Faut-il abandonner sa langue au tchat ?
par C’est Nabum
vendredi 9 août 2024
Clavardage minceur
Il est des questions qui se posent désormais pour qui constate avec amertume et inquiétude qu'user encore d'une langue châtiée sans qu'elle fût par trop ampoulée, d'un vocabulaire soutenu sans qu'il soit pour autant précieux, d'une syntaxe qui n'hésite pas à employer des conjonctions de subordinations et d'une conjugaison qui ne se satisfait pas du seul mode indicatif par l'usage presque exclusif du présent et à l'extrême limite du passé composé, risque de passer pour un extra-livresque, un tenant rétrograde d'une langue devenue obsolète et inaccessible au commun des diplômés de nos grandes écoles de commerce.
Bon, d'accord, ouvrir ma diatribe par une phrase de 614 caractères et 96 mots atteste de ma plus parfaite mauvaise volonté à être lu sans faire d'effort tandis que d'autres me reprocheront de ne pas avoir franchi la barre des cent mots eux qui justement hésitent à l'écrire avec la préposition « sans » qui correspond plutôt à leur pratique usuel si on précise naturellement : « sans mot écrit dans leur entièreté » depuis qu'ils ont donné leur langue au tchat.
Faut-il donc se résigner à abandonner notre langue à ce raccourcissement de la pensée et de la graphie pour clavarder avec les moyens les plus résolument modernes de la pensée en mouvement planétaire. Que lavage de cerveau s'accompagne d'un rétrécissement prouve sans doute qu'il y a eu une erreur de programme à moins que ce ne soit le réchauffement climatique qui provoque cet effet désastreux sur les fibres de notre prose.
Adjoindre un adoucissant par le truchement d'émoticônes, d'images et même de vidéos ne changera rien à la chose. La langue se détourne sept fois dans ses couches pour aboutir à un salmigondis insipide, une bouillie verbale, un ersatz de morse usant encore de lettres avant que celles-ci finissent dans le tout à l'ego de la communication. De là à en perdre son « latrin » dans les latrines de la lexicographie moderne, il n'y a qu'un pas qui se franchit aisément sans fondement théorique.
Puisque les mots qui circulent concurrencent la vitesse de la lumière, autant les alléger au maximum pour accroître leur taux de pénétration dans l'air bête. Je peux comprendre cette impérieuse nécessité qui pousse les gens pressés à aller au plus court, au plus bref, au plus léger dans leur pensée tout comme subséquemment dans leur manière de la coucher sur un écran. Mais de là à produire un effet de contagion au niveau des neurones afin d'atteindre à la plus parfaite vacuité, il y a de quoi s'extasier devant ce miracle de concision.
Je tente de céder ainsi à la pratique en épurant au maximum mon propos, en limitant sans cesse cette langue titré à quatre carlingues qui pour rester dans le ton de l'époque se passe du sens comme de la forme, de la règle comme du cadre, de la graphie comme de la pensée. Je clavarde sans rime ni raison, je déblatère à tout venant, je ratiocine ne vous en déplaise, je clabaude parfois dans une langue vernaculaire, je jacasse au fil de la plume, je pérore avec des idées courtes et des propos creux sans pour autant parvenir à l'esprit de synthèse de mes contemporains.
Ne pouvant abandonner ma langue au tchat, il ne me reste plus qu'à faire le deuil de l'espoir d'être compris en renonçant ipso facto à être compréhensible. Le temps n'est plus au propos censé, au discours éloquent, à la parole singulière, au style ciselé, à la petite musique plaisante. Pour surnager sur cette immense toile, pour surfer sans prendre l'eau sans renier mon désir de ne pas renoncer à l'héritage de mes aïeux, je me vois contraint d'user sans vergogne de la langue de bois, l'ultime refuge des mots entiers sans matière grasse à la seule condition d'abuser de la fibre patriotique pour assurer un meilleur transit.
Écrire pour ne rien dire fut ici ma ligne de conduite tout au long de ce texte qui jamais ne céda à la tentation de l'abréviation, du sigle et de la novlangue. Le titre s'est imposé à moi, il me fallut assumer de lui accorder un développement en bonne et due forme. Voilà qui s'achève en 4152 caractères et 713 mots entiers. Merci pour votre patience.