Justine Triet : un très grand merci sur le fond, une petite question sur la forme

par Laurent Herblay
samedi 10 juin 2023

Il y a huit jours, la réalisatrice Justine Triet, palme d’or du festival de Cannes, a déclenché une polémique en s’en prenant à la réforme des retraites et en critiquant l’autoritarisme et la répression du gouvernement. Les média n’ont souvent pas été tendres avec elle et je tiens à la remercier fortement sur le fond. Mais ce discours pose à nouveau la question de l’emploi du terme néolibéral.

 

À Cannes et ailleurs, ne l’appelons plus « néolibéralisme » !

« Ce pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites. Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante. Et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines. Évidemment socialement, c'est le plus choquant. Mais on peut aussi le voir dans toutes les autres sphères de la société et le cinéma n'y échappe pas. La marchandisation de la culture que ce gouvernement néolibéral défend est en train de casser l'exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serai pas là aujourd'hui devant vous » : voilà les mots précis par lesquels la réalisatrice Justine Triet a accueilli sa palme d’Or, après avoir remercié plusieurs personnes de son équipe. Des mots parfaitement pesés, des mots forts, des mots justes, sans le moindre excès. Une belle déclaration de la réalisatrice.

Mais comment a-t-elle pu subir tant de critiques ? Ce n’est pas la première fois que des artistes prennent des positions ou utilisent la tribune de grandes cérémonies pour prendre une position politique. En outre, sa prise de position est loin d’être minoritaire, puisque plus de la moitié des Français condamnent cette réforme et on peut imaginer qu’une grande partie de la population condamne la répression menée par le gouvernement, tout comme sa ligne idéologique. Les artistes ont souvent été engagés, et s’ils n’utilisent pas toujours ce type de cérémonie pour défendre leurs idées, ce n’est pas une première : on se souvient de Corinne Masiero à la cérémonie des César en 2020, et plus encore en 2021. Dans une démocratie normale, qui fonctionne bien, ce genre de déclaration me semble parfaitement légitime.

Ce qui pose problème, en revanche, c’est le discours de la ministre de la culture qui a déclaré vingt minutes après être « estomaquée par son discours si injuste. Ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde. Ne l’oublions pas  ». Une déclaration ridicule : Justine Triet avait justement souligné que notre exception culturelle lui avait permis d’être là : ce n’était pas oublié. Qualifier d’extrême-gauche son propos est tout aussi ridicule sachant que de telles critiques sur la réforme des retraites viennent aussi des rangs de la droite modérée (Aurélien Pradié ou Charles de Courson, pas vraiment des personnes d’extrême-gauche).

Tout la bouillie argumentaire de la ministre de la culture, étalée dans Quotidien, est détestable et indigente tant elle repose sur une assertivité surjouée et des arguments malhonnêtes. La force excessive des mots (« souffle coupé », « estomaquée ») n’est qu’un nuage de fumée destiné à embrouiller ceux qui l’écoutent. Il n’y a rien d’injuste ou d’ingrat dans la déclaration de Justine Triet, que ce soit sur les retraites ou l’évolution de la politique culturelle. En effet, sa politique culturelle est en question, comme le disait Corinne Masiero dès 2021, après trois années de stagnation du budget de la culture. Et plus récemment, on peut mentionner les débats sur la chronologie des médias, qu’une partie du monde culturel avait critiqué, ou le fait qu’en 2023, les crédits au financement de la production cinéma et audiovisuelle ne progressent que de 1,1%, bien moins que l’inflation. Bref, l’inquiétude de Justine Triet est bien légitime.

Et même si elle s’en défend, ce qui est très gênant ici, c’est le discours implicite de la ministre quand elle parle d’ingratitude, ce qui revient à sous-entendre que parce que la France finance son film, Justine Triet ne devrait pas critiquer de la sorte le pouvoir en place, ou, a minima, qu’elle ne devrait pas tenir de tels propos lors d’une telle cérémonie. Mais pourquoi donc ? Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire où le pouvoir achète tous ceux qu’il fait vivre. Les artistes et les Français sont libres de s’exprimer et je ne vois pas une quelconque raison pour laquelle les artistes n’auraient pas le droit d’exprimer un tel point de vue lors d’une cérémonie. Mais quelle vision de la liberté a madame la ministre ?

En revanche, ce que montre à nouveau cet épisode, quelques semaines après une brève du Canard Enchainé ironisant sur une déclaration de Clémentine Autain, c’est le caractère inaproprié du terme « néolibéralisme ». Toute critique de politiques dites néolibérales ouvre immédiatement le flanc à l’argument diversion « mais nous ne sommes pas dans un modèle néolibéral », sur foi du niveau des impôts ou des dépenses publiques. C’est pour cela que je persiste à penser qu’il ne faut pas qualifier ce système, ces idées ou ces politiques de « néolibéral », car cela biaise le débat. C’est pourquoi j’ai créé le terme d’oligarchisme et écrit un livre sur le sujet il y a deux ans. En attaquant un système, des idées et des politiques oligarchistes, le débat serait recentré sur sa nature profonde et nous mettrait dans une meilleure position.

En tout cas, merci à Justine Triet d’avoir eu le courage d’utiliser la tribune qui lui a été offerte pour dire tout haut ce que tant de Français pensent, et ne peuvent pas toujours exprimer dans cette France de Macron où le droit de manifester est si malmené. Et la réaction de la ministre de la culture ne fait que confirmer le penchant autoritaire et malhonnête du macronisme, justement dénoncé par la réalisatrice.


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