La face noire de « l’innovation »

par lephénix
lundi 19 juin 2023

La part de « l’innovation » dans l’actuelle dévastation planétaire n’en finit pas de croître sans faire prospérer pour autant la société, bien au contraire... Des innovations sobres, responsables et économes en ressources naturelles sont-elles possibles ? Encore faudrait-il renoncer à la « perpétuation du rêve d’une société d’abondance » et du délire ultraconsumériste du "toujours plus neuf et plus performant". Pour partir d’un vrai questionnement sur les besoins fondamentaux.

Un sentiment diffus, de plus en plus oppressant, hante nos sociétés déboussolées : celui d’un retard généralisé, exacerbé par l’injonction permanente à « s’adapter ». Mais à quoi donc ? Rien moins qu’à la religion dominante qui donne le tournis : celle de « l’innovation » sans fin...

Professeur de management à Mines-Paris, Franck Aggeri met en évidence, dans son ouvrage sous-titré «  essai sur un mythe économique, social et managérial  » comment une « culture de l’innovation », émergée après la Seconde Guerre mondiale, a donné naissance à cette « société de l’innovation contemporaine » qui fait tourner les têtes – et en fait tomber...

Dans cette société-là, la dite innovation est tout à la fois « cet impératif normatif qui s’impose à tous (individus, entreprises, organisations, Etats) et le phénomène empirique, centre de toutes les attentions, à la source de la croissance économique et des progrès, quel que soient les sens attribués par les innovateurs et les usagers à cette notion  ». Dès lors, l’innovation fait fonction de « nouvelle figure dépolitisée du progrès », assénant une nouvelle conception de l’histoire – « celle de processus protéiformes, discontinus et hétérogènes, largement imprévisibles, issus d’une société en mouvement où les capacités d’innovation sont distribuées ». La «  frénésie permanente d’innovations technologiques, managériales, financières publiques ou sociales  » relèverait-elle d’une « oeuvre collective, patiemment enrichie par une infinité d’initiatives locales  » ?

 

 

"De quoi l’innovation est-elle le nom" ?

 L’idée ainsi suggérée d’une transformation sociale horizontale par l’intelligence collective n’escamoterait-elle pas les « effets rebonds » des technologies et les possibilités institutionnelles ayant permis leur essor ? Car la « course éffrénée à l’innovation » se heurte aux limites des ressources planétaires et génère nombre de destructions écologiques.

A cet égard, les technologies dites « vertes », imposées d’ « en-haut », consument davantage de matières premières (dont des métaux rares, coûteux à extraire...) qu’elles n’en remplacent. Leur cycle de vie, de leur production à leur consumation, se solde par des transferts de pollution et de lourds problèmes géopolitiques d’approvisionnement, exacerbant une conflictualité sans fin...

Ainsi, les technologies de l’information, dites « immatérielles », creusent une empreinte environnementale abyssale, car leur fonctionnement exige des infrastructures bien matérielles comme des terminaux, des serveurs et réseaux physiques - jusqu’aux milliers de tonnes de ferraille envahissant l’orbite terrestre, nécessitant une véritable dépollution spatiale... Avec l’augmentation du trafic et de la puissance requise pour des « applications » de plus en plus énergivores, le « numérique » polluera bien plus que le secteur des transports...

Franck Aggeri invite à considérer un évident arbitrage entre bénéfices privés à court terme des innovations, qui créent surtout de la valeur économique pour les « innovateurs », et bénéfices sociaux à long terme pour l’espèce décrétée « adaptable » sans fin..

Jusqu’alors, au fil des millénaires, des inventions comme la roue, le moulin ou l’imprimerie avaient transformé la vie sociale en une symbiose préservant les écosystèmes. Mais les deux révolutions industrielles (1780 puis 1880) correspondant à « l’introduction et à la diffusion d’innovations technologiques majeures (machines à vapeur, chemin de fer, électricité et chimie) » produisent certes un décollage économique, mesuré par un taux de croissance et surtout la mise en place d’un système technicien énergivore et auto-expansif. Cette accélération du rythme des innovations a pour le moins été facilitée par des « conditions de possibilité institutionnelles » comme le développement d’Etats-nations suffisamment forts pour imposer le respect des lois, l’instauration de systèmes juridiques et contractuels pérennes dont un droit des sociétés favorable à la liberté d’entreprendre sans risquer la ruine ou le développement d’un système financier permettant de lever des capitaux à grande échelle, etc. Serait-ce là l’oeuvre d’une action politique menée pour « réadapter » l’espèce humaine aux exigences de son nouvel environnement artificiel – et la passer au laminoir techno-marchand ?

La mécanisation produite par ces deux révolution industrielles a rompu, soulignait Barbara Stiegler (Il faut s’adapter, Gallimard), « la logique adaptative de l’évolution, lente et graduelle, décrite par Darwin » - celle qui « prévalait encore dans les premières formes de communautés politiques, par exemple à l’époque où les Grecs inventèrent la Cité ». Cette « merveilleuse adaptation entre les vivants et leur milieu a laissé place à un conflit insoluble » entre l’espèce humaine et son environnement mutant en technosphère. Cette dernière exige un nouvel environnement politique pour s’auto-perpétuer et s’illimiter en une hallucinante dilapidation de ressources naturelles.

Bien évidemment, cette débauche d’innovations des deux derniers siècles a été facilitée, d’une part, par l’accès à des ressources encore « abondantes et peu chères à extraire » et, d’autre part, par la « naissance de grandes entreprises industrielles aux méthodes de production, de conception et d’organisation rationalisées ». Ainsi West Orange Lab, l’entreprise de Thomas Edison (1847-1931) devient l’une de ces « machines à innover » faisant de l’innovation intensive « le but de son projet d’entreprise ».

Le XIXe siècle est celui de « l’intensification de l’innovation technologique et du développement du système capitaliste  ». Il coïncide avec une « période de prolifération d’innovations sociales acquises souvent de haute lutte » - celles-ci ont été institutionnalisées dans la seconde moitié du Xxe siècle par la puissance publique dans le cadre des Etats-providence. Mais les « marchés financiers » veulent liquider ces « acquis sociaux »... C’est que, fondamentalement, « ce dont la finance fait commerce n’est jamais que des « promesses », des droits sur la richesse future que rien ne peut garantir, car l’avenir est irréductiblement incertain (Pierre-Noël Giraud).

La « financiarisation » c’est-à-dire ce mouvement de « concentration de la puissance économique dans quelques places financières et quelques entreprises géantes  » et de « spéculation généralisée » dissolvant tout repère, n’est plus « au service de la production » mais des attentes de profits illimités, fondées sur de moins en moins de ressources disponibles"... Comme le rappelle Franck Aggeri, la finance a « transformé notre rapport au monde en contribuant à exiger toujours davantage d’innovations susceptibles d’alimenter un processus de capitalisation financière  ». Ainsi, « ce n’est pas la finance qui est au service de l’innovation, mais les innovations qui servent au développement de la sphère financière »...

La finance « verte » a pour objectif de «  légitimer le secteur financier et les entreprises polluantes en créant un signal qu’elles sont parties prenantes de la transition écologique »... Aujourd’hui, la « question sociale » est évacuée au profit d’une « écologie » punitive et sacrificielle qui, non contente de refuser la prise en compte de l’impact environnemental global du système technicien et particulièrement automobile, exige de surcroît une « transition vers la mobilité électrique », sur la base de « modélisations mathématiques » délibérement catastrophistes.

Cette i-coulogie algorithmique évacue allègrement la question fondamentale : avec quoi produit-on de l’électricité ? Sa dogmatique exige un surcroît d’artificialisation des sols et de consumation de ressources naturelles puisqu’il faudra toujours « plus de routes, de parkings, de bornes de rechargement, de systèmes d’alimentation électrique, de production d’électricité » - et de batteries gourmandes en métaux rares... Sans oublier « l’empreinte écologique » de la destruction des véhicules thermiques non recyclables et des infrastructures décrétées obsolètes, outre celle de la fabrication imposée de voitures prétendues « propres » et des nouvelles infrastructures allant avec...

Ainsi, les innovations « vertes », censées « résoudre » des problèmes dits « écologiques », engendrent de nouvelles pollutions et externalités mises sous le tapis dont les effets ne seront observés que bien plus tard, « c’est-à-dire au moment où leur diffusion aura produit leurs effets visibles »... Autrement dit : « L’innovation technologique ne résout pas tous les problèmes écologiques, elle les déplace  » - quand elle ne les aggrave pas, comme elle a aggravé les crises géopolitiques, sociales, financières, etc.

Avant de la développer, il faudrait commencer par considérer les « conséquences négatives pour l’environnement naturel des populations situées à proximité des zones d’extraction des métaux rares" – notamment, pour le lithium, en Amérique latine (Argentine, Bolivie) et... en Alsace, dont les hypothétiques gisements sont déjà l’objet de « modèles prospectifs »...

 

« Comment innover autrement ? »

Comment s’assurer d’un avenir soutenable ? D’abord, en évitant le piège du « solutionnisme » technologique prétendant qu’existent toujours des solutions prêtes à « être déployées alors qu’elles restent à inventer »... Puis en « responsabilisant » les acteurs et bénéficiaires de l’innovation... Mais voilà : ceux-ci bénéficient des « paradis fiscaux », ce qui rend chimérique toute vélléité de « fiscalité écologique »... Certes, rien ne permet de désespérer d’une logique de préservation s’appliquant tant aux sols qu’au « capital humain » ni des promesses d’une « innovation responsable et démocratique ». Comme il ne faudrait pas davantage désespérer d’une possible « relocalisation du global qui permet une action collective en justice ».

Le moteur de la dévastation planétaire est bel et bien celui de la machine folle de « l’innovation matériellement intensive » qui s’emballe - le refroidir serait pour le moins salvateur...

Franck Aggeri ne ménage pas les pistes de réflexion sur la responsabilisation des innovateurs et les « potentiels d’innovations plus sobres, fondées sur la transformation des modes de vie, de consommation et de production, compatibles avec les limites planétaires et les besoins des générations futures  ». Proposant de « renoncer à la fois à l’hypothèse d’abondance et au projet d’une liberté d’entreprendre sans contraintes  » tout comme à la culture du jetable et à l’obsolescence programmée au profit de la maintenance, il en appelle à la création de « conditions institutionnelles d’innovations sobres » empruntant la voie des low-tech ou des basses technologies."

Cela implique une « démarche systémique, mobilisant des leviers individuels et collectifs  », visant à « modérer la consommation et la production » mais aussi à « explorer des propositions de valeur économes en ressources naturelles  ».

Le registre qui a servi à imposer la culture de l’innovation est-il utilisable pour la « production » d’autres imaginaires et modèles, « fondés sur la sobriété et la responsabilité projective » ? Cette responsabilité-là commencerait-elle par la prise de conscience que le déferlement exacerbé d'"innovations" dans leur tourbillon d'obsolescence et d'entropie ne nourrit pas ?

Si elle ne veut pas se dissoudre dans sa flaque de nihilisme prédateur, l’espèce décrétée « adaptable » gagnerait à oeuvrer de manière synergique dans cette nouvelle matrice d’obligations « interconnectées » pour produire enfin du réel, de l’utile et de l’indispensable, ne serait-ce que pour survivre en bonne intelligence. Juste ça...

Franck Aggeri, L’Innovation mais pour quoi faire ?, Seuil, 240 pages, 19 euros


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