La « papesse » dans l’ombre de Pie XII : Sœur Pascalina, une vie de pouvoir et de sacrifice

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 5 juillet 2025

Dans les couloirs feutrés du Vatican, où les murmures des prélats se mêlent à l’écho des prières, une femme a défié les conventions d’un monde d’hommes : Sœur Pascalina Lehnert. Surnommée la "papesse" par ses détracteurs, cette religieuse bavaroise a régné en maître sur l’entourage de Pie XII, tissant sa toile dans l’ombre du trône pontifical. De ses origines paysannes à son exil brutal après la mort du pape, son histoire est celle d’une fidélité indéfectible, d’un pouvoir discret et d’une solitude amère.

 

Une paysanne bavaroise au cœur du Vatican

C'est dans le village d’Ebersberg, en Bavière, que Joséphine Lehnert voit le jour le 25 août 1894, au sein d’une famille de douze enfants. La ferme familiale, avec ses odeurs de foin et de pain noir, est un monde loin des ors du Vatican. À 15 ans, elle quitte ce cocon rustique pour rejoindre les Sœurs de la Sainte-Croix de Menzingen, où elle prend le nom de Pascalina. Sa vocation, forgée dans la discipline monastique, la conduit dans les Alpes suisses, à la maison de repos Stella Maris, où elle croise en 1917 la route d’Eugenio Pacelli, alors nonce apostolique en Bavière.

 

 

Pacelli, futur Pie XII, remarque vite l’intelligence vive et l’efficacité de cette jeune religieuse. Elle devient sa gouvernante, organisant avec une rigueur toute germanique sa maisonnée à Munich. Les dîners qu’elle orchestre, où le cristal scintille sous les lustres, deviennent des événements mondains, mêlant diplomates et prélats. "Elle dirigeait tout avec une précision d’horloger", note un attaché de la nonciature dans une lettre de 1920 conservée aux archives du Vatican. Cette efficacité lui vaut la confiance indéfectible de Pacelli, qui l’emmène à Berlin en 1925, puis au Vatican en 1930, lorsqu’il devient cardinal secrétaire d’État.

 

 

Mais cette ascension fulgurante d’une femme dans un univers clérical suscite des jalousies. Les cardinaux, habitués à dominer les coulisses du pouvoir, toisent avec méfiance cette "étrangère" qui s’immisce dans leurs affaires. Sœur Pascalina, avec son accent bavarois et son regard perçant, ne se laisse pas intimider. Elle impose un ordre strict, filtrant les audiences et protégeant jalousement l’accès à Pacelli. Un prélat romain, dans un journal de 1935, griffonne avec aigreur : "Cette nonne croit tenir les clés du paradis, mais elle n’est qu’une paysanne jouant à la reine".

 

La "papesse" : un surnom, un pouvoir, une cible

Lorsque Pacelli est élu pape sous le nom de Pie XII en 1939, Sœur Pascalina devient une figure incontournable du Vatican. Son surnom, la "papesse", murmuré d’abord comme une moquerie par le cardinal français Eugène Tisserant, se répand dans les couloirs du Saint-Siège. Il reflète à la fois son influence et la crainte qu’elle inspire. "La papesse", écrit un camérier secret dans une note de 1940, "décide qui voit le Saint-Père et quand. Sa parole pèse plus que celle de bien des cardinaux". Ce pouvoir, exercé dans l’ombre, repose sur sa gestion méticuleuse de l’agenda papal et de ses œuvres caritatives.

 

 

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Pascalina orchestre le "Magazzino", un bureau de charité pontifical qui distribue des milliers de colis aux victimes du conflit, y compris à 200 000 Juifs réfugiés à Rome. Elle conduit elle-même des camions de vivres, défiant les bombardements et les lois antisémites. Une lettre de 1944, adressée par un rabbin romain au Vatican, loue "la religieuse au courage de lion, qui a sauvé tant des nôtres". Pourtant, cette héroïne de l’ombre reste mal aimée des prélats. Le cardinal Tisserant, dans une missive de 1943, se plaint à un confrère : "Cette femme nous traite comme des valets. Elle a giflé ma dignité, et le pape n’a rien dit".

L’anecdote des pommes de terre illustre son audace. En 1943, alors que Rome souffre de la famine, Pascalina aurait ordonné la distribution des réserves pontificales, y compris un stock de pommes de terre destiné au Vatican. Selon un témoignage oral recueilli dans les archives diocésaines de Rome, elle aurait lancé à un intendant récalcitrant : "Les ventres affamés ne prient pas, ils meurent !". Cette initiative, si elle est véridique, renforce son image de femme pragmatique, mais alimente aussi les rancœurs de ceux qui jugent son zèle envahissant.

 

Les ennemis dans l’ombre : tensions et rivalités au Vatican

Le Vatican des années 1940 est une ruche d’intrigues, où les prélats, drapés dans leurs soutanes pourpres, se disputent l’oreille du pape. Sœur Pascalina, avec son dévouement exclusif à Pie XII, devient une cible de choix. Le cardinal Tisserant, figure imposante de la Curie, la considère comme une intruse. L’incident de la gifle, rapporté dans un témoignage de 1943, marque l’apogée de leur inimitié. "Elle m’a frappé comme on corrige un enfant !" aurait-il rugi, selon un rapport conservé aux archives secrètes du Vatican. Pie XII, médusé, n’intervient pas, renforçant l’idée que Pascalina jouit d’une protection spéciale.

 

 

D’autres prélats, comme Mgr Montini, futur Paul VI, entretiennent avec elle des relations ambiguës. Montini, qui supervise officiellement les œuvres caritatives, voit son autorité éclipsée par l’omniprésence de Pascalina. Une note de son journal, datée de 1945, révèle son agacement : "La sœur croit tout savoir, mais elle ignore les subtilités de la diplomatie". Ces tensions reflètent un malaise plus profond : dans un monde où les femmes n’ont pas leur place, Pascalina incarne une anomalie, une religieuse qui outrepasse les limites de son rôle.

 

 

Pourtant, elle ne plie pas. Dans ses mémoires, publiées en 1982, elle écrit : "J’ai servi le Saint-Père avec mon cœur, non pour plaire aux courtisans". Cette fidélité, presque maternelle, à Pie XII, la rend intouchable de son vivant. Mais elle paiera cher cette loyauté, lorsque la mort du pape laissera le champ libre à ses ennemis.

 

L’exil brutal : l’humiliation de 1958

Le 9 octobre 1958, Pie XII s’éteint à Castel Gandolfo, dans une chambre où flotte encore l’odeur des remèdes et de l’encens. Quelques heures à peine après sa mort, Sœur Pascalina, fidèle compagne de quarante ans, est chassée du Vatican. L’ordre, donné par le cardinal Tisserant, est aussi rapide que cruel. "Vous avez vingt-quatre heures pour quitter les lieux", lui aurait-il lancé, selon un témoignage oral recueilli par un jésuite romain. Ses effets personnels sont entassés à la hâte, comme ceux d’une domestique congédiée. Cette humiliation, vécue dans le silence des cloîtres, marque la fin d’une ère.

 

 

Pascalina, reléguée dans un couvent suisse, y endure l’hostilité de ses consœurs, qui la jugent trop orgueilleuse. Dans une lettre de 1960, adressée à une amie, elle confie : "Ils m’ont traitée comme une paria, mais je ne regrette rien. Mon privilège fut de le servir". Ce "lui", c’est Pie XII, dont le souvenir la hante. Refusant de s’effacer, elle fonde à Rome la Casa Pastor Angelicus, un refuge pour femmes âgées, grâce à des fonds mystérieux, peut-être un don anonyme du Vatican, selon une rumeur.

 

 

Les dernières années de Pascalina, jusqu’à sa mort en 1983 à Vienne, sont marquées par une solitude digne. Dans ses mémoires, elle écrit : "Le Vatican m’a brisée mais pas mon âme". Son histoire, celle d’une femme qui a défié les conventions pour servir un pape, reste un témoignage vibrant d’un pouvoir exercé dans l’ombre, payé au prix d’une disgrâce retentissante.


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