrouver des idées plus claires. Il s'endormit, la bedaine proche de l'éclatement et quand il se réveilla, il n'y avait plus rien.

N'était-ce qu'une hallucination ? Rien ne devait s'être produit pensa-t-il quand un énorme rot lui remit les idées en place. Cette manifestation interne, depuis longtemps inconnue, lui prouva qu'il n'avait pas rêvé ; il était repu : une sensation dont il avait oublié l'existence. La nuit approchait ; toujours adossé à son arbre, il désira un bon lit pour passer la nuit après ce festin.

Cette fois encore-l'arbre en était-il la raison ?- son souhait fut exaucé. Devant lui, alors que quelques minutes auparavant , il n'y avait que ronces et broussailles, se dressait une simple maison de toile à la porte entrouverte. Il se frotta les yeux, se leva et pénétra en cette curieuse demeure. Elle était vide, seul un lit trônait dans cette pièce ronde. Au milieu brûlait un feu qui venait d'une incroyable cheminée. Le lit avait été fait, il lui tendait les bras …

Il s'en approcha, glissa sa main sous l'édredon épais. Des draps de lin, des draps frais comme il n'en avait plus souvenir. Il allait succomber à ce plaisir, se glisser dans ce cocon douillet quand la raison lui revint. Céder ce soir à ce luxe magnifique, c'était remettre en doute sa vie de privation et d'austérité. Après ce bonheur, pourrait-il reprendre à nouveau la route ?

Il sentit qu'il lui fallait renoncer à moins qu'on ne lui lui conseillât de déguerpir au plus vite. Cette fois encore, il ne savait plus distinguer la part du vrai et du faux. Il sortit et retourna se blottir contre l'arbre magique. Ce fut là son erreur et sa faute. Jamais il ne se pardonnerait ce geste. Que ne s'était-il ensauvé bien vite, le plus loin possible de cet arbre maléfique ! Il se lova contre le saule à souhaits en se jurant de ne songer à rien d 'autre qu'à la vie qu'il s'était choisie. Il trouva bien difficilement le sommeil ; son esprit était tourmenté et sa raison vacillait.

Dans ses songes, lui survint l'idée que cet arbre recélait diablerie et tentation , qu'on cherchait à le leurrer, à lui faire accroire des mensonges. Ne croyant ni à Dieu ni à Satan pourtant, il se demanda quels hommes pouvaient ainsi promettre la Lune aux pauvres vagabonds comme lui ?

C'est à son réveil qu'il découvrit la réalité de son cauchemar. Une troupe de soldats entourait son arbre et c'était dans le camp d'une armée napoléonienne en marche qu'il avait passé la veille et la nuit. On lui avait tendu un contrat que sa folie lui avait fait accepter. Sa folie ? plutôt cette faiblesse extrême , cet état proche de l'inconscience dans lequel il avait succombé à cette orgie de victuailles si néfaste pour les pauvres hères. L'avait-on enivré ? Il n'en avait gardé aucun souvenir. Toujours était-il qu'il s'était endormi vagabond mais se réveillait soldat ; il venait de pactiser avec le diable …

Très longtemps il continua à arpenter les chemins et les sentiers, toujours à pied mais plus jamais seul cette fois. A jamais il abandonna sa chère Loire pour d'autres fleuves, funestes ceux-là. C'est au bord de la Bérésina qu'il acheva son parcours. Jusque là, il avait mangé à sa faim, certes, mais sans appétit ni joie de vivre. Ce fut d'ailleurs avec un immense soulagement qu'il reçut ce boulet qui mit fin à son calvaire.

Que cet engin mortel fût fabriqué dans les forges de Cosnes, n'était qu'un terrible clin d'œil de l'histoire. Pourtant rien de tragique dans cette fin : notre soldat eut le bonheur de s'allonger sous un arbre : un saule blanc, tout aussi beau que celui qui avait causé son malheur. Après les années d'enfer qu'il venait d'endurer tandis qu'il rendait son dernier souffle, le destin lui rendit son paradis perdu : sa belle Loire. Pour l'éternité, il y reprit à jamais sa vie de trimard, tel un spectre fantomatique.

Si d'aventure vous croisez le long de la rivière, sur une berge ou bien un chemin de halage, un vagabond allant à pied, souriant et paisible, faites-lui bon accueil. C'est peut-être notre bonhomme qui se matérialise ainsi à vous. Ne lui faites pas l'injure d'un regard noir ou d'une parole blessante, offrez-lui de quoi manger, tout simplement. Accordez -lui aussi un mot gentil et, qui sait, il vous narrera peut-être un de ses secrets.

 


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