La tentation de Dieu

par Véronique Anger-de Friberg
mardi 28 juin 2005

« L’absence de réponse des politiques, des associations, des intellectuels et penseurs de tous poils, face au discours islamiste est préoccupante. Ce qu’il faut, c’est répondre à tous les Tariq Ramadan, et leur expliquer pourquoi ce qu’ils affirment est irrecevable. Il faut rappeler qu’une communauté ne peut imposer ses valeurs à toutes les autres. Il faut réaffirmer que la Déclaration universelle des droits de l’Homme n’est pas une déclaration européenne, mais la résultante de l’évolution des civilisations de toute l’humanité à laquelle la conquête islamique elle-même a participé ». C’est en ces termes que Elie Ayoub* pose le problème « Tariq Ramadan » dans son essai intitulé « La tentation de Dieu ».

Véronique Anger : Le public non averti a découvert Tariq Ramadan lors de son face-à-face télévisé avec Nicolas Sarkozy, invité de l’émission de France 2 « 100 minutes pour convaincre », présentée par Olivier Mazerolles le 20 novembre 2003. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure l’ancien ministre de l’Intérieur n’a pas involontairement contribué à légitimer Ramadan en tant que porte-parole de la fraction intégriste de la communauté musulmane... Puisque vous lui avez consacré un livre, selon vous, qui se cache réellement derrière cet intellectuel qui, avant de devenir persona non grata aux Etats-Unis, aurait dû enseigner la philosophie près de Chicago, à l’université catholique Notre-dame ?

Elie Ayoub : Tariq Ramadan est professeur de philosophie. Il est de nationalité suisse et vit en Suisse. Il est francophone et maîtrise parfaitement notre langue et notre culture. Accessoirement, il est le petit-fils de Hassan al-Banna, le fondateur en Egypte de la confrérie des Frères musulmans, le fils de Saïd Ramadan, figure historique des Frères, exilé à Genève où il fonde le Centre Islamique des Eaux Vives (CIEV), et le frère de Hani Ramadan, directeur du CIEV. Cette lourde parenté n’est pas sans influence sur les idées véhiculées par celui qui se présente comme un exemple de modération. Tariq Ramadan est très populaire dans les cercles musulmans radicaux depuis 1989. Il a publié de nombreux livres sur la question musulmane. Les cassettes audio de ses conférences se vendent en moyenne à 50.000 exemplaires, circulent principalement dans les cités françaises dites « à problèmes ». Il est indéniable que Ramadan possède un certain charisme. Il est séduisant dans son apparence et dans ses qualités d’orateur. Mais là où il est le plus fort selon moi, c’est lorsqu’il prône la désobéissance civile. Il est très difficile de s’opposer à la désobéissance civile. C’est une attitude parfaitement inscrite dans les lois républicaines et démocratiques. Quand le roi des Belges fait voter dans son pays une loi d’exception lui permettant de refuser de signer le décret européen sur l’avortement parce qu’elle est, déclare-t-il, « contraire à sa religion », le roi justifie son acte comme un acte de désobéissance civile. Qui, après cela, pourrait s’opposer à une communauté qui revendiquerait le droit à la désobéissance civile ? Ramadan s’est engouffré dans la brèche. Son discours est un discours « piège » en ce sens qu’il est légaliste. Il conteste, tout en s’inscrivant dans le droit européen. Les constitutions et les lois des pays européens lui permettent de dire non ; il utilise donc ce droit. Ainsi, celui qui reçoit son discours entend : « Je ne suis pas hors la loi. C’est mon droit d’être musulman et donc, c’est mon droit de refuser une loi qui va à l’encontre de ma religion ». Persuadés d’être détenteurs de la vérité, les islamistes radicaux ont prévu de répondre par avance à toutes les objections qui pourraient leur être opposées. Selon eux, quelle que soit la question, la réponse se trouve dans les lois de l’Islam le plus radical. La tradition islamiste place l’identité musulmane au-dessus de l’identité citoyenne et la religion au-dessus des lois. Nous aurions tort de ne voir dans sa démarche qu’un discours parasite. Ramadan joue sur l’ambiguïté de la notion de désobéissance civile et gomme le conflit de valeur d’une simple question pleine de sous-entendus menaçants et destinée à couper court à un vrai débat sur l’islam : « Est-ce un conflit de civilisation que vous voulez ? ». En laissant ce brillant orateur polariser le débat sur la sphère religieuse, on a laissé la religion investir le débat politique. Mais ce qui me préoccupe plus encore, c’est que personne ne s’oppose au discours de Tariq Ramadan. A mon avis, la question n’est pas de savoir s’il faut ou non interdire à Tariq Ramadan d’entrer sur son territoire, comme l’ont fait les Américains en lui refusant son visa pour venir enseigner dans leur université. Pourquoi aller à l’encontre des fondements de notre constitution ? La liberté d’expression est un droit inaliénable. Le problème est plutôt de savoir si on peut fournir des objections à ses déclarations. L’absence de discours (des politiques, des associations, des intellectuels et penseurs de tous poils) face au discours islamiste est préoccupante. Pourquoi ne porte-t-on pas le débat sur la place publique, au niveau des institutions françaises ? Ce qu’il faut, c’est répondre à tous les Tariq Ramadan en herbe et leur expliquer pourquoi ce qu’ils affirment est irrecevable. Il faut rappeler qu’une communauté ne peut imposer ses valeurs à toutes les autres. Il faut réaffirmer que la Déclaration universelle des droits de l’Homme n’est pas une déclaration européenne, mais la résultante de l’évolution des civilisations de toute l’humanité à laquelle la conquête islamique elle-même a participé.

VA : Dans le contexte européen, y compris dans la communauté musulmane, il est très difficile d’imposer un discours radical islamiste. En dépit des frustrations, de la peur de la mondialisation, la plupart des Français (et des Européens) musulmans n’adhèrent pas au discours intégriste. Je reprends volontairement la distinction que vous opérez dans votre livre entre musulman modéré et musulman à la religiosité modérée ; entre musulmans de France (ou d’Europe) et Français ou Européens musulmans car ce point de sémantique a son importance ?

EA : En effet. On ne le répète pas suffisamment, mais la France possède la plus importante communauté musulmane d’Europe et cette population est bien intégrée. Compte tenu du fait que 70% des Français musulmans ne sont pas pratiquants, que signifie être musulman aujourd’hui ? On devrait se poser la question suivante : quelle est la place de l’Islam en France aujourd’hui ? C’est parce qu’il est difficile d’imposer un discours radical que Tariq Ramadan applique ce que j’ai appelé « la stratégie de l’entonnoir ». A travers ses déclarations, il cherche, en premier lieu, à rassurer les non musulmans, « Européens de souche », au moins autant que la communauté musulmane issue de l’immigration. Il assure qu’il approuve leur intégration, qu’il ne veut pas détruire leur univers, le pays qui les a accueillis ou dans lequel ils sont nés,... Loin de lui l’idée de remettre en question ce confort intellectuel et matériel auquel les musulmans sont parvenus dans leur pays de naissance ou d’adoption. Le premier niveau du discours de Ramadan vise donc à rassurer. Seulement, il sait bien que s’il s’engage plus avant dans cette voie, il risque de se retrouver en porte-à-faux avec le véritable objet de sa « mission ». En même temps, il lui est difficile de rompre brutalement entre ce niveau rassurant (l’acceptation de l’intégration) et la culture de substitution à laquelle il souhaite voir adhérer tous les musulmans. Afin de ne pas effrayer les foules et pour être en accord avec lui-même, il va donc glisser doucement, par étapes, d’un discours modéré vers un discours nettement plus radical. L’évolution de son discours, tout en nuances, lui permet de passer progressivement du palier modéré aux paliers suivants, traduisant des idées de plus en plus radicales. Ainsi, chaque palier contribue à jeter un peu plus le discrédit sur les fondements de la civilisation occidentale. J’entends par « civilisation » : le contexte de référence, le point de repère culturel, au sens non conflictuel. Pour étayer sa thèse, Ramadan s’appuie sur les déclarations des nombreux intellectuels qui expriment des griefs à l’égard de l’Occident. Par exemple, il reprend systématiquement les discours de la nouvelle gauche alter mondialiste et d’une certaine démocratie chrétienne italienne et allemande qui reprochent violemment à l’Occident son absence de valeurs. Il remet au goût du jour les idées de nombreux auteurs du siècle dernier extrêmement critiques vis-à-vis de la modernité, du colonialisme et de l’Occident qu’il dénonce comme anti-humaniste, agresseur premier de l’individu (premier, au sens littéral du mot). Quand il dit : « voilà la vraie violence exercée sur vous », il porte le coup ultime. Il dénonce la mondialisation et la modernité et en appelle à revenir à « de vraies valeurs », c’est-à-dire à la tradition et à la religion. Il introduit même de la nouveauté en parvenant à canaliser les frustrations des déçus de l’Occident et à les embrigader dans une mission de prosélitisme religieux : re « valoriser » la communauté humaine à partir des seules valeurs islamiques. Il a la réponse à tous nos maux : le retour aux valeurs de l’Islam radical. C’est là le fondement même de sa démarche.

VA : Le titre de votre essai « La tentation de Dieu » évoque, dites-vous, « le retour toujours envisageable de la religion sur la scène politique. Tôt ou tard, à son discours (l’islamisme), on opposera un discours de même nature. L’Europe se réveillera un jour chrétienne ». La France n’est-elle pas préservée de la tentation de Dieu car profondément attachée à ses valeurs républicaines ? La liberté, l’égalité et la fraternité ne nous éloignent-elles pas de ce risque d’instrumentalisation de Dieu ?

EA : Le fait de vivre dans un Etat républicain devrait nous en préserver en effet. Sauf si l’Etat ne défend pas correctement les lois de la République. La République est porteuse de valeurs ; l’Etat en est seulement le défenseur. Mais celui-ci peut mal comprendre les valeurs républicaines. C’est, à mon avis, ce qui se passe actuellement. Mon point de vue est qu’il faut refuser de s’engager sur le terrain du discours religieux. Reconnaître au discours religieux une légitimité dans la sphère politique me semble extrêmement dangereux.

VA : L’Europe n’est pas républicaine... Cela signifie-t-il qu’elle n’est pas armée pour se préserver efficacement de l’intégrisme ?

EA : La manière dont les musulmans souhaitent interpréter ou appliquer la loi coranique n’est le problème ni de la République, ni des constitutions européennes. La constitution française, de même que l’ensemble des lois européennes reconnaissent la liberté de culte. En revanche, lorsque la pratique de certains aspects de la religion tombe sous le coup de la loi, toute négociation susceptible d’admettre l’intégrisme est exclue. Je pense qu’un événement grave est en train de se produire, que personne n’ose exprimer haut et fort : la République est en train de mourir. Aucun politique n’a le courage de le reconnaître. Nous savons déjà que l’Europe ne sera pas républicaine. L’Europe unie est une Europe de communautés. Cela signifie qu’on se dirige vers quelque chose d’autre. Le tout est de savoir quelle sera cette autre chose ? Nos valeurs républicaines seront-elles adoptées par l’Europe ? L’Europe pourrait effectivement les intégrer, mais le souhaite-t-elle vraiment ? Je constate que jusqu’à présent, cela n’a pas été fait. Je pense que c’est tout cela qu’il faut expliquer.

VA : S’il n’y a pas encore vraiment de résurgence religieuse, il n’en demeure pas moins une profonde tradition de sentiment chrétien réveillé, en Europe -en particulier en France- par la controverse sur l’entrée de la Turquie dans la CEE. Pourquoi cette peur de voir la Turquie (qui subitement incarne l’islam) entrer dans la CEE ?

EA : En Europe, et en particulier en France, on se place encore, tout en refusant de l’admettre, dans un mode de réflexion largement influencé par la tradition chrétienne. Les 25 pays constituant l’Europe ne partagent pas de sentiment d’appartenance affective à une même nation. L’Europe est vécue comme une communauté économique, qui n’existe qu’administrativement. Je crois que l’Europe n’existe pas vraiment... Le premier problème consiste à définir les valeurs occidentales et à se situer clairement par rapport à celles-ci. Le plus étonnant est que l’Europe ne songe à exister que par rapport à ce qu’elle n’est pas : elle n’est pas américaine ; elle n’est pas islamique,... Vous soulevez à juste titre le problème actuel de la Turquie. Faut-il rappeler que ce pays a entamé, dès 1860, la sécularisation de l’Etat et la laïcisation de sa constitution, inspiré par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ? Si les Anglais et les Français n’avaient pas démantelé la Turquie, le Moyen-Orient serait peut-être laïc aujourd’hui...

VA : S’attaquer aux musulmans intégristes peut être perçu comme une forme de racisme...

EA : Nos valeurs républicaines de liberté, égalité, fraternité, ne sont pas à proprement parler des valeurs morales, mais la reconnaissance à chaque citoyen français d’une égalité de statut devant la loi, et non point d’une égalité de condition ou des valeurs. C’est en ce sens que seule la République est porteuse de valeurs. C’est elle et elle seule qui les définit. Aux individus de s’y conformer, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou autres. Au regard de la loi républicaine, un citoyen musulman a exactement le même statut qu’un catholique, un juif ou un protestant. Pourquoi devrait-on avoir honte d’imposer à tous la loi de la République ? On a peur de se voir taxer de racisme... Cette remarque est un nouvel indice de notre sentiment de culpabilité. Je pense que l’origine de ce malaise se situe dans le contentieux non résolu de l’histoire coloniale française en Afrique du nord. La France ressent toujours un sentiment d’échec et ne parvient pas à parler de l’Islam avec sérénité. Je constate que la France n’a jamais posé le problème de l’intégration dans son contexte réel, de façon rationnelle. En d’autres termes : du point de vue républicain de l’a priori d’égalité de tous les individus au regard de la loi. Je suis convaincu que c’est cela qui a perverti le débat. C’est à l’époque coloniale, lorsque la rupture a été constatée (l’impossibilité matérielle d’imposer la vision de la République française à l’Islam nord-africain) que la France a commencé à parler d’impossibilité d’intégration. C’est, à mon avis, une erreur magistrale. Toute l’époque coloniale -et je fais référence non seulement à l’administration de la République française qui a failli en imposant un système anti musulman, mais également à la sphère intellectuelle qui a justifié et légitimé l’attitude raciste de la République. De Tocqueville à Renan, en passant par Gobinot, les plus grands intellectuels ont légitimé les pratiques administratives françaises. Renan allant jusqu’à rationaliser l’inaptitude des Arabes nord-africains à intégrer la République ! S’ajoute à cela l’idée dominante de l’époque : « l’Algérie française », et l’on commence à mieux comprendre le sens donné à l’intégration : la christianisation des musulmans nord-africains. Tant que la France refusera d’admettre qu’elle a cherché à « christianiser » ses colonies nord-africaines, même au sens symbolique du terme, c’est-à-dire en établissant cette espèce de distinction entre religion et tradition, on ne réussira pas à régler le problème de l’islamisme. Je crois qu’intégration reste aujourd’hui encore synonyme de christianisation (au sens de : accepter la tradition chrétienne ou judéo-chrétienne). Cela dit et eu égard à la situation au Moyen-Orient, j’ai l’impression, si on peut oser ce parallèle, que le musulman d’aujourd’hui est devenu « le juif » d’hier... Désormais, il focalise la totalité des problèmes de l’humanité, la faillite des valeurs, la violence, l’intolérance, la peur de l’étranger,... A tel point que certains envisagent des solutions radicales ! La guerre en Irak, par exemple, est perçue par la plupart des musulmans comme une guerre de soumission. On n’est pas si loin du conflit de civilisation dont nous menace Tariq Ramadan... Le problème de l’islamisme est un problème sociopolitique, pas un problème de RG. Pourtant, depuis quelques années, la communauté musulmane a cessé de faire l’objet d’études sociales pour être placée sous surveillance policière. Le « repli communautaire » est une notion inventée par les RG, et c’est une représentation totalement fausse de la communauté musulmane française. Pourquoi a-t-on confiné la communauté musulmane française dans une mission de Renseignements Généraux ? L’Etat considère que la communauté est dangereuse alors qu’il ne lui a jamais donné la chance de se positionner par rapport au reste des institutions. C’est, à mon sens, une dérive alarmante.

(1) Lire l’article de Claude LIAUZU à propos de : « L’embarras des intellectuels » : « La colonisation à l’origine de la référence à l’idée de race dans la pensée républicaine » sur le site du MRAP Lire également les articles de Abdennour BIDAR, professeur de philosophie au lycée de Nice : « [Manifeste pour un islam européen ; »[Un islam pour notre temps( Lire. Septembre 04). *Français d’origine libanaise, Elie Ayoub est un spécialiste des questions géopolitiques liées au Moyen-Orient. Journaliste, enseignant en université la communication et la négociation internationales à Paris, Milan et Bruxelles, Elie Ayoub est l’auteur du livre : « Tariq Ramadan ou la tentation de Dieu » publié chez JMLEditeur.

Propos recueillis par Véronique Anger-de Friberg pour Les Di@logues Stratégiques


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