La problématique de l’Europe puissance

par Nicolas Cadène
vendredi 24 février 2006

Dans un article précédent, je traitais de l’adhésion de la Turquie au sein de l’Union européenne (mais dans un premier temps, à l’extérieur d’un « noyau dur » européen) et de son opportunité (d’ici une dizaine d’années) dans le cadre d’une « Europe puissance ».

Mais qu’entend-on par « Europe puissance » ?
Tout d’abord, comment considérer la puissance ?

Pour faire très succinct, la puissance, en tant que telle, reste un potentiel d’actions qui peut provoquer ou inhiber les actions des acteurs sur lesquels elle s’exerce. Elle peut être positive en orientant des évolutions et aménageant des volontés déterminées. C’est aussi une façon d’organiser ses moyens au service de ses convictions.

Mais parler de « puissance » au sujet de l’entité européenne ne paraît d’emblée pas très juste, tant celle-ci est originale. En effet, la construction européenne n’a pas de précédent historique. Elle n’est pas le produit de la force ou de la domination. Elle résulte de la libre volonté des gouvernants et des peuples décidés à mettre leur union au service de la paix et du droit.

En fait, la fondation des communautés européennes marque la création d’une « Communauté de droit ». Dépourvues logiquement des symboles de la puissance étatique, les communautés ne disposent que du droit, puissant facteur centripète, pour imposer à leurs États membres la réalisation d’un projet d’intégration inédit par son ambition.
Enfin, l’Europe n’évolue pas vers une forme politique préconçue qu’il s’agirait d’imposer. Le débat sur la meilleure organisation possible n’est pas clos, comme l’a montré celui sur le traité « constitutionnel » européen.

En réalité, l’expérimentation joue un grand rôle dans la définition du système politique européen, de sorte que, là encore, les précédents historiques sont de peu d’utilité.

Ainsi - et c’est malheureux - l’élargissement décidé par le Conseil européen de Copenhague, en 2002, à dix nouveaux membres (Pologne, République tchèque, Hongrie, Slovaquie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Malte et Chypre), que nous vivons depuis deux années, n’a en rien été devancé par un approfondissement de l’Union ni par une clarification de ses objectifs.

Néanmoins, et les partisans du « non » à la constitution l’ont souvent oublié, cet élargissement marquait la réconciliation « géographique » avec l’entrée en 2007 de la Roumanie et de la Bulgarie. Encore manque-t-il, notamment pour des raisons judiciaires et d’instabilité, les États des Balkans.

Mais la survie immédiate de l’Union passe par la réforme de ses institutions, ce que n’a pas permis le « non » au traité constitutionnel en 2005. Un traité qui, loin d’être exemplaire, constituait pourtant un premier pas essentiel.

Il fut élaboré par la Convention, et signé en juin 2004 par l’ensemble des Etats membres. Rappelons que son projet fut présenté pour la première fois au Conseil européen de Thessalonique les 21-22 juin 2003 par Valéry Giscard d’Estaing, et qu’il exprimait de manière cohérente la double nature, partiellement inter-étatique et partiellement fédérale, de cette unité politique en devenir.
Il s’était heurté, en décembre 2003, à la fermeté de l’Espagne et de la Pologne.

C’était un rappel des intérêts étatiques, qui a été remarquable lors de la crise irakienne de 2003, et qu’on retrouve actuellement dans les prolongements des campagnes référendaires, en raison d’une crise sociale et économique grave.

En 2003, l’Europe s’est divisée ouvertement, avec le soutien, voire l’impulsion de Washington. D’un côté la France, l’Allemagne et la Belgique, que le secrétaire d’État américain à la défense Donald Rumsfeld a qualifiées de « vieille Europe », de l’autre, l’allié de toujours, le Royaume-Uni, avec l’Espagne, l’Italie et les PECO, nouveaux adhérents de l’Union européenne mais aussi de l’OTAN, qualifiés ensemble de « nouvelle Europe ».

Le premier ministre espagnol de l’époque, José Maria Aznar, était cohérent avec lui-même, puisque proche idéologiquement de G. W. Bush et se jugeant marginalisé par la France et l’Allemagne. Ainsi il s’opposa à son opinion publique, tout comme le fit Silvio Berlusconi, le président du Conseil italien, parce que se sentant isolé de ses partenaires européens qui éprouvaient pour le moins bien des réserves à son égard.

Quant aux pays adhérents, ils ne faisaient que suivre ceux qu’ils considèraient comme leur protecteur ultime. Le traumatisme subi par l’occupation et l’influence soviétique a suffi très logiquement à les rallier au camp anglo-américain. Un désaccord de leur part sur le sujet aurait été perçu par Washington comme de l’ingratitude, alors même que les trois pays baltes , la Slovaquie et la Slovénie devaient adhérer à l’OTAN onze mois plus tard. Comment pouvait-on, par ailleurs, leur reprocher de ne pas souscrire à une politique commune qui n’existait pas, alors que de surcroît, ils ne faisaient pas encore partie du club ?

Mais pourtant, aller contre l’intérêt communautaire, et ceci encore aujourd’hui (soit deux ans plus tard !), semble irrationnel, tant les interdépendances entre États sont profondes dans l’Union européenne.

Aucun pays membre ne peut prétendre peser seul sur les affaires du monde. Il n’existe actuellement aucun pôle s’approchant, même de loin, de la puissance américaine (pourtant bien mal en point et s’apprêtant peut-être à affronter une très grave crise financière dans un futur très proche) et la crédibilité de l’Organisation des Nations Unies pour les grandes affaires internationales a toujours été faible, et semble aujourd’hui quasi-nulle.

Ce constat n’est pas positif, il signifie une gestion monopolistique des conflits mondiaux.

Sans, bien entendu, souhaiter l’affirmation d’une Europe hégémonique ou même colonialiste, une « Europe puissance » permettrait une alternative à la seule vision états-unienne du monde.

Car même si ces deux pôles font partie de la même sphère occidentale, leur manière de voir les choses est souvent bien différente. Il n’est sans doute pas faux de dire que le refus européen de se construire en tant que puissance annonce à la fois son déclin diplomatique, démocratique et culturel, et un déséquilibre plus marqué encore des relations internationales .

Concrètement, aujourd’hui, l’Union européenne doit faire face à "l’hyperpuissance" américaine comme à d’autres puissances comme la Chine, l’Inde, le Japon, le Brésil, et bien sûr la Russie.

Qui plus est, elle doit être capable de gérer à la fois les nouveaux enjeux mondiaux et ses propres crises internes (comme l’ultralibéralisme non régulé, les crises économiques, le terrorisme, l’émergence de nouvelles puissances, la crise économique, le déclin démographique alarmant, mais aussi et surtout le déclin démocratique et l’augmentation de la xénophobie et de la peur de « l’autre »).

Face à de tels défis, une pléiade d’États est moins efficiente qu’une union constructive.

Mais ne pouvant naître sans l’aval populaire, les gouvernants doivent combattre le désintérêt des citoyens européens face à la vie politique, démocratiser les institutions communautaires et réaliser des politiques communes accessibles, visibles, et au nom d’un seul peuple.

Cette "Europe puissance", qui rompt avec l’idée d’une " Europe espace", permettrait alors la sauvegarde des valeurs européennes -qui sont bien réelles et qui le seront toujours plus, leur pérennisation, ainsi que la création d’un vaste espace démocratique.

Au-delà, elle permettrait un nouvel équilibre mondial, plus juste, qui répondrait aux souhaits des pères fondateurs de l’Europe, c’est-à-dire, une Union politique prospère et pacifique, porteuse d’un nouveau modèle plus égalitaire et solidaire.

Car « nous ne pouvons pas accepter la dégénérescence ». Or, l’UE a généré une grande déception. L’étroite coordination des politiques économiques et budgétaires est inexistante. Les États se sont dessaisis de prérogatives importantes, sans qu’on en ait reconstitué les mécanismes à l’échelle de l’Union, parce que celle-ci n’est pas un État. En outre, rien ne limite la course compétitive aux baisses d’impôts, ce qui appauvrit les États et ne permet pas de mettre fin aux paradis fiscaux internes à l’UE, fait économiquement nuisible et moralement scandaleux.

Le déficit économique de l’Union est important. Sous l’angle social - lié à l’économie - l’UE n’est pas capable de se doter d’un authentique programme de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, notamment à cause d’une trop faible ou d’une mauvaise intégration.

Les mesures suggérées aux États membres - et non décidées - vont parfois dans le bon sens mais sont timides, lentes et tout à fait insuffisantes. La logorrhée communautaire masque l’impuissance, alors qu’un État européen pourrait mieux résorber exclusion et pauvreté. Le déficit social de l’Union est important.

Le traité constitutionnel apportait quelques aspects positifs en la matière, mais il semble qu’ils n’aient pas été bien perçus, et que certaines idées « nationalistes » aient plus convaincu.

Dans les domaines de la sécurité intérieure, la coopération des vingt-cinq reste faible, et le choc majeur des attentats du 11 septembre 2001, du 11 mars 2004, et du 7 juillet 2005, après avoir fait sortir les États membres de leur torpeur, a de nouveau fait place à une absence de politique commune réellement efficace, qui ne porterait pas atteinte aux droits les plus élémentaires.

Le deuxième pilier de l’UE n’est qu’une banale coopération internationale. Là encore, la fusion des piliers par l’adoption du traité constitutionnel était extrêmement positive.

Dans les domaines de la sécurité extérieure, la coopération des vingt-cinq est aussi faible. L’incapacité de l’Union à exister sur la scène internationale est évidente, l’Europe est sans politique extérieure ni défense commune - ou presque.

Le déficit politique de l’UE est important. Dans de nombreux domaines, l’Union n’est qu’un faux-semblant ; la simple coopération inter-étatique, qui est très souvent la règle, condamne presque toujours à l’impuissance.

Quant aux secteurs dans lesquels des mécanismes supranationaux sont en œuvre, ils ont conduit à faire de l’UE un grand marché.
Même si cela n’est pas sans intérêt, ce n’est pas ce que les citoyens européens attendent avant tout de l’Europe. Là encore, la « Constitution » semblait résorber quelques défauts.

Les institutions de l’Union européenne sont incompréhensibles pour les citoyens, le traité de Nice a approfondi le fossé entre l’UE et l’opinion publique, et la « Constitution » permettait d’aller plus loin (même si cela n’était pas suffisant).

Les citoyens européens sont victimes d’un grave déni : ils vivent dans des États dont les attributions ont été assez largement démantelées, et dans une Union qui ne les a que très partiellement récupérées et qui n’a pas été dotée d’un gouvernement. Ainsi que l’écrivait J.-P. Fitoussi il y a deux ans : « En l’absence, pour l’instant, d’un projet politique cohérent, l’Europe apparaît comme un lieu vide de la souveraineté, un gouvernement par des règles, plutôt qu’un gouvernement par des choix ». Cela est toujours vrai.

Les Européens ont été dessaisis de choisir leur avenir, chacun dans son État, et on les a privés d’un droit réel et entier à choisir leur destin collectif. C’est de cette tragédie qu’il faut sortir.

La mondialisation a déjà tellement interpénétré les économies et les sociétés des États membres que le retour en arrière, proposé par les « souverainistes » (et même par la plupart des membres de la majorité parlementaire et gouvernementale actuelle en France), n’est qu’une illusion, à moins de choisir un mal plus profond que celui auquel ils disent s’attaquer.

Seule une lucide et courageuse marche en avant s’impose pour construire une UE qui soit non seulement commerciale et monétaire, mais aussi économique et sociale, donc pleinement politique.

Il faut organiser une « Europe puissance », une communauté volontariste et ambitieuse, de destins pour le bien des Européens et dans l’intérêt de l’humanité (sans aucune pensée expansionniste, évidemment).

Et si cela n’est pas possible à 25, il faut affirmer le droit des peuples lucides à créer un noyau fédéral, un « noyau dur » (cf. mon autre article sur le sujet).

Le traité constitutionnel européen, bien qu’imparfait, permettait de commencer cette lucide marche en avant.

Il a été refusé en France et aux Pays-Bas, il faut néanmoins continuer cette construction européenne, vers la constitution d’un véritable pôle politique, vers celle d’une véritable puissance alternative.


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