‘Otages’ et ‘prisonniers’ : comment les médias invisibilisent l’oppression des Palestiniens

par Alain Marshal
vendredi 7 février 2025

Depuis le 7 octobre, les médias qualifient systématiquement les Israéliens détenus à Gaza d’« otages », y compris les soldats de l’occupation, tandis que les Palestiniens, même enfants, sont désignés comme « prisonniers ». Ce langage biaisé efface l'injustice historique infligée aux Palestiniens et impose un récit négationniste, érigé en dogme. La suspension d’un journaliste de France Info pour avoir qualifié des Palestiniens libérés d’« otages » en est une illustration flagrante.

Par Alain Marshal

Depuis le 7 octobre 2023, une dichotomie linguistique odieuse s'est installée dans la couverture médiatique du génocide israélien perpétré à Gaza. Même lorsqu'il s'agit de soldats capturés sur les bases militaires des forces d'occupation israéliennes — qui soumettent depuis plus de 16 ans la bande de Gaza et ses plus de deux millions d'habitants, dont la moitié sont des enfants, à un blocus sévère constitutif d'un crime de guerre et d'un crime contre l'humanité —, les Israéliens détenus à Gaza sont systématiquement qualifiés d'« otages ». En revanche, les Palestiniens détenus en Israël — parmi lesquels figurent des milliers de femmes et d'enfants, souvent emprisonnés sans inculpation ni procès — sont désignés comme « prisonniers », un terme qui nie leur souffrance et leur humanité et en occulte le contexte. Ce langage biaisé n'est pas accidentel ; il s'agit d'un choix délibéré qui perpétue l'inégalité dans la manière dont nous percevons et réagissons au sort des Israéliens et des Palestiniens. Dans la politique occidentale et les médias dominants, ce cadrage fonctionne comme une règle tacite — une règle d'un caractère si impérieux que la remettre en question relève du suicide professionnel.

Le 25 janvier, en France, un journaliste a été suspendu par France Info pour avoir utilisé le terme « otages » afin de décrire les 200 Palestiniens libérés par Israël ce jour-là grâce à l'héroïque résilience du peuple de Gaza. Cet incident met en lumière la prégnance du biais médiatique. Le journaliste, qui avait écrit « 200 otages palestiniens retrouvent la liberté », a été immédiatement sanctionné pour avoir enfreint une règle non écrite des médias : le terme « otage » est exclusivement réservé aux Israéliens. France Info s'est empressée de présenter ses excuses dans un tweet :

Ce n'est pas seulement la direction, mais bien l'ensemble de la rédaction de France Info qui s'est fendue de cette démarche, comme le démontre ce communiqué de la Société des Journalistes de la rédaction TV de France Info publié dès le lendemain :

Cependant, ces plates excuses n'ont pas suffi. Caroline Yadan, députée représentant les citoyens français résidant en Israël et avocate inconditionnelle de l'État d'apartheid, a exigé le licenciement du journaliste. Muriel Attal, directrice de la communication de France TV, a promptement confirmé la soumission de la chaîne publique aux pressions venues de Tel-Aviv en tweetant sa réponse :

Soulignons la référence à un cow-boy à la gâchette facile, particulièrement choquante après plus de 15 mois de génocide israélien à Gaza. Ce compte Twitter a rapidement été mis en privé face au tollé suscité par ce message où la servilité le dispute à l'indécence.

Cet incident n'est pas seulement une question de sémantique ; il s'agit d'une question de pouvoir, de contrôle des narratifs de guerre et d'effacement systématique de l'humanité des Palestiniens.

Deux poids, deux mesures

Le langage façonne la perception. En qualifiant les Israéliens d'« otages » et les Palestiniens de « prisonniers », les médias essentialisent le statut de victime. Le terme « otage » évoque l'image de civils innocents pris de force et retenus contre leur gré, qui méritent d'être immédiatement secourus — même au prix d'opérations sanglantes et de « victimes collatérales » — et de bénéficier de la sympathie internationale. En revanche, le terme « prisonnier » porte une connotation criminelle, suggérant que les personnes détenues sont coupables de délits voire de crimes, même si aucune accusation n'a été portée à leur encontre. Cette catégorisation est particulièrement ignoble dans le cas des détenus palestiniens, dont des milliers sont emprisonnés dans les prisons israéliennes au titre de la détention administrative — une pratique qui permet l’emprisonnement pour une durée indéterminée, sans procès ni inculpation formelle. Parmi ces détenus figurent des femmes et des enfants, certains n’ayant que 12 ans, souvent soumis à des conditions difficiles et à des abus. Les formes de torture les plus scandaleuses — y compris le viol collectif — ont été clairement documentées, particulièrement après le 7 octobre, le nombre de détenus palestiniens ayant presque doublé depuis. Pourtant, leur sort est rarement décrit, et lorsque c'est le cas, ce n'est certes pas avec la même urgence ou la même indignation morale que pour les Israéliens détenus à Gaza.

Voir Institutionnalisation du viol des détenus Palestiniens : le vrai visage d'Israël 

La suspension du journaliste de France Info est un exemple frappant de ce double standard. En utilisant le terme « otages » pour décrire les Palestiniens, le journaliste a remis en question le parti pris implicite des médias et a souligné l'humanité des populations détenues, tout en contribuant à replacer la situation dans son contexte réel : c'est bien Israël qui, depuis des décennies, a systématisé la pratique arbitraire de la prise d'otages parmi les proches des suspects pour briser les Palestiniens, sans même parler des autres formes de châtiment collectif (destruction de maisons, etc.). Cette suspension envoie un message glaçant : certains mots ne peuvent être utilisés que pour un seul camp, et tout écart par rapport à cette norme sera lourdement sanctionné.

Il ne s'agit pas seulement d'un journaliste ou d'un média. Cela reflète une tendance plus large dans les médias occidentaux, où la souffrance des Palestiniens —de même que leur courage et leurs victoires arrachées à l'occupant— est souvent minimisée, aseptisée ou franchement ignorée. Le langage utilisé pour décrire les Palestiniens est systématiquement déshumanisant, les réduisant à des statistiques, à des « militants » ou à des « prisonniers », tandis que les Israéliens ont un nom, un visage, et sont présentés comme des victimes innocentes, méritant empathie et soutien.

Voir A Gaza, l'Occident déborde de compassion pour les bourreaux 

Ce biais linguistique a des conséquences bien réelles. Il façonne l’opinion publique, influence les décisions politiques et perpétue un récit qui justifie les actions les plus atroces d’Israël tout en effaçant complètement la Palestine et les Palestiniens. Lorsque les Palestiniens se voient refuser le statut d’opprimés, leurs souffrances sont rendues invisibles et leurs appels à la justice sont rejetés.

De plus, ce parti pris renforce le déséquilibre entre Israéliens et Palestiniens. En réservant des termes comme « otage » aux Israéliens, les médias entérinent implicitement l’idée que les vies israéliennes ont plus de valeur que les vies palestiniennes. Il ne s'agit pas seulement d'un échec du journalisme, mais d'un échec de l'humanité.

Un appel à l'équité et à la responsabilité

Nous avons le devoir de demander des comptes aux médias, de remettre en question leurs préjugés et d'exiger qu'ils adoptent une approche plus équilibrée et un langage plus juste, et ne pas hésiter à les dénoncer et à les boycotter le cas échéant, voire à leur rappeler le sort de Julius Streicher, journaliste apologiste du nazisme condamné à mort aux procès de Nuremberg. Les mots comptent et doivent être utilisés avec soin et cohérence. Si les Israéliens détenus à Gaza sont des « otages », les Palestiniens détenus en Israël — en particulier ceux emprisonnés sans inculpation ni jugement — méritent bien davantage ce terme.

Voir Les médias occidentaux doivent être inculpés pour leur rôle dans le génocide à Gaza

Le droit international est également essentiel. Rappelons que la Résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies 2621 (XXV) du 12 décembre 1970 « Déclare que la persistance du colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations représente un crime qui constitue une violation de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux et des principes du droit international » et «  Réaffirme le droit inhérent des peuples coloniaux de lutter, par tous les moyens nécessaires dont ils peuvent disposer, contre les puissances coloniales qui répriment leur aspiration à la liberté et à l'indépendance.  »

Il convient aussi de mentionner la réponse à une demande d’avis consultatif adressée à la Cour internationale de Justice par l’Assemblée générale des Nations Unies sur les conséquences en droit de l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le Territoire palestinien occupé : « A propos de la question de savoir si les attaques transfrontières perpétrées par des forces irrégulières peuvent être considérées comme des agressions armées justifiant la légitime défense, la Cour internationale de Justice a constaté que les actes commis par des "bandes, groupes, forces irrégulières ou mercenaires armés" qui recourent à la force des armes peuvent équivaloir à une agression armée à condition que la gravité en soit telle qu’ils peuvent être assimilés à une véritable agression armée commise par des armées régulières, et que ces forces soient envoyées par un Etat, ou agissent pour son compte. Tel n’est pas le cas dans le conflit palestinien »

Ainsi, les soldats détenus par les forces d'occupation israéliennes devraient être qualifiés de « prisonniers de guerre », étant des cibles légitimes selon le droit international, le qualificatif d' « otage » ayant bien plus de légitimité du côté des détenus palestiniens : un peuple occupé a le droit de recourir aux armes pour sa libération, tandis qu’une puissance occupante n’a que le droit de plier bagage. Toute autre attitude trahit l’intégrité journalistique, déforme la vérité et équivaut à une complicité dans la déshumanisation et l'extermination lente et méthodique de tout un peuple.

La suspension du journaliste de France Info devrait servir de signal d’alarme. Il ne suffit pas de rendre compte du conflit ; nous devons aussi examiner le langage que nous utilisons et les récits que nous perpétuons. Ce n’est qu’en remettant en question des préjugés profondément ancrés dans nos sociétés post-coloniales que nous pourrons commencer à rendre justice au peuple palestinien et œuvrer pour un avenir plus juste et plus équitable pour ce peuple colonisé, bafoué et soumis aux pires sévices depuis plus de 75 ans.

D'après les mots du poète palestinien Mahmoud Darwish, « Nous avons sur cette terre ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. » Pour les Palestiniens, cela inclut le droit d’être vus, entendus et traités avec dignité — non seulement dans leur existence quotidienne, mais aussi dans le langage que nous utilisons pour décrire leur lutte. Il est temps que les médias reconnaissent ces réalités et cessent d’effacer la souffrance palestinienne par le pouvoir pernicieux des mots.

***

Si ce n’est déjà fait, je vous invite à signer et à faire largement circuler cette pétition sur change.org, qui appelle à ma réintégration à la CGT, d’où j’ai été exclu le 12 avril 2024 pour avoir initié une pétition dénonçant les positions ambigües de la Confédération suite au 7 octobre et demandant un soutien authentique à la cause palestinienne (que vous pouvez également lire et signer ici). L’UNSEN (Union Nationale des Syndicats de l’Education Nationale de la CGT) a confirmé mon exclusion après une audience d’appel tenue le 21 juin (lire Quand la CGT Educ’action banalise les idées d’extrême droite). Un pourvoi auprès de la Confédération est en cours. La totalité des pièces du dossier, tant les miennes que celles de la partie adverse, est accessible sur ce lien.

En particulier, voici le message, adressé sur le groupe Whatsapp des membres de la CGT Educ’action du Puy-de-Dôme le 5 novembre 2023, qui a déclenché le processus d’éviction (lire la totalité de l’échange en question sur ce lien) :

« Je viens de lire le dossier Gaza de la revue nationale de la CGT, et je suis vraiment consterné.

L’histoire se souviendra de tous ces ‘amis’ de la Palestine qui rivalisent de zèle pour répandre la propagande de l’armée israélienne sur les massacres du Hamas qui ont tué des centaines de femmes et d’enfants, alors même que les données disponibles le réfutent, et lui servent de couverture dans son génocide bien réel, tout en répandant insidieusement le cliché raciste selon lequel les Palestiniens, comme tous les Arabes, sont juste des assassins et des violeurs. Après les couveuses du Koweït, les armes de destruction massive de Saddam et le viagra de Kaddhafi, il y en a encore pour tomber massivement dans le panneau.

Le 7 octobre n’était pas un massacre mais une opération militaire qui a anéanti l’équivalent d’un bataillon de la Brigade de Gaza voire davantage, comme le montrent les seuls chiffres existants publiés à ce jour (par le journal israélien Haaretz), qui indiquent bien qu’au moins la moitié des tués Israéliens étaient des soldats (dont de nombreuses femmes, qui servent obligatoirement dans l’armée, et moins de 20 enfants).

De courageux Israéliens dénoncent les mensonges de l’armée israélienne qui font un amalgame délibéré entre militaires, colons/miliciens surarmés et civils, et accusent Tsahal d’avoir délibérément sacrifié ses civils en masse plutôt que de les laisser tomber vivants entre les mains du Hamas (doctrine Hannibal, officielle et bien connue). En voici un exemple parmi tant d’autres.

Je compte écrire un courrier à la CGT nationale pour dénoncer leur position honteuse. »

En lisant tous les passages surlignés en vert de la retranscription d’une réunion de Bureau du 10 novembre, où on a essayé de me forcer à démissionner à 9 contre 1, on se rend compte du caractère central de mes positions sur la Palestine dans cette volonté d’exclusion. Et ces échanges Whatsapp sont la seule pièce distribuée par le Bureau de la CGT Educ'action en Commission Exécutive le 17 novembre pour justifier la tenue improvisée de nouvelles élections et m'en évincer.

Pour rappel, Sophie BINET elle-même avait colporté l’accusation de « crimes sexuels » du Hamas, largement réfutée, notamment par cet article de Norman Finkelstein.

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