Thomas Piketty et l’intérêt idéologique d’une analyse centrée sur le revenu national

par Michel J. Cuny
vendredi 6 décembre 2024

Thomas Piketty est arrivé sur le sujet de l'ouvrage Le capital au XXIe siècle, que nous analysons ici, après avoir consacré plusieurs années à l’important travail déjà évoqué : Les hauts revenus en France au XXe siècle. Il était ainsi d'abord devenu un spécialiste reconnu des "revenus". D'où le rôle que joue pour lui la notion même de revenu. Et par extension, celle de revenu national.

C'est avec cet instrument qu'il a décidé de partir à la conquête des conditions de partage, de répartition, du gâteau produit dans le contexte de l'exploitation de l'être humain par l'être humain... Ce qu'exprime l'apparition du mot "capital" dans le titre. Or, le revenu national offre un système de comptabilité qui paraît tenir debout tout seul : Thomas Piketty n'a fait que passer très vite, dans les premières pages de son nouvel ouvrage, sur les conditions de production de la valeur économique telles qu'elles ont été élaborées plus particulièrement par David Ricardo qui, lui, se situait délibérément dans le champ de l'exploitation du travail.

Thomas Piketty va nous montrer aussitôt qu'il sait très bien quel est le biais principal que présente cette notion, y compris dans le système de comptabilité le mieux accordé à la nécessité, pour les dominants, de masquer les enjeux réels de l'économie capitaliste :
« Le revenu national est étroitement lié à la notion de "produit intérieur brut" (PIB), souvent utilisée dans le débat public, avec toutefois deux différences importantes. Le PIB mesure l'ensemble des biens et services produits au cours d'une année sur le territoire d'un pays donné. Pour calculer le revenu national, il faut commencer par soustraire du PIB la dépréciation du capital qui a permis de réaliser ces productions, c'est-à-dire l'usure des bâtiments, équipements, machines, véhicules, ordinateurs, etc., utilisés au cours d'une année. » (Idem, page 78.)

En d'autres termes, il s'agit d'exclure de la scène de la comptabilité générale tout ce qui constitue le capital fixe. Où donc tout cela va-t-il trouver à se réfugier ? Une chose est sûre, grâce à cette réduction phénoménologique (= mise entre parenthèses), l'analyse n'aura plus du tout le même sens, et sans doute renvoie-t-elle du côté des noumènes (être-en-soi) la part essentielle du capital, celle qui intègre une part considérable des connaissances techniques et technologiques, c'est-à-dire qu'elle les confine délibérément dans la zone où Emmanuel Kant pense qu'il faut ranger tout ce qui aurait un caractère théologique : les mystères de la divinité. Ici donc, les mystères du dieu Capital...

La farine, le sucre, la crème, le chocolat, etc., tout cela, Thomas Piketty veut bien en garder par-devers soi la comptabilité, mais les installations, les fours, les couteaux, les pinces, etc., voilà qui ne l'intéresse pas le moins du monde...

À l'en croire, ce n'est certes pas peu de choses, mais, néanmoins, ce n'est pas constitutif d'un "revenu" :


« Cette masse considérable, qui atteint actuellement de l'ordre de 10 % du PIB dans la plupart des pays, ne constitue un revenu pour personne : avant de distribuer des salaires aux travailleurs, des dividendes aux actionnaires ou de réaliser des investissements véritablement nouveaux, il faut bien commencer par remplacer ou réparer le capital usagé. » (Idem, pages 78-79.)

Oui, et alors ? Alors, répond Thomas Piketty, mais c'est bien simple :
« Et si on ne le fait pas, alors cela correspond à une perte de patrimoine, donc à un revenu négatif pour les propriétaires. » (Idem, page 79.)

Ce qu'à Dieu ne plaise ! C'est bien pourquoi il faut laisser à Dieu la charge de s'en occuper, si l'on veut qu'il y ait bien toujours des propriétaires qui ne se ruineront pas pour si peu.

Pour nous entretenir savamment du "Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty aura donc décidé, dès les premières pages de son livre, d'exclure une part essentielle de ce même capital... Dans l'ordinaire de nos vies, nous entendons parler de "paradis fiscaux" sans trop bien savoir à quoi cela correspond du point de vue du fonctionnement de l'économie mondiale... Il ne s'agirait que d'une manœuvre annexe. Ici, on nous dit, à propos du capital fixe : "Circulez, il n'y a rien à voir !"

Mais si, bien sûr... Il y a à voir au moins le chapitre XXIV (Transformation de la plus-value en capital) de la septième section (L'accumulation du capital) du Livre Premier du Capital de Karl Marx, ainsi que l'Introduction de la troisième section (Les conditions réelles du processus de circulation et de reproduction) du Livre II du même.

Cela devrait nous permettre de déjouer des pièges qui ne sont pas de la seule invention de Thomas Piketty...

Or, comme celui-ci l'a écrit, le revenu national se rattache au PIB (produit intérieur brut) par soustraction de la dépréciation du capital fixe. Ce qui convient parfaitement au schéma idéologique dans lequel notre professeur d'économie préfère se confiner : affaire de répartition (revenu : ce qui "revient") et surtout pas de production par exploitation d'autrui.

Saisir l'économie capitaliste par les revenus, c'est ce qu'Adam Smith avait cru pouvoir faire dans sa Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1784). Ainsi pour lui, le prix naturel d'une marchandise - dont nous avons vu que, chez David Ricardo (1821), il correspondra à la quantité de travail incorporée - se forme-t-il par addition des différents revenus qu'on peut en tirer. Par contre, Adam Smith sera rejoint par David Ricardo sur la constatation que ce prix naturel n'est qu'un prix moyen sous-jacent aux fluctuations d'un prix de marché qui s'établit comme suit :
« Le prix de marché d'une marchandise donnée est déterminé par la proportion entre la quantité qui est réellement apportée au marché et la demande de ceux qui consentent à payer le prix naturel de la marchandise, soit la totalité de la valeur de la rente, du travail et du profit qu'il faut payer pour l'apporter en ce lieu. » (Adam Smith, La Richesse des Nations, Livres I et II, Economica 2000, page 64.)

Autrement dit, selon Adam Smith, ce qui serait constitutif du prix naturel de toute marchandise, c'est la somme des revenus qu'elle fournit par sa vente : rente, salaire et profit.

Ce qui paraît convenir aux marchandises considérées isolément vaut-il pour leur addition dans cet agrégat que constitue la notion de revenu national utilisée par Thomas Piketty ?

Nous allons voir que, si Adam Smith a buté sur la solution, il n'en avait pas moins perçu le problème.

Michel J. Cuny


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