Lucy retrouve Yves Coppens

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 24 juin 2022

« Cela fait trois millions d‘années que nous sommes libres. Trois millions d’années que nous avons la responsabilité de notre liberté : cela nous donne droit au bonheur et à l’espoir. » (Yves Coppens, le 28 octobre 2021 sur le site de RTE France).

Le paléontologue français Yves Coppens est mort ce mercredi 22 juin 2022 à l’âge de 87 ans (il est né le 9 août 1934 à Vannes). Homme de science mais aussi homme des médias, il était très connu pour ses nombreux livres, conférences et émissions expliquant sa passion, la paléontologie et la paléoanthropologie. La plupart des scientifiques sont peu connus parce qu’ils ne communiquent pas au grand public, souvent ils préfèrent parler à leurs collègues ou futurs collègues (c’est-à-dire aux étudiants). Ce n’était pas le cas d’Yves Coppens par ailleurs multirécompensé dans le monde des sciences et entre autres, professeur au Collège de France de 1983 à 2005 à chaire de paléontologie et préhistoire, membre de nombreuses académies scientifiques, y compris au Vatican, mais pas de l’Académie française où il avait tenté en vain sa chance en 1998. Vanité du scientifique ?

À l’annonce de sa disparition, Bruno Maureille, chercheur au CNRS, a témoigné avec émotion : « Les sciences préhistoriques et plus globalement les sciences du passé, de la paléoanthropologie aux recherches sur les paléoenvironnements très anciens africains, viennent certainement de perdre leur meilleur ambassadeur français. Sa passion pour la transmission des savoirs lui permettait d’intéresser tous les publics, des plus petits aux plus âgés de nos aînés et que cela soit lors d’une conférence grand public, à la radio ou à la télévision. Sa voix était reconnue de tous, ou presque. ». C’est parce que Yves Coppens poussait les jeunes chercheurs que Bruno Maureille a pu présenter (pour la première fois) ses travaux au prestigieux Collège de France le 8 novembre 1994. Pédagogue, il était aussi découvreur de talents. Affecté par la disparition de toutes les personnalités qui ont fait rayonner la France, l’Élysée a communiqué notamment : « Le Président de la République salue le parcours de ce pionnier, scandé d’inestimables découvertes qui permirent à la paléontologie française d’éclairer d’une lumière nouvelle les origines de l’humanité tout entière. ».

L’avantage d’être un homme de science communicant est de pouvoir transmettre à des "profanes" les passions et les enjeux scientifiques, vulgariser les choses établies, mais aussi promouvoir des théories, des suppositions, des raisonnements, des hypothèses pas encore vérifiées ou encore infirmées par la suite, originales ou acquises par cette impalpable "communauté scientifique". Sur le plan des hypothèses, Yves Coppens en a imaginé beaucoup, parfois en était revenu, bref, il réfléchissait à voix haute et, comme tout le monde, pouvait être dans l’erreur.

Yves Coppens a au moins donné la passion à de nombreuses personnes non scientifiques sur un sujet très compliqué qui tente de répondre à cette question impossible : d’où venons-nous ? Et par-dessus le marché, il a même tenté la question : où allons-nous ? qui n’est finalement qu’un corollaire de la première question. En 2020, il reprenait ce questionnement dans son dernier livre "Le savant, le fossile et le prince" (éd. Odile Jacob) : « Il est en outre facile de comprendre que tout fossile pose les questions scientifiques et philosophiques fondamentales de l’histoire de la Terre et de celle de la Vie et, qui plus est, de l’origine et de l’évolution de l’Homme, questions auxquelles personne n’est vraiment tout à fait indifférent. ».

Au fil des découvertes (quelques os par-ci par-là), on a cru à une lignée simple où l’homo sapiens suivait l’australopithèque (concrètement, c’était ce que j’avais appris en classe et j’ai été profondément traumatisé de voir un savoir scolaire remis en cause aussi magistralement !). En fait, c’est bien plus compliqué, et chaque fossile retrouvé amène de la surprise et de la complexité. Il y a eu plein de branches d’hominidés à certaines époques, beaucoup de "tentatives humaines" qui n’ont pas abouti.

D’un père physicien à Nancy (professeur à l’INPL), Yves Coppens fut rapidement passionné par la paléontologie et par les fouilles archéologiques. Après une thèse de doctorat sur les proboscidiens à la Sorbonne, il commença ses travaux de recherches en 1956 au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle et a collaboré avec des géologues qui ont trouvé des fossiles. À partir de années 1960, il a fait beaucoup d’expéditions en Afrique, en particulier au Tchad, au Kenya, en Éthiopie, au Sénégal, en Mauritanie, etc.

Au cours de ces expéditions, toujours collectives, il a fait quelques découvertes. La plus connue est un fossile à moitié complet d’Australopithecus afarensis dans la valléede l’Awash à Hadar, en Éthiopie, le 30 novembre 1974. Ce fut une codécouverte dans une grande expédition dirigée par lui mais aussi par le paléoanthropologue américain Donald Johanson, le géologue français Maurice Taieb et paléontologue français Claude Guillemot.

Du nom de Lucy (à cause d’une chanson des Beatles), c’est l’un des fossiles les plus complets trouvés au monde avec 52 fragments d’os (sur 206). Au fil des années d’analyse, il a été établi que c’était un primate femelle de 1 mètre 10 mort à l’âge de 25 ans possiblement d’une chute d’une douzaine de mètres. Ce qui est remarquable, c’est que Lucy date de 3,18 millions d’années et… marchait sur ses deux jambes (bien que le dos fût encore courbé). La bipédie n’était donc pas réservée aux seuls homo sapiens qui, eux, sont apparus seulement il y a 300 000 ans. Loin d’être notre grand-mère, elle est plutôt une cousine éloignée dans une branche parallèle aux homo sapiens.

Auparavant, en 1967, il a codécouvert un fossile de Paranthropus aethiopicus dans la vallée de l’Omo en Éthiopie. Yves Coppens pouvait se permettre de mimer Shakespeare en regardant un crâne d’australopithèque et se poser la question : naître ou ne pas naître ?



Comment et pourquoi les primates sont-ils parvenus à se mouvoir sur deux seules jambes. Yves Coppens a tenté de proposer une théorie de l’évolution par l’environnement et considérait plus importants les facteurs culturels que les facteurs biologiques.

Dans son livre "Aux origines de l’humanité" (éd. Fayard) sorti en 2001, le paléontologue livrait quelques réflexions sur les bipèdes : « Le cerveau exige une régulation thermique très stricte ; chez un bipède parcourant la savane, la boîte crânienne est particulièrement exposée aux rayons solaires. Cette situation exige des solutions originales chez les mammifères, le poil sert à protéger des rayons solaires, tandis que l’halètement provoque une forte évacuation au niveau des muqueuses buccales. L’homme se distingue par la transpiration : seule la tête et les épaules sont durement exposées. Cela explique sûrement pourquoi la pilosité fut conservée autour de notre cerveau, alors que le développement de glandes sudoripares l’a ailleurs remplacée. De plus, la fin de l’halètement induit une respiration contrôlée, permettant un langage articulé. ».

Yves Coppens a pris part aussi aux débats sur l’origine de l’homo sapiens (l’homme moderne), considéré très majoritairement comme issu de l’Afrique il y a 300 000 ans et se déplaçant vers les autres continents il y a 100 000 à 60 000 ans. Yves Coppens toutefois croyait plutôt à une apparition sur plusieurs continents en parallèle mais là encore avec des branches parallèles aboutissant à l’homme de Neandertal), sans exclure un mélange entre les homo des lieux et l’homo sapiens arrivant.

C’est une discipline très analytique où le moindre fossile pourrait faire changer complètement une théorie. Parce qu’il communiquait beaucoup avec le grand public, Yves Coppens a su faire passer cette exaltante recherche auprès de nombreux Français.

Son rival français est le paléontologue Michel Brunet qui, lui, a codécouvert au Tchad en 1995 un fragment de l’australopithèque Abel, daté de 3,6 millions d’années, puis, toujours au Tchad, le19 juillet 2001, le crâne de Toumaï, encore une nouvelle espèce, daté de 7 millions d’années, la plus ancienne espèce d’hominine découverte à ce jour. Chaque nouveau fossile remet en cause les analyses des précédents.

Je propose cette vidéo d’un débat entre Yves Coppens et Michel Brunet à Poitiers où travaille Michel Brunet, ainsi que, plus loin, une vidéo d’une des nombreuses conférences d’Yves Coppens.







Malgré son grand âge, Yves Coppens restait toujours présent dans les médias et à l’affût de l’actualité. Le site de RTE France (Réseau de transport d’électricité) l’a interrogé le 28 octobre 2021 alors que la pandémie de covid-19 sévissait depuis un an et demi. Voici quelques extraits intéressants.

Les mutations du virus : « Un virus, c’est avant toute chose un petit être qui vit, comme les autres, avec l’obsession de survivre. Les virus mutent comme nous l’avons fait et ne cessons de le faire nous-mêmes. Mais ces organismes, à la vie plus courte, mutent plus vite. Et comme pour survivre, les virus doivent de mieux en mieux s’adapter, ils vont plus volontiers retenir, par sélection naturelle, les mutations qui leur sont le plus favorables, celles qui leur permettent par exemple de se transmettre plus vite. Ainsi, les "variants" qui réussissent sont ceux qui sont les plus contagieux. ».

Les vaccins : « L’homme est fascinant par sa faculté à trouver des solutions à ses malheurs. Face au coronavirus, il n’a pas seulement réussi à fabriquer un mais plusieurs types de vaccins (…). Cette réponse rapide à la situation pandémique est à la gloire de l’humanité… ».

Le réchauffement climatique : « L’humanité est suffisamment géniale pour trouver d’autres solutions que celle de ne plus circuler dans Paris… (…) Nous avons du coup mieux pris conscience des limites de la Terre et c’est un premier pas vers une réflexion en toute connaissance de cause. (…) L’humanité est magique, intelligente, et elle ne va pas se laisser avoir, même si elle réagit souvent au dernier moment. Avec nos milliards de cerveaux, on a d’autant plus de "forces vives" pour réfléchir, résoudre et agir. Et puis l’humanité va aussi aller s’installer sur d’autres planètes et décharger un petit peu la Terre. Cela m’intéresse d’ailleurs beaucoup car la séparation, par exemple, entre "terriens" et "martiens" entraînera une dérive génétique. Les descendants des deux populations ne seront plus les mêmes ; quand on retournera voir nos cousins martiens, on sera surpris de voir "la tête" qu’ils auront acquise et, du coup, "la tête" qu’ils feront en revoyant la nôtre ! ».



Dans son livre "Évolution" (éd. Carnets nord) sorti le 25 octobre 2017, le sage Coppens a écrit, un brin malicieux voire excité : « L’homme de Neandertal était petit, râblé, puissant. On le voit bien meilleur boxeur et catcheur, quand l’homo sapiens était certainement plus fort à la course à pied. Ce serait drôle de voir leurs différentes qualités sportives si nous les mettions tous les deux sur un stade ! : ». Cette idée de compétition sportive entre les espèces humaines est à la fois effrayante et passionnante. Mais la question ne se pose plus, il ne reste à ce jour qu’une seule espèce humaine, la nôtre : « Nous sommes tous des Africains, nés il y a trois millions d’années, cela devrait nous inciter à la fraternité ! ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (22 juin 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Yves Coppens.
Cédric Villani.
Pierre-Gilles de Gennes.
Pierre Teilhard de Chardin.
Luc Montagnier.
La Science, la Recherche et le Doute.
François Jacob.
Jacques Testart.
Robert Edwards.
Katalin Kariko.
Klim Tchourioumov.
L’exploit de Blue Origin, la fabrique du tourisme spatial écolo-compatible.
John Glenn.
Michael Collins.
Atterrissage de la navette Atlantis le 21 juillet 2011.
SpaceX en 2020.
Thomas Pesquet.
60 ans après Vostok 1.
Youri Gagarine.
Spoutnik.
Rosetta, mission remplie !
Le dernier vol des navettes spatiales.
André Brahic.
Les petits humanoïdes de Roswell…
Evry Schatzman.
Le plan quantique en France.
Apocalypse à la Toussaint ?
Le syndrome de Hiroshima.
L’émotion primordiale du premier pas sur la Lune.
Stephen Hawking, Dieu et les quarks.
Les 60 ans de la NASA.
La relativité générale.
La PMA pour toutes les femmes désormais autorisée en France.
Bill Gates.
Benoît Mandelbrot.
Roland Omnès.
Marie Curie.



 


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