Les J.O. de Paris vus par un Russe
par Collectif Rougenoir
mercredi 7 août 2024
"Alek", notre correspondent régulier qui nous a accordé cette interview, est un juriste français d'origine russe, spécialisé dans le droit international et doctorant en géopolitique. Demeurant en France depuis plus de vingt ans, il est devenu un fin observateur de la vie politique française ; à ce titre, il a travaillé auprès de plusieurs médias russes comme consultant ou éditorialiste, avant de cesser cette collaboration par fidélité envers la France en février 2022.
Collectif Rougenoir : La cérémonie d'ouverture du 26 juillet est présentée comme un succès par les médias français. L'ensemble du monde l'aurait applaudie et seuls quelques "rabat-joies d'extrême-droite" en auraient été mécontents. Est-ce la réalité ? Qu'ont pensé les Russes de cette cérémonie ?
Alek : Un sondage publié le lendemain par l'institu Harris Interactive affirmait en effet que 86% des Français avaient aimé la cérémonie. Mais lorsqu'on dissèque le sondage, on voit qu'en réalité 44% des sondés la trouvent "très réussie" et 42% "plutôt réussie". On est déjà loin du plébiscite annoncé dans le titre. Puis, il est écrit – en tout petit – en guise de légende que le sondage en question a été réalisé sur un panel de 2000 personnes vivant majoritairement en Île-de-France. Il y a de quoi nuancer les résultats triomphalistes.
La plupart des Russes avaient été attristés de se voir mis au ban du sport, et en particulier de l'olympisme. Pour un ancien pays hôte [l'URSS a organisé les Jeux Olympiques de 1980, NDLR], c'est une grande blessure. Mais après avoir vu la cérémonie d'ouverture, beaucoup de Russes, y compris des athlètes, se disaient reconnaissants de n'y point être mêlés de près ou de loin.
Le phénomène dépasse la Russie. En vérité, l'unanimisme béat est le seul fait des médias français et de la frange progressiste de la presse occidentale. Dans de nombreux pays, cette cérémonie a laissé les spectateurs dubitatifs et plusieurs États y compris européens (Pologne, Slovaquie, Hongrie) ont même censuré certains passages : drag-queens, parodie de la Cène, mise en scène de la décapitation de Marie-Antoinette (pour les Russes, ça a été le passage le plus choquant : on n'imagine pas tourner ainsi en ridicule le massacre des Romanov…). Même le très progressiste pape François s'est dit "attristé" par certains. Mélenchon lui-même, fan de Robespierre et anticlérical revendiqué, a exprimé des réserves.
L'Occident est en quelque sort une bulle solipsiste qui pense que ses valeurs sont les seules valables et même qu'elles sont partagées par la majorité des hommes. En réalité, sur le plan démographique, l'Occident représente à peine 10% du genre humain, or même parmi les Occidentaux, du tiers à la moitié (disons le nombre arbitraire de 40%) a été déçu ou dégoûté par certaines parties ou la totalité de cette cérémonie. Et parmi le reste de la population mondiale, mis à part les groupes les plus urbains et occidentalisés (5 à 10%), la majorité des personnes ont été à tout le moins interloqués, sinon offensés. Finalement, on peut dire qu'environ 15% de l'humanité a aimé cette cérémonie (les progressistes : occidentaux comme non-occidentaux) tandis que les 85% restants l'ont désapprouvée (les Occidentaux non-progressistes et la grande masse des non-Occidentaux). Or, comme ces 15% sont les plus riches, les plus influents et les plus connectés, leur avis seul a de la résonance et semble par ce biais majoritaire.
CR : Que vous évoquent, en une image, ces Jeux Olympiques de Paris ?
Alek : Si je devais choisir une métaphore, ce serait celle du chant du cygne. Sur le plan politique, militaire, scientifique, économique et diplomatique, la France n'a hélas cessé de décliner au cours de la dernière décennie, passant de la cinquième à la septième place dans le concert des puissances, devancée par l'Inde, et peut-être bientôt par le Brésil. Les volets sportif et culturel sont finalement les derniers terrains où la grandeur nationale peut encore s'exprimer, même si elle y est en grande partie mythifiée.
CR : Qu'entendez-vous par "mythifiée" ?
Alek : Vous aurez noté les images un peu clichées mises en avant : Edith Piaf, la tour Eiffel, le château de Versailles, les accordéons… Il semble que même sur ce volet notre pays – il est aussi le mien par adoption – ne soit plus capable de faire émerger des talents et que l'on ne prospère que grâce au travail accompli par les figures glorieuses du passé. Ces clichés éblouissent certes les touristes, pour l'heure, mais c'est inquiétant à long terme. Que fera la France lorsque le charme ne prendra plus et que la répétition ad nauseam de ces stéréotypes ne séduira plus les étrangers ? Il y a un réel souci de renouvellement culturel. Ou l'on magnifie une culture parisienne clichée confite dans la Belle-Époque, ou l'on veut la jouer "djeun's" et on tombe alors dans le ridicule, voire l'irrespect de soi. Le juste milieu culturel – un renouvellement dans le respect des traditions – est absent.
CR : Vous parlez de "chant du cygne"… Est-ce donc la dernière fois dans l'histoire humaine que la France aura rayonné dans le monde ?
Alek : C'est à craindre, en effet. Dans quel autre domaine la France pourrait-elle avoir l'attention internationale que lui valent actuellement ces Jeux ? Nous n'avons guère plus de Hugo, de Poincaré, de Pasteur, de Champollion, d'Edith Piaf ou de De Gaulle. Dans tous les domaines, les pays dominants comme les USA et les pays émergents comme ceux des BRICS font leur chemin et creusent l'écart avec une France qui n'a toujours pas digéré la fin des Trente Glorieuses. Ces Jeux sont comparables aux Expositions Universelles qui avaient lieu à la fin du XIXème et au début du XXème siècle et qui servaient à asseoir le soft power des pays organisateurs, mais à cette époque la France était la seconde puissance mondiale et pouvait se permettre ce genre de parades. Actuellement, je parlerais moins de rayonnement que de visibilité. La France est l'objet de l'attention internationale, chose normale pour tout pays hôte, mais peut-on vraiment dire qu'elle brille par ces Jeux ? C'est certes le narratif que l'État français et les médias unanimes veulent semer dans les esprits…
CR : Vous ne pensez pas que ces Jeux soient le succès historique dont parlent nos médias ?
Alek : "Trop tôt pour en juger", comme disait Deng Xiaoping à propos de la Révolution française. (rires). Les Jeux de Berlin en 1936 étaient vus comme les J.O. les plus réussis en leur temps, même la presse internationale, hostile au régime nazi, s'était inclinée face à la logistique impeccable de ces Jeux. De nos jours, on ne les appelle guère plus que "les Jeux de la honte". Tout l'aspect logistique et les spectacles grandioses ont été obscurcis par l'aura ténébreuse du régime qui les avait organisés, et l'on ne s'embarrasse pas même de mythes pour accentuer la légende noire : l'histoire selon laquelle le dictateur allemand aurait quitté le stade en crachant par terre pour ne pas avoir à serrer la main de Jesse Owens est fausse, par exemple ; cet athlète afro-américain a lui-même déclaré publiquement que A. H. lui avait bien serré la main et félicité pour sa victoire, contrairement à Roosevelt qui l'avait snobé à son retour aux États-Unis. Tout cela pour dire que le temps est le meilleur juge d'un évènement et que ce sont les historiens qui sculptent les mémoires. Qu'un évènement soit vu comme un succès par ses contemporains ne signifie pas qu'il en est un dans les faits (sa couverture médiatique peut en biaiser la perception) et encore moins qu'il sera vu comme tel dans le futur. Le certain, c'est qu'en dehors de la bulle unanimiste qu'est le PAF, les médias des autres pays ne sont pas si emballés par ces Jeux et n'hésitent pas à pointer et la partialité arbitrale, et les problèmes d'hygiène, et la mauvaise gestion logistique. Les experts avertissent en outre depuis des mois que sur le plan économique ces J.O. sont ruineux pour la France ; La vérité, c'est que le fréquentation touristique de la France est inférieure d'un tiers à son taux à la même période en 2023. Ces Jeux nous ont coûté 10 milliards d'euros (dont 5 milliards d'argent public) pour des recettes qui n'atteignent même pas la moitié de cette somme.
CR : Pourtant, tout semble se dérouler à merveille sur le plan sécuritaire comme logistique.
Alek : En effet. Dieu merci, il n'y a pas eu d'attentat, ni de "fait divers" important. Le travail des forces de l'ordre est ici à saluer. Et cela montre que lorsque l'État français déploie les moyens nécessaires, il peut effectivement faire régner l'ordre. Mais à quel prix cet ordre règne ? Paris est devenu un bunker à ciel ouvert avec près de 40 000 policiers français et des milliers de policiers étrangers qui y patrouillent aidés de drones. Ajoutez-y les grillages, les QR codes… Heureusement que rien de grave ne s'est passé. Mais en est-il vraiment ainsi ? Encore l'avant-veille de la cérémonie d'ouverture, les médias rapportaient le viol collectif d'une touriste australienne, l'agression de deux opérateurs, le cambriolage de joueurs argentins, un stade envahi en plein match, des couacs importants au niveau logistique (lits en carton au village olympique, rats, repas hypocaloriques pour les athlètes). Dès le 26 juillet, tout accroc semble avoir disparu, comme si la Providence elle-même avait écarté les nuages noirs sur la tête de sa fille aînée pour assurer son succès. Sans verser dans un complotisme de bas étage, il semble bien étrange que qu'aucun accroc n'ait vu le jour depuis et que les médias aient pris des airs de ravis de la crèche en ne rapportant que des informations positives, comme 20 Minutes qui se félicite que Paris soit devenu "une ville sympa"…
CR : Pensez-vous donc que les informations sont filtrées pour ne pas entacher les Jeux Olympiques et l'image de la France ?
Alek : C'est bien ce qu'avaient fait les autorités soviétiques aux Jeux Olympiques de 1980. Ceux de Paris y ressemblent d'ailleurs beaucoup. L'administration de Moscou avait procédé à une rénovation en surface des bâtiments, à l'évacuation des "éléments perturbateurs" (ivrognes, voyous, drogués, prostituées, personnes condamnées) envoyés en province le temps des compétitions, et la presse soigneusement muselée n'avait évoqué aucun faux pas logistique. Figurez-vous que même la rubrique nécrologique des journaux avait été suspendue pendant les J.O. Personne ne devait mourir, même de mort naturelle, durant cet évènement joyeux pour le pays... Il y a beaucoup de similitudes avec les Jeux de Paris, la France est l'inventeur de la Raison d'État après tout. Regardez les annonces fanfaronnes de Tony Estanguet qui parlait de "record historique de ventes de billets", la baignade ostentatoire de la ministre des Sports dans la Seine pour en claironner la propreté… Tout cela flaire bon l'URSS, je ne serais donc nullement étonné d'apprendre à l'avenir que certaines informations négatives ont été maquillées pour ne pas gâcher la fête.
CR : C'est au moins un succès sur le plan sportif ? Rassurez-nous (rires).
Alek : Eh bien… comment dire ? Une quarantaine de médailles pour un pays hôte présentant plus de 600 athlètes, et uniquement dans les sports où il n'y avait pas de concurrence sérieuse. Je laisse vos lecteurs en juger d'eux-mêmes... On s'extasie sur la victoire de Riner au judo, par exemple, mais lorsque le moment d'euphorie sera redescendu et qu'on aura rembobiné les images, il sera force de constater que l'or était garanti. Quant aux quatre médailles en natation, je ne me prononcerai pas, mais les justifications sur l'absence de contrôle anti-dopage me semblent bien bancales. Puis, il y a des sports de niche comme le kayak, le BMX ou le dressage équestre, inconnus du grand public. Soyons sérieux : une médaille en breakdance n'a quand-même pas la même valeur qu'une au 100 mètres. Ces quelques succès ne sauraient en effet masquer le fait que dans les sports collectifs et en athlétisme, la France reste toujours à la traîne. Et ce n'est pas faire injure à vos sportifs que de l'affirmer. Ils sont les premiers lésés par cette politique de mauvaise gestion du sport professionnel. Je connais un peu le sport de haut niveau. Le quotidien type d'un coureur est par exemple d'effectuer des tours de pistes trois fois par semaine à l'aube, dans un stade mal éclairé, sous les encouragements d'un entraîneur grelottent de froid, et en prévoyant à la dixième de seconde près sa performance pour la valider (il y a tout un système de barèmes, très difficile à comprendre pour un profane). Le tout sans subventions, parfois sans même de sponsor, avec très souvent un travail alimentaire à côté, et avec les pressions morales des instances sportives et politiques pour n'exprimer aucune critique. Si les médias et les supporters les plus fanatisés veulent s'illusionner sur le fait que la France est une grande nation de sport : naslajdaites ! comme on dit en Russie – qu'ils se régalent. Mais sans l'absence des athlètes russes et biélorusses, sans l'effet "arbitrage maison" (qui favorise toujours les pays hôtes) et avec des contrôles anti-dopage plus rigoureux, j'ose affirmer sans craindre de trop m'avancer que le nombre de médailles serait bien inférieur au tableau de chasse. Là encore, le temps est seul juge. Nous verrons bien ce que donnera la France aux prochaines compétitions internationales dans les diverses disciplines.
Par ailleurs, l'on remarque que beaucoup de médailles françaises sont dues à des personnes naturalisées, dont une très belle nageuse russe qui travaille parallèlement comme policière. Voilà un bel exemple d'intégration ! Étant naturalisé moi-même, je ne critique pas le principe de faire concourir des non-natifs. Il semble néanmoins inquiétant qu'un pays de 68 millions d'habitants doive recourir à des talents exogènes faute de pouvoir faire germer les siens propres. La France actuelle me fait hélas penser à l'Empire romain du Vème siècle : les Romains, devenus veules et décadents, allaient désormais quérir les bâtisseurs en Égypte, les scientifiques en Grèce, les guerriers en Germanie, les amants pour leurs femmes en Gaule (eh oui), puis, s'affalant eux-mêmes dans leurs canapés de paresse, ils se glorifiaient la coupe à la main des prouesses de ces étrangers plus ou moins romanisés, faites au nom d'une Rome à laquelle ne restait encore que le nom et l'ancien prestige accumulé au fil de siècles, une Rome qui en vérité n'existait déjà plus puisque ses fils naturels avaient renoncé à la faire vivre.
CR : Un bien triste constat pour la France actuelle, mais que tout esprit lucide ne pourra que partager. Vous conviendrez à tout le moins que ces Jeux Olympiques de Paris sont un moment de joie, de fierté et d'union pour les Français ?
Alek : Pour la joie, eh bien, tout dépend de la définition qu'on lui donne. Sur les images de France Télévision, les fans les plus zélés sautent, imitent à dessein des bruits d'animaux et huent les athlètes des autres pays. Il paraît qu'en France on appelle cela "mettre l'ambiance"… Chaque peuple ayant son caractère propre et sa façon d'exprimer la joie, il ne m'appartient pas d'émettre un jugement (rires). Disons seulement qu'à défaut d'être heureux, le peuple semble à tout le moins satisfait de ces Jeux offerts par le pouvoir.
Pour ce qui est de la fierté d'être Français, on a en effet rarement entendu autant de Marseillaises chantées à l'unisson. L'on pourrait donc croire à un retour de la ferveur patriotique. Mais, en vérité, le chauvinisme sportif n'a rien d'extraordinaire en France, c'est même le seul qui y est autorisé. L'évènement national que sont les J.O. a tout au plus accru son intensité. Les Français ont en effet un rapport assez ambigu envers leurs emblèmes nationaux (hymne, drapeau). Alors que la plupart du temps on les remise au placard honteusement et que leur usage est même associé à l'extrême-droite réactionnaire – ce qui est assez ironique pour des symboles créés par des révolutionnaires jacobins – les temps de compétition sportive sont un interlude durant lequel les afficher devient autorisé, sinon impératif pour être un "bon" Français socialement intégré. Dès les années 1970, la célèbre philologue et historienne Jacqueline de Romilly s'était interrogée sur le phénomène du chauvinisme sportif. Cependant, là où elle voyait un tremplin vers le chauvinisme politique, je pense que c'en est au contraire un exutoire. Tout a été fait depuis 1945 pour bannir le chauvinisme politique et le nationalisme de la fenêtre d'Overton occidentale ; or l'humain est ainsi qu'il a par nature besoin de communauté, de ressemblance, de confrontation à l'altérité. Le sport est donc le dérivatif pacifié de ces pulsions tribales naturelles qui ne peuvent plus s'exprimer ni sur les champs de bataille, ni sur les tribunes politiques. L'on s'époumone au stade pour ceux qu'on considère comme les "siens", comme les représentants d'un honneur national qui en dehors des gradins apparaîtrait comme suranné, voire suspect. Peut-on dire que les Français sont plus fiers grâce à ces J.O. ? Sur le plan du chauvinisme sportif, oui, sans aucun doute. Au niveau d'un patriotisme réel, pas plus qu'avant. Je doute en effet qu'après ces J.O. les supporters soient saisis d'un vif désir de revenir aux clochers et aux terroirs, aux valeurs chevaleresques et à la notion de France éternelle. C'est au contraire le caractère "universel" et "pluriel" de la République qui est célébré tout au long de ces Jeux.
Enfin, pour ce qui est de l'union, ces Jeux auraient effectivement pu être l'occasion de rassembler une société fracturée, mais les organisateurs ont encore une fois choisi la promotion de leur agenda idéologique et l'offense gratuite. Quand bien même une majorité de Français auraient vraiment apprécié cette cérémonie, ce qui reste encore à prouver, il est bon de rappeler que les Jeux Olympiques sont avant tout un évènement international qui s'adresse au monde, et que le monde entier est loin d'être aussi sécularisé et progressiste sur les questions de genre que l'est notre pays. Le wokisme sera aux Jeux de Paris ce que le fascisme a été à ceux de Berlin, une tache de Macbeth indélébile qui obscurcira le reste, performances sportives comprises (peut-être retiendra-t-on les victoires des quelques Russes autorisés à concourir, comme un pied-de-nez à l'Occident, de même qu'on retient la victoire d'Owens). Je doute donc que ces Jeux contribuent à l'unité de la société, française ou internationale, ils concourent plutôt à son archipélisation.
CR : Justement, comment voyez-vous l'après-J.O.
Alek : La "désenchantade" sera rude. C'est un mot qui n'existe pas, je le sais bien, mais il m'apparaît être le plus approprié pour décrire la gueule de bois qui suivra la noce. La France est actuellement dans une bulle rose, savamment entretenue par les médias unanimistes. "Panem et circensem", comme disaient les Romains. Sitôt cette bulle éclatée, les Français vont réaliser que le monde n'a pas cessé de tourner (pour information, il y a un danger d'embrasement général au Proche-Orient ; une crise diplomatique en approche avec l'Algérie et un changement de pouvoir au Royaume-Uni), et qu'en outre ce monde était loin d'être unanimement béat devant ces Jeux que Macron voulait historiques. En France même, l'agenda politique va reprendre à la page même où il s'était arrêté pour la trêve : une Assemblée sans majorité, un Gouvernement démissionnaire depuis un mois, un blocage général des institutions. Il va donc bien falloir revenir à la réalité. Ces propos peuvent sembler condescendants, il n'en est rien. On ne peut reprocher au peuple de vouloir oublier un temps la politique et de se laisser aller. Les Français ont été fortement éprouvés depuis quatre ans : Covid, conflit ukrainien, inflation, réforme des retraites, guerre israélo-palestinienne, crise institutionnelle… On a bien le droit de souffler durant deux semaines et de profiter de la fête en se disant qu'on aura tout le temps de se plaindre de la gueule de bois quand elle surviendra. Je regarde aussi les épreuves qui m'intéressent et je supporte même – sans zèle – certains sportifs, français ou étrangers. S'amuser ne signifie pas être conformiste et oublier les réalités politiques. Le tout est de ne pas laisser le pouvoir utiliser la dynamique favorable créée par ces Jeux Olympiques pour redorer son blason et faire passer des pilules impopulaires. De même qu'il y a eu l'affaire Benalla au lendemain de la Coupe du Monde, il faut que les médias d'investigation et les lanceurs d'alertes fassent éclater des scandales d'État après ces J.O. afin que le pouvoir en place ne puisse en profiter.
CR : De tels scandales sont-ils prévisibles ?
Alek : Rien que l'affaire des 10 milliards dépensés pour l'organisation de ces Jeux mérite une enquête, surtout lorsque l'on sait qu'encore quelques jours avant le début des Jeux, la Fédération Internationale de Judo se plaignait de la mauvaise qualité des tatamis, que les athlètes dénonçaient leurs conditions de vie au village olympique (que plusieurs délégations ont quitté pour s'installer dans des hôtels tant les conditions étaient insalubres), que plusieurs rapports scientifiques déclaraient la Seine toujours impropre à la baignade (malgré les 1,4 milliards d'argent public dépensés pour son nettoyage). Il faudra bien que quelques journalistes courageux brisent l'omerta et s'interrogent sur un éventuel mésusage de cet argent. La presse internationale a également dénoncé le caractère laxiste des contrôles antidopage français et ce que l'on appelle dans le milieu sportif "l'arbitrage maison", soit lorsque les arbitres étrangers ont tendance à favoriser les sportifs du pays hôte. Des autorités politiques aux staffs sportifs, en passant par les fédérations, beaucoup de personnes impliquées dans l'organisation de ces Jeux auront à répondre à certaines questions, sinon du fait des médias français, à tout le moins d'enquêtes indépendantes ou internationales. En politique comme en sport, beaucoup de légendes risquent d'être déboulonnées si les médias et les lanceurs d'alerte ont le courage de creuser pour manifester la vérité à tout prix.
CR : Que peut faire le peuple ?
Alek : On aurait aimé qu'il y eût des opérations de désobéissance civile, mais le peuple n'a hélas pas répondu présent à cet appel formulé par quelques groupes dissidents de droite et de gauche. Encore une fois, on peut le comprendre. Les Français ont voulu, l'espace de deux semaines, oublier quatre ans d'épreuves et profiter d'une fête qu'on n'est pas près de revoir dans notre pays – si contestable qu'elle soit. Certains "dissidents" aiment à culpabiliser et à prendre de haut le peuple chaque fois qu'il s'amuse. C'est injuste et surtout contre-productif. Que les Français qui aiment ces J.O. profitent donc et s'amusent pour ce qui reste de la fête olympique, ils l'ont bien mérité. Cependant, ils ne doivent pas oublier que ces Jeux, comme tout évènement festif, sont un instrument des élites pour acheter leur sympathie, voire leur assentiment. Un tel évènement peut être l'occasion de sombrer dans le festivisme et d'abdiquer son élan contestataire comme le veut le pouvoir, mais cela peut aussi être l'occasion de s'amuser de façon constructive, d'en faire un "repos du guerrier" afin d'être pleinement en forme pour les combats qui seront à mener pour les libertés et les acquis sociaux dès septembre. Car il est évident qu'après ce court répit que sont les J.O., l'agenda macronien (ou plutôt blackrockien et mckinseyen) de casse sociale et de restriction des libertés citoyennes va reprendre de plus belle. Et pour le contrer, les contestataires auront besoin de ceux qui ont critiqué ces Jeux Olympiques, comme de ceux qui les ont appréciés.