Erdogan et l’échelle des démocraties

par Sylvain Rakotoarison
lundi 26 février 2024

« Erdogan a dit un jour que la démocratie était pour lui un voyage en bus : "Une fois arrivé à mon arrêt, je descends". » (roi Abdallah II de Jordanie, le 4 juillet 2013).

Le Président de la République de Turquie Recep Tayyip Erdogan atteint l'âge de 70 ans ce lundi 26 février 2024. Homme politique turc très particulier, il domine la vie politique turque depuis plus de vingt ans et fait partie des grands leaders de ce pays depuis l'effondrement de l'empire ottoman.

Alors que la Turquie a toujours été une république laïque dont la laïcité ("à la française") était scrupuleusement défendue par une armée susceptible de fomenter des coups d'État pour empêcher toute islamisation, Erdogan est une sorte d'ovni islamisé. Maire d'Istanbul (où il est né) du 27 mars 1994 au 6 novembre 1998, il est membre du Parti de la justice et du développement (AKP) qu'il a cofondé et qu'il préside depuis le 14 août 2001.

Sa montée vers pouvoir (malgré des démêlées politiques avec la justice) a été politiquement très subtile car l'AKP est un parti islamique. Il s'est engagé en politique dans les années 1970 dans le parti islamiste de Necmettin Erbakan (Parti du salut national, dissous en 1981, puis Parti de la prospérité, puis, en 1997, Parti de la vertu, dissous en 2001), tout en étant ouvertement anticommuniste, anti-franc-maçon et antijudaïque (pour ne pas en dire plus). Son élection à la mairie d'Istanbul est une surprise, au premier tour, il a eu plus de 25% des voix, dépassant le candidat du Parti de la mère patrie et celui du Parti populiste social-démocrate, grâce à son thème de campagne très marquant, la lutte contre la corruption. Il n'hésitait pas à dire qu'il était « l'imam d'Istanbul », inquiétant ainsi la plupart des Turcs favorables à la laïcité. Le sujet de l'islamisation était très sensible dans le pays.

Les provocations n'étaient pas du goût des militaires. Lors d'un meeting le 6 décembre 1997 à Siirt, Erdogan a eu des mots très durs considérés par la justice comme une incitation à la haine : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ! ». Pour cette raison, il est condamné le 21 avril 1998 à une peine de prison de dix mois et s'est retrouvé libéré le 24 juillet 1999 après une incarcération qu'il a très mal vécue. Erdogan a décidé alors de changer radicalement de stratégie en quittant le Parti de la vertu et en créant en 2001 un nouveau parti, l'AKP.

Dans un premier temps, donc, Erdogan était un militant islamiste qui voulait affronter frontalement les militaires, mais cette stratégie "bourrin" était vouée à l'échec car les militaires veillaient à la république laïque. Dans une deuxième temps, Erdogan a voulu jouer le jeu de la démocratie et c'est ce qui lui a permis d'accéder au pouvoir. Dans l'opposition, il expliquait qu'il était favorable à la séparation de l'islam et de l'État et voulait rassurer en disant que l'AKP serait pour l'islam l'équivalent des chrétiens démocrates allemands de le CDU pour le christianisme, en quelque sorte, il menait un parti démocrate musulman. L'AKP a accueilli les adhérents "modérés" du Parti de la vertu qui a été dissous au même moment. Ainsi, un peu plus tard, le 12 octobre 2004, il allait dire dans un hebdomadaire turc : « Mais avant tout, je ne souscris pas à l’idée selon laquelle la culture islamique et la démocratie ne peuvent être réconciliées. (…) Il existe une demande indubitable de démocratisation au Moyen-Orient et dans le monde musulman au sens large. ».

Cette stratégie, visant à rassurer les militaires turcs, a été gagnante beaucoup plus rapidement qu'il ne le pensait lui-même. L'AKP a gagné les élections législatives du 3 novembre 2002 : il a obtenu 363 sièges sur 550 avec 34,3% des voix. Cette victoire fut d'autant plus importante qu'il a battu massivement tous les partis traditionnels, comme le Parti de la juste voie (DYP) de l'ancienne Première Ministre Tansu Ciller qui, ne franchissant pas le seuil de 10% (9,5%) n'a plus aucun siège (il en avait 85 précédemment). Pareil pour Parti d'action nationaliste (MHP) qui est passé de 129 sièges à zéro avec 8,4% des voix et le Parti de la mère patrie qui a perdu ses 86 sièges sortants avec 5,1%. C'est le cas aussi du Parti de la félicité (SP) qui a eu 2,5%, dans l'impossibilité de garder ses 111 sièges sortants, du Parti de la gauche démocratique (DSP) avec 1,2% (136 sièges sortants) et du Parti de la nouvelle Turquie (YTP) avec 1,2% (58 sièges sortants). Un seul parti, autre que l'AKP, parvint à obtenir des sièges, le nouveau Parti républicain du peuple (CHP) qui, avec 19 ;4%, a obtenu 178 sièges (contre zéro précédemment car il était en dessous du seuil de 10%). L'AKP n'était donc pas loin de la majorité des deux tiers nécessaires pour réviser la Constitution, enjeu stratégique des islamistes.

Mais cette victoire politique n'était pas une victoire personnelle : Erdogan ne pouvait prétendre à diriger le nouveau gouvernement car lui-même a vu sa candidature invalidée en septembre 2002 parce qu'il était encore frappé d'inéligibilité, et il n'a donc pas été élu député. C'est donc son fidèle lieutenant Abdullah Gül qui fut le Premier Ministre d'un (premier) gouvernement islamo-conservateur du 18 novembre 2002 au 14 mars 2003. Aussi court car finalement, Erdogan est parvenu à se faire élire député le 9 mars 2003 au cours d'une élection partielle (le gouvernement ayant levé son inéligibilité). Cet artifice lui a permis de prendre le pouvoir.

Erdogan fut donc désigné Premier Ministre de Turquie à partir du 14 mars 2003, il nomma Abdullah Gül comme Vice-Premier Ministre et Ministre des Affaires étrangères du 14 mars 2003 au 28 août 2007. Ce dernier fut désigné candidat pour l'élection présidentielle suivante en avril 2007 (la Turquie était alors une république parlementaire dont le Président n'avait qu'un rôle honorifique, le pouvoir était alors sous la responsabilité entière du Premier Ministre, comme en Allemagne, en Italie ou en Espagne), et, après une crise politique (absence de majorité et élections législatives anticipées), Abdullah Gül fut élu Président de le République le 28 août 2007 au troisième tour et assuma ses fonctions fonctions jusqu'à la fin de son mandat le 28 août 2014.

De son côté, Erdogan a gagné les élections législatives suivantes, celles du 22 juillet 2007 (46,6% des voix et 341 sièges sur 550) et celles du 12 juin 2011 (49,8% des voix et 327 sièges sur 550) qui ont consolidé sa majorité. Son pouvoir était désormais bien assis. Son action était plutôt rassurante auprès de ses partenaires habituels (la Turquie appartient à l'OTAN), notamment par sa demande d'adhésion à l'Union Européenne. Parmi les points délicats avec les Européens, la peine de mort (en particulier dans sa répression contre les séparatistes kurdes du PKK) et la reconnaissance du génocide arménien (très absurdement, la Turquie moderne a endossé l'héritage politique de l'empire ottoman alors qu'elle se posait en autre pays).

Malgré des débuts modérés, l'islamiste pointait. Dès 2008, Erdogan a autorisé le port du voile dans les universités alors que c'était jusque-là interdit. Petit à petit, le démocrate s'est transmuté en autocrate. Cette transformation s'est produite parallèlement à la naissance du mouvement protestataire qui a début le 28 mai 2013 par un sit-in dans le parc Taksim Gezi, le grand parc d'Istanbul, des riverains et des écologistes qui protestaient contre la destruction de ce parc au profit de projets urbains bétonnant la place. Très rapidement, des centaines de milliers de manifestants ont emboîté le pas avec des manifestations dans des dizaines de grandes villes de Turquie. La répression policière fut très forte, provoquant la mort de 7 personnes et en blessant près de 8 000. Ce mouvement et sa répression ont duré longtemps. En décembre 2014, un lycéen de 16 ans a risqué la prison pour insulte contre le Président.

Contre le Président, car entre-temps, Erdogan s'est fait élire Président de la République. En effet, il a modifié son mode de désignation, anciennement élu par la Grande Assemblée Nationale de Turquie, il est désormais élu au suffrage universel direct. Erdogan, élu le 10 août 2014 avec 51,8% des voix au premier tour, comptait bien donner plus de pouvoirs au Président. Depuis sa prestation de serment le 28 août 2014, Erdogan est Président de la République, réélu le 24 juin 2018 avec 52,6% au premier tour et le 28 mai 2023 avec 52,2% au second tour (49,5% au premier tour).

Après avoir perdu la majorité absolue aux élections législatives du 7 juin 2015 (l'AKP, avec 40,9% des voix, n'a obtenu que 258 sièges sur 550, mais est resté le parti dominant de la vie politique), et dans l'impossibilité de composer une majorité, Erdogan a dissous l'Assemblée et convoqué de nouvelles élections le 1er novembre 2015 où il a retrouvé la majorité absolue (317 sièges sur 550 avec 49,5%). Celui a donné les coudées franches pour éloigner la Turquie de sa tradition laïque kémaliste et pour islamiser le pays.

Cette nouvelle donne (ce troisième temps depuis 2013) a conduit à une tentative de coup d'État le 15 juillet 2016, qui a échoué. La répression a alors été massive, avec le renouvellement de la plupart des cadres de l'armée et de la police, mais aussi des médias, des universités, etc. Près 20 000 personnes ont été arrêtées, la presse muselée, les enseignants sous surveillance dans les facultés. Le 7 juin 2016, la suppression de l'immunité parlementaire a été promulguée après son adoption par les députés : c'est la liberté d'expression de l'opposition qui était en cause puisque des députés de l'opposition pourraient ainsi être poursuivis pour leurs propos (en particulier une grande majorité des 59 parlementaires kurdes).

Dans la foulée, Erdogan en a profité pour transformer les institutions en instaurant un régime présidentiel qui fut accepté par le référendum du 16 avril 2017 à 51,4% des voix avec 85,4% de participation. Cela a signifié la suppression du poste de Premier Ministre, la création d'un poste de Vice-Président et des élections présidentielle et législatives concomitantes tous les cinq ans. En outre, la justice n'est plus indépendante contrairement à ce qu'avait établi la Constitution du 9 novembre 1982 que le référendum a modifiée. Dans cette logique, Erdogan est redevenu président général de l'AKP le 21 mai 2017, présidence qu'il avait quittée le 27 août 2014 en se faisant élire Président de la République.



Aux élections générales du 24 juin 2018, Erdogan a été réélu avec 52,6% des voix au premier tour et son parti, l'AKP et ses alliés de l'Alliance populaire, ont réussi à garder sa majorité absolue avec 53,7% des voix et 344 sièges sur 600. Ces élections (anticipées) se sont déroulées sous régime d'état d'urgence, et beaucoup d'observateurs ont critiqué la sincérité de ces élections, par les traitements inéquitables des médias (aux ordres de l'AKP) pendant la campagne.

Cinq années plus tard, Erdogan était à nouveau candidat, malgré des hésitations. Sa santé semblerait fragile (il a maigri, il a dû annuler de nombreux rendez-vous dans son agenda, etc.) mais parallèlement, il a gardé une popularité solide, notamment par le retour diplomatique de la Turquie dans de nombreux conflits, en particulier dans la guerre en Ukraine et aussi dans l'interminable conflit israélo-palestinien (Erdogan soutenait les palestiniens pendant la campagne et discutait avec Israël entre les élections).

Toutefois, en raison d'un contexte économique difficile, les sondages indiquaient un retard face à son principal adversaire Kemal Kiliçdaroglu de l'Alliance de la nation. Le 14 mai 2023, l'AKP et l'Alliance populaire, à 49,5% des voix, ont préservé la majorité absolue malgré des pertes, avec 323 sièges sur 600 face à l'Alliance de la nation qui restait le principal parti d'opposition parlementaire avec 212 sièges (35,0% des voix), mais Erdogan n'a pas été réélu au premier tour comme en 2014 et en 2018. Il est parvenu cependant à prendre la première place (au contraire des prévisions des sondages), avec 49,5% des voix face à Kemal Kiliçdaroglu à 44,9% avec une forte participation (87,0% des inscrits).

Pour Erdogan, dont la troisième candidature était contestée (car la Constitution limite à deux mandats successifs de cinq ans, mais à partir de 2017 !), la situation de ballottage favorable était presque inespérée et beaucoup d'observateurs internationaux l'attendaient au tournant de savoir s'il accepterait de quitter le pouvoir s'il était battu. Car l'une des caractéristiques d'une démocratie, c'est la possibilité d'alternance (et sa réalité effective).

D'autant plus que les élections avaient été reportées de quelques mois en raison des graves séismes des 6, 20 et 27 février 2023 qui ont dévasté le Turquie et la Syrie (faisant près de 60 000 morts et 105 000 blessés, et 32 milliards d'euros de dégâts en Turquie). Or, la gestion de ces catastrophes naturelles a été très critiquée, on a beaucoup protesté contre le manque de réaction des autorités, leur inefficacité et contre le comportement très partisan d'Erdogan qui a porté son attention exclusivement aux zones sinistrées gérées par l'AKP (Erdogan a demandé pardon pour la lenteur des secours le 27 février 2023 et a multiplié les mises en cause de promoteurs immobiliers qui n'ont pas construit leurs bâtiments selon les normes sismiques adéquates).

Pendant la campagne du printemps 2023, Erdogan a montré la fierté nationale d'un retour de souveraineté militaire et énergétique, et a fait de la démagogie classique en proposant une augmentation de 45% des salaires de fonctionnaires, etc. Il a adopté l'argumentation de Vladimir Poutine pour affronter ses opposants qu'il supposait être "LGBTistes" (et s'en est pris aux homosexuels qui ne pouvaient pas être turcs).

Finalement, Erdogan a été réélu au second tour le 28 mai 2023 avec 52,2% des voix pour une participation de 84,2% des inscrits. Kemal Kiliçdaglu, le candidat de l'opposition, a très rapidement reconnu sa défaite électorale, confirmant le caractère sincère de cette élection. Erdogan a reçu les félicitations de Vladimir Poutine et aussi de Volodymyr Zelensky qui lui avait remis le 16 octobre 2020 l'Ordre du prince Iaroslav le Sage.

Cette période est un quatrième temps pour Erdogan. Il n'a plus besoin de rappeler l'indépendance de la Turquie (sympathisant parfois avec la Russie tout en étant membre de l'OTAN), car il a montré qu'il était un pays clef pour de nombreux conflits, du monde musulman mais aussi du Moyen-Orient et du clivage Est/Ouest. Ainsi, des sujets très sensibles comme l'acceptation de la Suède dans l'OTAN ou le traitement des réfugiés irakiens et syriens en Turquie sont traités avec beaucoup de responsabilité et de prudence. Son indépendance, il l'a prouvée quand il expliquait le 28 octobre 2023 : « Ceux qui versent des larmes de crocodile pour les civils tués dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie assistent en silence à la mort de milliers d’enfants innocents à Gaza. ».



La Turquie est sans doute l'exemple de la démocratie fragile, qui penche régulièrement entre démocratie sincère et autocratie réelle, avec des institutions proches des celles des États-Unis (après avoir été proches de celles de l'Allemagne ou de l'Italie, complétées par de fréquents coups d'État militaires !).

Élire ses parlementaires et son Président au suffrage universel direct ne suffit pas à faire du pays une démocratie "réelle" : encore faut-il que les vrais opposants puissent se présenter aux élections, qu'ils puissent avoir un traitement équitable dans les médias, et même cela ne suffit pas. Il faut aussi qu'il y ait des contre-pouvoirs, des droits de l'opposition (ne serait-ce que celui d'être informée), des organes ("réellement") indépendants capables de dire que l'exécutif n'agit pas selon la Constitution le cas échéant, et que les lois votées restent dans le cadre des valeurs définies par la Constitution, etc.

Cette seconde partie de ce qu'est une démocratie est un lent processus que les vieilles démocraties ont pu mettre en place. La France, pays de l'homme providentiel, de Napoléon et de De Gaulle, a pris aussi son temps pour mettre en place des procédures auto-limitant le pouvoir exécutif, comme le Conseil Constitutionnel (créé en 1958 mais qui commence véritablement à avoir un rôle important à partir de 1974 avec la saisine possible par l'opposition, redoublé en 2010 avec la QPC), et divers organismes de régulation indépendants de l'exécutif (comme la CNIL, l'Arcom, le Défenseur des droits, etc., mais aussi le parquet national financier).

Curieusement, il y a un certain nombre de chefs d'État ou de gouvernement dans le monde qui ont maintenant autour de 70 ans, qui sont au pouvoir depuis fort longtemps (une durée qui se compte souvent en décennies) et qui sont plus ou moins dans les limites de la "démocratie réelle". Je les cite ici sans être exhaustif : Recep Tapyyip Erdogan (70 ans), au pouvoir en Turquie depuis le 14 mars 2003 (et même depuis le 3 novembre 2022) ; Vladimir Poutine (71 ans), au pouvoir en Russie depuis le 9 août 1999 ; Xi Jinping (70 ans), au pouvoir en Chine depuis le 15 novembre 2012 ; Abdel Fattah Al-Sissi (69 ans), au pouvoir en Égypte depuis le 8 juin 2014 ; Benjamin Netanyahou (74 ans), au pouvoir en Israël depuis le 31 mars 2009 (avec une absence du 13 juin 2021 au 29 décembre 2022), etc.

Tous ces pays ne sont pas sur le même plan question démocratie. Xi Jinping, chef du PCC (parti communiste chinois) a été élu trois fois Président de la République populaire de Chine, mais en étant le seul candidat, sans opposition ; la Chine est structurellement antidémocratique et c'est d'ailleurs le PCC qui gère l'État. Pour l'Égypte, c'est aussi assez clair, ce sont les militaires qui gardent le pouvoir, et la rare tentative démocratique (entre le 30 juin 2012 et le 3 juillet 2013) s'est soldée par une islamisation du pays et l'ancien Président "vraiment" élu (le 17 juin 2012), des Frères musulmans, Mohamed Morsi est mort en prison le 17 juin 2019, après avoir été renversé par les militaires à la suite d'un soulèvement populaire, et condamné à mort le 16 mai 2015 (puis à la prison à vie le 18 juin 2016).

C'était moins clair pour la Russie. Après la chute de l'URSS, il y a eu un véritable courant de démocratie et de liberté. L'élection présidentielle russe des 16 juin 1996 et 3 juillet 1996 était très démocratique en raison de l'incertitude de son issue. La réélection de Boris Eltsine était peu probable selon les sondages et les oppositions ont pu faire campagne. Avec Vladimir Poutine, cela aurait pu continuer à maintenir la Russie dans cette liberté si nouvelle mais si attendue du peuple russe. Mais le nationalisme cynique et l'appât du pouvoir de Vladimir Poutine a fait virer la Russie dans un système de plus en plus verrouillé, sans médias d'opposition, sans candidat d'opposition réel, avec une répression évidente des libertés d'expression (les rares personnalités qui osent s'opposer publiquement à Poutine trouvent rapidement une mort pour le moins suspecte, comme Alexeï Navalny, Evgueni Prigojine, Boris Nemtsov, Alexandre Litvinenko, Egor Gaïdar, Boris Berezovsky, Anna Politkovskaïa, etc.).

Sur le plan démocratique, la Russie était à peu près au niveau de la Turquie, sans le problème du clivage entre armée et islam. Malgré ses fortes tendances autocratiques, Erdogan a maintenu la Turquie dans une (fragile) démocratie et un (encore plus fragile) État de droit, tandis que Poutine a progressivement mis la Russie dans un système dictatorial qui, certes, respecte la forme (mais à peine, puisque la Constitution interdit plus de deux mandats successifs), mais pourchasse jusqu'à la mort les rares opposants audacieux.

Enfin, je termine par Israël. C'est vrai, Benyamin Netanyahou a voulu réformer la justice pour éviter d'être pris dans une nasse judiciaire. Mais ses opposants ont pu se faire entendre, ont pu manifester, ont peu aussi le renverser (Benyamin Netanyahou a quitté le pouvoir entre 2021 et 2022), et au contraire, le problème d'Israël est l'impossibilité de former un gouvernement stable et modéré, à cause d'un scrutin proportionnel intégral qui donne une pouvoir disproportionné aux petites formations extrémistes. En quelque sorte, le problème d'Israël n'est pas de ne pas être une démocratie, mais d'être trop une démocratie. C'est cette prime aux extrémistes qui a conduit son gouvernement à combattre le Hamas dans Gaza avec des pertes humaines beaucoup trop importantes pour le résultat. La démocratie, c'est aussi la différence entre Israël et les pays arabes qui l'entourent. D'un côté, il y a un pays libre et prospère, à la pointe de l'innovation, de l'autre, des pays qui restent sur des cultures archaïques (la considération des femmes, par exemple) sans véritable liberté d'expression.

La Turquie se place ainsi à un niveau finalement honorable dans l'échelle des démocraties. Mais l'ennemi des démocraties est avant tout la démagogie et le populisme, et rien ne dit que l'éviction d'un potentiel autocrate élu démocratiquement irait vers une meilleure voie. C'est la raison pour laquelle Vladimir Poutine jouit aussi de l'estime de ses adversaires, car la vraie frayeur internationale, ce n'est pas Poutine, c'est ce que la Russie deviendra après lui, ou sans lui.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (24 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu


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La triple victoire de Recep Tayyip Erdogan.
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Daech.


 


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