« La Chambre de Mariana » d’Emmanuel Finkiel : un film poignant sur la survie et l’humanité en temps de guerre
par Vincent Delaury
jeudi 1er mai 2025
En 1943, en Ukraine, Hugo a 12 ans. Pour le sauver de la déportation, sa mère le confie à son amie d’enfance Mariana, une prostituée qui vit dans une maison close à la sortie de la ville. Caché dans le placard de la chambre de Mariana, toute son existence est suspendue aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine à travers la cloison… Adapté du roman éponyme de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld (1932-2018), publié en 2008 aux éditions de L’Olivier, La Chambre de Mariana d'Emmanuel Finkiel s'attaque à un récit aussi intime que bouleversant : à travers l’histoire de cette péripatéticienne ukrainienne qui cache un garçon juif, qui n'est autre que l’enfant unique d’un couple de pharmaciens juifs, pour le protéger de la déportation, Emmanuel Finkiel nous propose, avec beaucoup de pudeur, une immersion dans les abîmes de la guerre, de la souffrance humaine et de la résilience. C’est un film qui, malgré sa dureté, parvient à capter une lumière fragile au cœur des ténèbres.
D’entrée de jeu, avec sa scène d’ouverture, on est prévenu : on voit un homme qui guide une femme et un garçon, une valise à la main, dans les égouts, avant de leur dire, au seuil de l’obscurité, « Bonne chance ». Disparus dans la nuit noire, comme si l’on regardait à travers l’œil d’un judas qui se conclurait par une fermeture à l’iris, cette mère et son jeune fils en fuite ressurgissent contre toute attente, au détour d’une rue déserte, dans une lumière faible : de l’ombre à la lumière, et vice-versa, ce film intimiste touchant, porté par Mélanie Thierry (qui n’a cessé de grandir dans son je(u) depuis ses débuts chez Bertrand Tavernier en 2010, via La Princesse de Montpensier, tout en croisant régulièrement, à savoir à trois reprises, le chemin de son réalisateur fétiche, Emmanuel Finkiel, avec Je ne suis pas un salaud (2016) et La Douleur (2017), puis cette chambre des échos, et des souvenirs, logeant Mariana et Hugo, mais pas seulement, moult fantômes s'y trouvent, 2025), ne va cesser d’osciller entre ces deux pôles, entre tragédie et légèreté, flûte traversière et basse mélancolique, pulsion de mort et fol appétit de vivre.
- Mélanie Thierry, dans « La Chambre de Mariana » (2025, Emmauel Finkiel)
Un huis clos de haute intensité pendant la Seconde Guerre mondiale
À l'entrée du cinéma (UGC Ciné Cité Les Halles, Paris), dans la notule affichée présentant le film, un avertissement en rouge : « Le climat général de ce film, ainsi que quelques scènes marquantes, peuvent perturber un jeune public. » La Chambre de Mariana ? C’est un huis clos de haute intensité, assez angoissant (le réduit où se cache le gosse ne fait que deux mètres carrés), impression de confinement et de « vie rétrécie » que vient d'ailleurs renforcer le format carré de l'image. Il faut dire que je sortais peu de temps auparavant du blockbuster ricain Sinners à l'écran extra-large, et qu'il m'a fallu un petit temps d'adaptation pour me faire à ce format « étroit » proposé, tout compte fait bienvenu parce que modeste et plus proche de la vérité nue du documentaire que des surenchères séduisantes du CinémaScope, où la guerre est à la fois palpable et invisible.
La Chambre de Mariana se déroule essentiellement dans la maison close de cette « fille de joie » qu’est Mariana, un espace clos et quelque peu étouffant qui devient le théâtre de cette lutte pour la survie. Le contexte historique est brutal : le dehors c’est la guerre, la déportation des Juifs, les nazis omniprésents, avec leur remue-ménage bizarre, leur va-et-vient constant, leurs chars et leurs uniformes vert-de-gris ; leurs ordres gutturaux résonnent dans toute la rue, où l’on croise également des collabos du coin, faisant leur sale besogne, calés dans une routine crasse. Mais, plutôt que de se concentrer uniquement sur l’horreur extérieure, Finkiel choisit de nous plonger, de l’intérieur, au sens plein du terme, dans l’intimité de ses personnages, luttant non seulement contre les ennemis extérieurs, mais aussi contre des démons intérieurs. Par exemple, Hugo, petite gueule d’ange à la beauté butée (admirable Artem Kyryk), est un petit bourgeois, il a besoin de s’endurcir, de prendre quelques coups pour grandir. Et Mariana (lumineuse Mélanie Thierry), de son côté, sa mère de substitution (« J’ai promis à ta mère de te protéger, je te protègerai », lui dit-elle au début du film), oscillant entre la maman et la putain, noie son chagrin et son désespoir, quand elle est mal lunée ou affligée, dans l’alcool. Cette chambre, lieu de refuge et de confinement, devient un symbole des choix déchirants que les personnages doivent faire pour rester humains dans un monde qui ne l’est plus, ou si peu.
On imagine la gageure que cela a dû être, pour le réalisateur, de passer du roman « minimal » d'Appelfeld, inspiré de sa jeunesse tragique — l'auteur, à 11 ans, s'évade à l’automne 1942 du camp de concentration de Transnistrie où va périr son père pour vivre pendant trois ans dans la forêt, avant d’être récupéré par l’Armée Rouge en 1945 puis de partir en Palestine : il va vivre en enfant sauvage dans la forêt ukrainienne, y côtoyant des marginaux et des prostituées dont il s’inspirera soixante ans plus tard pour écrire La Chambre de Mariana ; il s'agit d'un livre en vase clos, à l’écriture pudique et très suggestive et au récit délibérément répétitif — au cinéma, art du regard, qui est là pour montrer, les spectateurs sont aussi des voyeurs.
Or ce film montre, entre guillemets, si peu, en ce sens que le cinéaste reste la plupart du temps collé au point de vue de son jeune héros, qui n'a du réel qu'une perception limitée, comme diffractée ou fragmentée, puisqu'il regarde un morceau du monde - le cinéaste, avec une grande habileté, multiplie les amorces et les champs barrés, et les images du film donnent à voir des fragments de la guerre vus à hauteur d’enfant – et Mariana, à travers les petites ouvertures de sa cachette, dont notamment les interstices qui fendent la paroi de bois du placard à travers lesquels Hugo entrevoit par bribes le bout de jardin et la place devant le bordel et à travers le trou fait par une balle tirée par un soldat allemand dans la porte, du placard toujours, qui lui donne accès au corps de la solaire Mariana, au regard myosotis et à la fine silhouette blonde, vendant ses charmes principalement pour la soldatesque nazie. « On peut imaginer que Mariana est une sorte de portrait cubiste de plusieurs femmes, voire plusieurs hommes. Tous ces gens croisés ont contribué à maintenir Appelfeld en vie et ne jamais tarir son espoir », déclare Emmanuel Finkiel. À la vue de son film, extrêmement délicat, on se dit qu’il a réussi à relever le défi, de passer de la littérature au cinéma, comme il l’avait fait par le passé en adaptant, de manière hautement convaincante, La Douleur de Marguerite Duras, classique de la littérature moderne pourtant réputé inadaptable.
- L’auteur de « La Chambre de Mariana », Aharon Appelfeld (1932, Bucovine, Roumanie - 2018, Petah Tikva, Israël)
Lorsque l’on avait demandé à Aharon Appelfeld ce qu’est la littérature, il avait répondu : « Elle fait germer en nous quelque chose d’essentiel, purifie notre vie et nous donne de la lumière » jusqu’à être « quelque chose qui préserve notre humanité. » Puis, dans le sens d’une littérature comme « devoir de mémoire », se rappelant le passé à travers des impressions fugaces (à l’image du jeune garçon du film qui s’évade dans ses souvenirs ou dans ses fantasmes, notamment en déplaçant une chaise à sa guise), l’écrivain notait dans Histoire d’une vie (ce qu’est aussi La Chambre de Mariana, en plus d’être l’histoire d’un regard) : « La mémoire a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur. » Et, en introduction de son film, Emmanuel Finkiel, comme pour prolonger cette geste de la sensation évocatrice parfaitement raccord avec son film suggestif, éminemment proustien (on navigue sans arrêt, notamment par le biais du gamin qui complète sa vue obstruée par des morceaux de souvenirs réels ou fantasmatiques, dans un brouillage de perceptions et du passage du temps pour faire ressentir un magma de mots et de sensations qui font la mémoire), place cette superbe citation d’Appelfeld : « Mes écrits ont poussé sur la terre constituée par ce qui m’est arrivé durant mon enfance. Tout ce qui s’est passé s’inscrit dans les cellules du corps et non dans la mémoire. »
Mélanie Thierry, bouleversante dans un drame intimiste
Bien sûr, l’enfant du film, Artem Kyryk, est remarquable. Cette chambre où il distingue (faiblement) le monde du dehors devient sa chambre noire du cinéma, sa camera obscura, ou salle obscure (c’est la petite et la grande Histoire vues depuis un placard). Devant, il n’est pas impossible de penser à l’un des plus beaux films du monde, Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone, bâti magistralement, façon tombeau testamentaire, sur le temps (regretté) des souvenirs, notamment lorsque l’on voit De Niro, à des âges différents, regarder, tel un voyeur transi, par une petite ouverture faite dans des toilettes, son éternelle amoureuse Déborah faire, comme dans un mirage, des pas de danse dans un univers ouaté rappelant les pastels poudrés et allusifs de Degas. Le petit Hugo, toujours classieux lui, à l’inverse du jeune pouilleux et voyou Noodles, se fait des films. Ce long-métrage, de manière virtuose, alterne des images « directes », qu’il voit sous ses yeux, avec des images mentales qui proviennent de ses souvenirs et fantasmes, représentées par bribes impressionnistes à l’écran : en quelque sorte, il se fait non seulement spectateur dissimulé - il est caché - mais également cinéaste ou acteur avant l’heure, car, comme le disait André Bazin, « Le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs ». Ici, l’enfant, en déplaçant par exemple, à sa guise, une chaise au beau milieu de la rue, en reconstituant selon son envie le décor du salon de ses parents ou en convoquant sa chère amie d’école Anna afin de dialoguer avec elle tout en éprouvant le frisson d’un premier baiser (en quelque sorte, ce film précieux, c’est le journal d’Anne Frank décliné dans un bordel, proche du Dernier métro), substitue à son regard - apeuré, il ne doit pas trop s’approcher d’une fenêtre de peur qu’on ne le voie ou bien, tout nu à un moment donné, il s’étonne, pudeur oblige, de son propre reflet dans un miroir, se jetant alors aussitôt dans un bon bain chaud préparé par sa « bien-aimée » Mariana - un monde qui s’accorde à ses désirs, faisant sans entrave se rencontrer vivants et morts, par le biais de la rémanence des fantômes.
- Le jeune Hugo (Artem Kyryk), le protégé de Mariana (Mélanie Thierry, à gauche), à l’humanité renversante
Pour autant, pour lui donner le change, il ne faudrait pas passer sous silence la performance magistrale de Mélanie Thierry, qui joue en ukrainien dans le texte (au fait, petit bémol, pourquoi ne pas avoir pris une véritable actrice ukrainienne dans le rôle-titre ? Parce qu’elle aurait vraisemblablement moins un statut de vedette pouvant attirer du monde sur son seul nom ?). Elle est Mariana jusqu’au bout des ongles, le jeune Hugo devient son protégé, certes son enfance est fracassée par la Shoah mais sauvée par la bonté d'une inconnue salvatrice. Nul doute que sa prestation, dans ce film d’importance, entre guerre et désir (Éros et Thanatos), qui, pourtant, n’a été sélectionné dans aucun festival de prestige récent, genre Cannes, Venise ou Berlin (autre mystère : pour sa première semaine d’exploitation en salles, La Chambre de Mariana, ce qui est amplement mérité, réussit son lancement hexagonal, avec 50 000 cinéphiles réunis, alors qu’il n’est pourtant distribué que dans 150 cinémas), devrait lui ouvrir les voies d’une prochaine nomination aux César, et qui sait lui permettre de décrocher la timbale de la Meilleure actrice.
Dans le rôle de Mariana, Mélanie Thierry livre une performance exceptionnelle. Si, pour Hugo, son salut consiste à se réfugier dans son imaginaire et les strates de sa mémoire, pour Mariana, sa mission est de le surveiller et de le protéger coûte que coûte : en incarnant une prostituée au grand cœur qui, dans un geste presque instinctif, si ce n’est animal (qu’ils sont beaux tous deux, à un moment donné, en déplacement, avec leurs cheveux mêlés et leurs mains jointes comme s’ils ne faisaient plus qu’un), décide de protéger un enfant qu’elle ne connaît pas, parce qu’il est le fils d’une grande amie de confession juive, allant même jusqu’à dire qu’il est son propre fils afin de le protéger des griffes allemandes, elle, n’est pas juive, lui, si (elle risque la mort si Hugo est découvert), Thierry parvient à exprimer toute la complexité du personnage : une femme à la fois brisée et forte, vulnérable et pleine de ressources. C’est à elle seule un tourbillon d’émotions. Face au jeune Artem Kyryk, dont la moue boudeuse peut faire penser à un mini Brando, elle passe, en un rien de temps, de l’exaltation au désespoir, de la tendresse à la colère, avec une intensité des plus désarmantes.
Tour à tour femme-enfant (elle sautille de joie sur son lit avec la spontanéité d’une éternelle adolescente) et femme vieillie trop vite du fait de la rudesse et de la violence des hommes, l’actrice, avec une extrême justesse et sans jamais en faire de trop, déploie, devant la caméra d’Emmanuel Finkiel (on imagine sa totale confiance en lui), toute la puissance de l’humanité de Mariana à travers des gestes d’une rare émotion. Thierry, s’y donnant à cœur perdu pour camper son courageux personnage, pas si commode que ça (alcoolique, elle a aussi des zones d’ombre, et n’oublions pas qu’elle vend son corps aux soldats nazis ou aux collaborateurs zélés), n’a pas besoin de mots pour dire l’indicible. Son regard, souvent empli de doutes, est un miroir de l’âme humaine, tiraillée entre la survie, la colère rentrée et la compassion.
Glissement progressif vers « l’intranquille », né des pulsations aléatoires du chaos
Là où ce film marque incontestablement des points, c’est dans sa réflexion sur la guerre et ses ambiguïtés. En effet, ce qui distingue La Chambre de Mariana des films de guerre traditionnels, c’est l'exploration des ambiguïtés morales qu’il offre. On voit bien la déroute des Allemands lorsque l’Armée Rouge arrive : ils décampent rapidement, laissant les prostituées livrées à elles-mêmes dans le lupanar, tout en choyant tout particulièrement leur « protégé », pouvant désormais sortir, tel un « petit chien » fêté, de sa tanière – le danger étant momentanément écarté. Ainsi, changeant assez régulièrement de lumière, ce film, constamment sur le fil du rasoir, montre le remplacement d’un danger par un autre. L’arrivée des soldats soviétiques, normalement annoncée comme un soulagement, devient en fait, bientôt, une nouvelle réalité associée à un autre cauchemar. Bien sûr, ce film historique fait rapidement écho avec le conflit russo-ukrainien actuel : les catins sont davantage effrayées par les Russes qui vont arriver dans le pays que par les Allemands, leurs clients, qui viennent de prendre fissa la poudre d’escampette, sans demander leur reste. En effet, les Russes ont mené de grandes exactions contre les femmes qui avaient couché avec les soldats allemands au lendemain de la guerre.
- Mariana (Mélanie Thierry). ©CinéFrance Studios
Autre atout majeur du film : cette Chambre de Mariana, oscillant brillamment entre fresque historique et récit d’apprentissage, réunit tout particulièrement deux scènes pourtant ô combien casse-gueules (un acte érotique discutable et un crime de guerre effroyable). Son arc narratif développe une humanité qui naît de la douleur. Au cœur de ce film, il y a non seulement une histoire d’amour improbable, mais belle : celle entre Mariana et l’enfant qu’elle protège (cette relation naissante, marquée par la douleur mais aussi par une forme d’amour pur et inébranlable, devient le cœur battant du film : la transformation de Mariana, d’une prostituée désillusionnée à une figure maternelle pleine d’abnégation prête à tout sacrifier pour sauver un enfant, est une métamorphose qui se déploie lentement et avec une grande subtilité). Mais s’y trouve également - attention spoiler - l’épisode le plus transgressif de l’histoire : non seulement Mariana a donné tout son cœur au jeune Hugo mais, à un moment donné, dans une grange, elle décide de lui faire un cadeau, lui donner son corps de femme désirable, elle déboutonne son corsage – rassurez-vous, on ne voit que ça, ouf, c’est extrêmement pudique et essentiellement construit sur le hors-champ – pour lui offrir sa poitrine, ici la mère de substitution se fait soudain amante éphémère. Et notre imagination, quelque peu heurtée, fait le reste. Concernant cette scène qui peut apparaître scabreuse, parce que limite incestueuse entre Mariana et Hugo, mais qui ne l’est pas du tout dans le film, au contraire elle émeut car c’est le triomphe de la vie sur la mort et le chaos ravageur, à en perdre la raison, qui règne tout autour, le cinéaste Emmanuel Finkiel s’en est expliqué dans un Télérama récent (#3028, avril 2025, entretien « Je savais qu’il me serait impossible de montrer l’acte de tuer », pp. 22-23, propos recueillis par Samuel Douhaire) : « (…) Mon adaptation est davantage dans la suggestion que le roman. Chez Appelfeld, Mariana et Hugo ont des relations sexuelles à plusieurs reprises, alors qu’ils sont encore dans la maison close ; dans le film, il n’y a qu’un passage à l’acte, que j’ai laissé hors champ et conçu comme l’aboutissement d’un long chemin des deux personnages l’un vers l’autre. La dimension tragique du personnage de Mariana s’exprime à ce moment-là, car elle fait à Hugo le don de cette envie de rester en vie en sachant qu’elle-même va bientôt mourir. Je sais bien que, en 2025, certains ramèneront cette relation entre une quadragénaire et un garçon de 13 ans à de la pédophilie, mais le cinéma, comme la littérature, ça sert aussi à explorer des zones qui ne sont pas celles du conforme. Souvenons-nous, par ailleurs, que, avant 1945, nombre de pères, voire de mères, emmenaient leurs fils tout juste pubères au bordel pour qu’ils connaissent leur première expérience sexuelle, il faut aussi faire confiance à l’intelligence du public : La Chambre de Mariana n’est pas plus une incitation à la pédophilie que Le Silence des agneaux n’est un éloge du cannibalisme. »
La chambre du « fils », cache de guerre, et les mystères de la chambre close
Autre scène du film, dans cette Chambre du fils (et de « la mère »), formidablement bien gérée – attention spoiler –, et pourtant incroyablement risquée, c’est lorsque le petit garçon quitte la maison close car Mariana a disparu. Hugo doit fuir. Dans la forêt, sous une pluie battante (c’est formidablement bien amené, via un travelling lent en plongée sur le sol mouillé nous montrant bientôt une chaussure à talon de femme abandonnée – c’est simple, on se croirait chez le cinéaste-poète russe génial Andrei Tarkovski avec Stalker (1979), à la zone d’intérêt majeur, celle des désirs profonds), l’enfant fugueur découvre un charnier, autrement dit une fosse commune fraîchement creusée où gisent des dizaines de personnes froidement abattues, dont sa chère Anna – on y voit même un détrousseur de cadavres. Entre la monstration de l’horreur des crimes nazis façon La Liste de Schindler (1993) de Spielberg et « l’interdit de la représentation » de l’extermination nazie prônée par Claude Lanzmann (on ne voit pas l’acte se faire, juste l’après), Finkiel trouve en quelque sorte, en restant au milieu du gué, la bonne « formule », montrer sans aller trop loin (se méfier du sensationnalisme de la pulsion scopique), tout en rappelant l’horreur de la « Shoah par balles ». Pour rappel, ce terme désigne l’extermination massive des Juifs, principalement en Europe de l’Est, par fusillades en série perpétrées par les Einsatzgruppen, littéralement « pinces d'intervention » (unités spéciales nazies principalement composées de SS et de policiers, chargées de réaliser des massacres de masse (Juifs, Tsiganes et communistes) et d’autres unités nazies entre 1941 et 1944).
Toujours dans le même Télérama (#3928, p. 23), Finkiel nous en dit plus quant à son choix de montrer l’horreur sans filmer l’acte de tuer : « Robert Bresson disait qu’on peut filmer un vivant ou un mort, mais pas la vie qui s’en va. (…) À l’issue du casting, j’ai expliqué aux figurants [tous juifs] qu’une scène terrible était prévue, où ils devraient faire les morts dans une fosse sous une pluie battante, et que je comprendrais tout à fait s’ils refusaient de la tourner. À la fin de la réunion, une dame de 86 ans s’est levée et m’a dit : "Je veux être dans le trou." Je lui ai demandé pourquoi, et elle m’a dit : "Je veux laisser ça." J’ai pensé alors : "Si cette femme y va, je vais le faire." Face à cette grand-mère qui voulait laisser une trace – ce qui m’aurait fait doucement rire bien des années plus tôt, à l’époque où je riais quand mon père [qui a perdu sa famille à cause des policiers français, soutenus par l’extrême droite d’alors, raflés en 1942 lors de la rafle du Vél d’Hiv puis déportés et tués à Auschwitz] me disait "Il faut laisser des témoignages" –, je me suis dit : oui, à nous deux, nous allons laisser une trace. Est-ce lié à l’actualité ? Oui, sans doute… »
- Mariana (Mélanie Thierry) recueille Hugo (Artem Kyryk) en cachette du reste de la maison et lui fait un lit clandestin. ©Photo Ad Vitam
Dans ce contexte effroyable de guerre, de perte de tout, cette histoire d’amour incarne, y compris dans sa dimension sexuelle suggérée, la victoire de la vie sur la mort, de la fureur d’exister, et de se sentir vivant, malgré tout, sur la pulsion de mort. La vie, malgré tout, quoi. Le film dépeint cette évolution avec une énergie émotionnelle qui atteint son apogée dans une scène finale (le dernier quart d’heure du film, un peu alambiqué néanmoins) d’une grande puissance, où l’espoir d’une vie après la guerre prend forme. Le garçon, seul, et livré à lui-même en ville, côtoie les « Soviétiques libérateurs », assez indifférents à son égard, pendant que Mariana, elle, est emmenée, ou plutôt encadrée de force, par deux soldats russes, et malgré cette fin ouverte faite de points de suspension, on se doute bien que, lorsqu’elle se retourne, cheveux au vent, pour sourire au jeune garçon devenu grand (son expérience face à la crudité de la vie l’a fait grandir psychiquement prématurément), c’est bel et bien la dernière fois que Hugo voit (sa) Mariana vivante, pleine de vie, confiante (en apparence). Au revoir l’enfant… chéri.
- Mélanie Thierry (Marguerite Duras, à l’époque Marguerite Antelme) dans « La Douleur » (2017, E. Finkiel)
Une mise en scène précise, mes seules réserves étant au sujet de quelques moments un peu trop redondants dans le film, d’une BO pas spécialement marquante (on ne retient aucun air, dommage) et d’un rôle principal - d’une héroïne ukrainienne - qui aurait pu être tenu, ma foi, par une actrice originaire d’Ukraine, complète assurément une direction d’acteurs brillante. Emmanuel Finkiel (63 ans) signe ici, comme à son habitude (rappelons-nous de Madame Jacques sur la Croisette, 1996, César du meilleur court-métrage, de Voyages, 1999, prix Louis-Delluc et César du meilleur premier film, ou encore de La Douleur, 2017, Prix du jury du Festival du Film du Croisic, sans oublier la série télé En thérapie, 2022), une mise en scène qui mise sur la simplicité, mais aussi sur l’intensité : chaque geste, chaque parole, chaque silence semble peser lourd dans cette chambre, et autres, où tout est une question de survie. Finkiel crée un environnement où l’on respire à peine (comme par exemple lorsque Hugo revit, par la pensée, son dernier anniversaire en famille et que l’on voit les convives applaudir en silence afin de ne pas attirer l’attention des soldats dans la rue qui mènent une rafle dans les environs) et où chaque mouvement est un pas de plus vers la délivrance ou la perte. La direction des acteurs est exemplaire, avec Mélanie Thierry en tête, qui incarne une femme complexe et fragile, alternant dureté et générosité, exubérance légère, au bord de la fronderie féministe, et profonde mélancolie, tout en restant pleine de force intérieure. À ses côtés, le jeune acteur qui interprète l’enfant nous touche profondément, tout au long du film, par sa grande justesse, ainsi que par son regard fixe interrogateur, nous renvoyant, tel un jeu de miroirs, à notre propre enfance (revisitée) et à notre propre cas de conscience : qu’aurions-nous fait, nous-mêmes, en étant plongés dans cette mélasse poisseuse vertigineuse : pleutres filant droit ou courageux jusqu’à mettre en péril sa propre existence pour sauver autrui ?
Et si l’image, bien entendu, même « limitée » (que l’on se souvienne des points de vue obstrués du gamin caché), est admirablement travaillée, en étant notamment servie par la magnifique photo, toute en clair-obscur, d’Alexis Kavyrchine, le son n’est pas en reste non plus, notamment lors de cette suture osée, agissant tel un raccord troublant au beau milieu du film, entre les gémissements feints de la logeuse de la chambre, en plein coït, ou « petite mort » à la jouissance, avec un soldat allemand (elle simule pour lui faire plaisir et flatter son orgueil de mâle dur au combat), et le cri de douleur de la maman malade de l’enfant en flash-back. Nous aussi, tel Hugo le « spectateur dissimulé » s’inventant des fictions pour échapper à la morne et dangereuse grisaille de son quotidien répétitif, on se fait des films comme îlots d’espérance, ou de désespoir, pour combler les béances d’un film qui ne dit pas tout, et ce fort heureusement d’ailleurs.
- Salle 12, UGC Ciné Cité Les Halles, Paris
Au final, La Chambre de Mariana est un film qui frappe fort et reste longtemps avec nous après l’avoir vu : il s’agit véritablement d’un long-métrage, où l’aspect documentaire brut fait place à la pure fiction, d’une grande puissance émotionnelle, porté par un scénario qui sait se déployer sans surligner les choses. Emmanuel Finkiel parvient à nous faire ressentir la douleur, la souffrance, mais aussi l’espoir qui naît dans des moments extrêmes. Grâce à une… Juste, dans tous les sens du terme, Mélanie Thierry, des plus époustouflantes, son jeu relève de toute évidence d’une grande technique, le film nous plonge dans les décombres du conflit armé tout en nous rappelant que même dans les pires moments, une lueur d’espoir, celle de l’humanité tournée résolument vers le Bien, malgré les atrocités de la guerre éprouvées par les vivants - à réparer - qui restent, peut renaître. De toute évidence, ce huis clos, où l’intime, l’Histoire et le politique se rencontrent, est un beau film d’émotion brute, que d’aucuns – j’ai vu à la fin, lors du déroulé du générique, des spectateurs longtemps regarder encore, en salle, l’écran, certainement parce que profondément ébranlés par ce qu’ils venaient de voir – qualifieront de chef-d’œuvre et, à bien des égards, ils n’auront pas complètement tort. En un mot, ainsi qu’une bribe de maux pour accompagner celui-ci de façon souterraine : c’est un film incontournable, à la fois implacablement dur et souverainement lumineux. Du 4 sur 5 pour moi.
La Chambre de Mariana (2025 - 2h11). Hongrie, Israël, Belgique, France. Couleur. De Emmanuel Finkiel. Avec Mélanie Thierry, Artem Kyryk, Julia Goldberg, Yona Rozenkier, Minou Monfared, Anastasia Fein. En salle depuis le 23 avril 2025.