Révélation au Petit Palais : un œil caché dans une peinture religieuse de Ribera !

par Vincent Delaury
samedi 9 novembre 2024

Coup de théâtre ! Pour la première fois en France, le Petit Palais, via une exposition monographique de grande ampleur (jusqu'au 23 février prochain), rend hommage au célèbre peintre espagnol Jusepe de Ribera, figure maîtresse, aux côtés du Greco, de Velázquez et de Zurbarán, du Siècle d'or espagnol. Avec plus d'une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier (Louvre-Paris, musée du Prado et Thyssen-Bornemisza à Madrid, musée Fabre de Montpellier, National Gallery de Londres, musée Capodimonte de Naples...), cette expo-événement remarquable, savante et populaire, retrace, avec précision, l'ensemble de la carrière de Ribera, dont les débuts furent marqués par une vie de bohème, extravagante et dissolue. On va de ses intenses années romaines, reconstituées depuis peu, à sa prodigue période napolitaine, ce périple géographique, au tropisme artistique fort prononcé, faisant ressortir une évidence criante : Ribera, l'enfant terrible du Caravage, en se faisant le grand maître de l'âge baroque, est bien l'un des interprètes les plus audacieux, et les plus radicaux, de la révolution caravagesque. C'est donc, comme démarche, très extrême, voire kamikaze ! Car, ne l'oublions pas : « Caravage, ainsi que tempêtait "le sage" Nicolas Poussin (1594-1665), est venu au monde pour détruire la peinture. » Allez, en attendant, GÉNÉRIQUE !

Des visiteurs devant le tableau à énigme de Ribera, « La Lamentation sur le Christ mort »

Tout d'abord, disons-le tout net, c'est un éblouissement. Cette peinture ribérienne rageuse et nerveuse, hésitant entre le noble et le prosaïque, le clair et l'obscur, le vitalisme et l'entropie, ainsi que la vie et le trépas, est absolument grandiose, à savoir impressionnante, intimidante, hallucinante, vertigineuse. La galerie de portraits, en enfilade, subjugue. Manifestement, ce Jusepe ou José de Ribera, artiste espagnol sous grande influence italienne (Játiva, 1884 - Naples, 1652), connu au moins pour deux tableaux on ne peut plus iconiques (ils ont d'ailleurs fait le déplacement, Le Pied-bot beau et La Femme à barbe, waouh), et désormais célébré également par un secret remis en avant (mon œil ?), sait peindre, bon sang !

« Un Mendiant », Jusepe de Ribera, vers 1612-1613, huile sur toile, 110 x 78 cm, Rome, Galleria Borghese

Pour la petite histoire, question trajectoire, Ribera, apprend-on, fut probablement élève de Ribalta (1565-1628) à Valence, avant de tenter sa chance à Rome en y poursuivant sa formation (entre 1613 et 1616), où il fut surtout impressionné par l'œuvre de Caravage, peintre voyou, et de ses disciples, pour finir par se rendre à Naples, alors possession espagnole, en étant notamment le protégé du duc d'Osuna, dans le but de devenir, et il y parviendra, la figure majeure du milieu artistique napolitain [plus tard, il influencera notamment un certain Luca Giordano (1634-1705), peintre italien baroque de l'école napolitaine de peinture, à qui le Petit Palais a rendu aussi hommage, par le passé (durant l’hiver 2019-2020), en lui offrant une rétrospective de taille].

Concernant ce Ribera, qui jamais une fois parti d'Espagne (il n'a alors que 15 ans) ne remit les pieds dans son pays, on ne se lasse pas de contempler, ici, au sein de compositions solidement charpentées suivant très souvent une ample diagonale, tout en détachant puissamment les volumes et figures sur des fonds sombres, une succession de scènes de martyre, à la veine réaliste et cruelle, et de figures isolées de saints, de sans-dents, d'anachorètes, qui ne sont autres que des religieux contemplatifs retirés dans la solitude, ou de philosophes-mendiants vêtus de haillons, et forcément barbus !, se jouant de la dialectique entre la richesse intérieure et la pauvreté extérieure  : le peintre prenait inlassablement pour modèles des gens frustes et misérables choisis dans son environnement quotidien.

Le grand portraitiste de la plèbe napolitaine qu’était Ribera ne cesse de nous interpeller, avec sa peinture fraîche, étrangement « non datée » (dans le sens que cela reste moderne), car traduisant, avec une même acuité (son pinceau pouvant se faire scalpel), par la puissance de son art formaliste habité (gestuelle théâtrale, coloris noirs et flamboyants, réalisme cru, clair-obscur dramatique), la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture époustouflantes ainsi que des pietà irrésistiblement poignantes.

Ce n'est pas pour rien, que son ténébrisme extrême (déjà, aux yeux de ses contemporains, il passait pour être encore « plus sombre et plus féroce » que Caravage !) lui vaudra, au XIXe siècle, une immense notoriété, notamment entretenue par Baudelaire et Manet. Quant à Théophile Gautier (1811-1872), poète et critique d'art français, il estimait, in « Collections de tableaux espagnols » (La Presse, 24 sept. 1837), que tout l'œuvre peint et gravé de Ribera est, je cite, « (...) une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n'a pas idée.  »

« Saint Jude Thaddée (?) », Jusepe de Ribera, vers 1610-1612, huile sur toile, 126 x 97 cm, Florence, Fondazione di Studi Roberto Longhi

Dans un premier temps, je suivrai le circuit chrono-thématique proposé, construit en neuf chapitres distincts dialoguant néanmoins finement entre eux (de À Rome. Se nourrir du Caravage, peindre la poésie du quotidien à Dessinateur fantasque, graveur virtuose en passant par Ribera et Naples : le temps de la gloire (1616-1652), La splendeur des humbles, Peindre le pathos : convaincre par le vrai et l'émotion et autres Le spectacle de la violence) avant de focusser avec appétence, dans un deuxième temps, sur quatre œuvres qui m'ont particulièrement marqué, du bateau ivre (Silène ivre) à la pénétrante Lamentation sur le Christ mort (dans lequel un œil tapi dans l'ombre nous regarde curieusement), en passant par un Pied-bot et une Femme à barbe - deux tableaux-monstres renversants qui, bien que foncièrement grotesques, n'en restent pas moins pétris d'humanité débordante, vacillant, de manière bouleversante, entre force et faiblesse, pour toucher du doigt la condition humaine, entre grandeur et misère.

Qui vivra, Ribera !

Ribera, entre ténèbres et lumière, la cour des miracles, Jésus Superstar, des puissants, des hommes d’Église et l’œil de Moscou, on y trouve tout ça, et bien plus encore, en déambulant dans des salles spacieuses, aux cimaises teintes en rouge et bleu profond, Faut le voir, le toucher ?, demanderait saint Thomas, pour le croire : l'épiphanie du saint linceul et la beauté du diable intrinsèquement liées, notamment dans une superbe Lamentation sur le Christ mort. Saint Jean-Baptiste, de l’autre côté du mur, finira décapité - et si c'était, entre tourments et apaisement, l'un des plus beaux tableaux du monde ? Il est seul sur une petite cimaise, à hauteur d'homme, en face-to-face avec le visiteur, se défendant très bien, sa lumière irradie de très loin : visage pâle, blanc comme un linge, sur fond noir dantesque, il s’appelle précisément Tête de saint Jean-Baptiste, 1646, et il est frappant de vérité (nue). Toujours Gautier, in « Ribeira » (España, 1845) : « Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise ! »

« Tête de saint Jean-Baptiste », « Head of Saint John the Baptist », Jusepe de Ribera, 1646, huile sur toile Naples, Museo Civico Gaetano Filangieri

Par ailleurs, la Femme à barbe, accrochée non loin, tel un oripeau de fortune (en provenance, messieurs dames, du Prado, merci les Madrilènes), peut grave sourire, le Pied-bot du gamin joueur rigolard, connu comme une icône, est, de son côté, toujours au rayon du grotesque, beau (à damner) comme un Picasso.

Embarquement, ici, immédiat (idée : et si l'on changeait le nom de la Riviera pour l'appeler Ribera ?), en vue d’un voyage rocambolesque au long cours, en passant par le sacro-saint Grand Tour (le retour aux antiques), des plus pénétrants, oscillant entre l'absoluité de la lumière divine transcendantale et les tréfonds de l'âme humaine, ces derniers plombant, façon un caillou dans la chaussure, le rêve de grandeur de l'Homme, hésitant non-stop entre le profane et le sacré, les cieux libérateurs et le pesant plancher des vaches. Marcher pieds nus, tel un vagabond ou Macca (cf. couve culte de l'album des Beatles Abbey Road), les sans-semelles au vent, en tenant à distance les richesses matérielles illusoires du monde, ne serait-il point la solution ? Ribera/Rimbaud, même combat (?), le peintre est poète et vice-versa : dire l'humain, entre flamboyance et lose, avec cette rage - colère saine ? - de montrer TOUT le visible, avec la pointe de son pinceau, mi extatique, mi bousier  : encore un (mini) scoop, dans l'une de ses sanguines, saisissante, à mi-parcours, alors qu'un vieillard christique est mystérieusement accroché au tronc d'un arbre, juste en bas, tranquillou, un jeune homme défèque gentiment. Incongruité de la chose, du scato, soudain, s'invitant sous le manteau.

Entre le sacré et le trivial : « Vieil homme attaché à un arbre et jeune homme déféquant », Jusepe de Ribera, vers 1627-1630, sanguine, Londres, The Courtauld (Samuel Courtauld Trust)

Bêtes de Cène, à la sauce Ribera, peintre philosophe

De Ribera à Ribéry (attention, ceci est de l’humour), il n’y a qu’un pas. Il y a de ces tronches dans l’expo du Petit Palais ! Par moments, c’est pas possible, c’est du « Sergio Leone présente  ». On se régale ! « Trivialité majestueuse », disait le cinéaste Luc Moullet, au sujet de la chanson de geste du maestro transalpin (1929-1989) des westerns spaghetti, cette jolie expression oxymorique pourrait tout à fait s’appliquer, selon moi, à la « cour des miracles » de José (de Ribera, « Italo-Espagnol », ou l'inverse, plus précisément c'est en fait un artiste espagnol qui a fait de longs séjours en Italie, de Rome à Naples en passant par Parme), d'aucuns, à raison, le voyant comme un digne héritier du Caravage (1571-1610), artiste sulfureux génial, fuyant le « beau idéal » pour promouvoir une peinture « d'après nature », à la vie romanesque intrépide, que le jeune Ribera, accrochez-vous, aurait peut-être côtoyé à Rome, avant la fuite de celui-ci, parce qu'accusé de meurtre (l'histoire est connue), pour Naples en mai 1606. Peintre vériste ténébriste par excellence à qui, de toute évidence, Ribera a très certainement emprunté, en autres choses, son sens « cinématographique » inné de la composition immersive, son réalisme prégnant, son usage provocateur, et cash, de modèles vivants (cf. les pieds rougis et sales de la madone allongée dans La Mort de la Vierge, circa 1601-1606, du Louvre), ainsi que ses cadrages à mi-corps, avec souvent des personnages en amorce pour nous mettre, à l'instar de comédiens nous plongeant, avec eux, in media res, dans le feu de l'action, « sur scène » (c'est une peinture des plus théâtrales, si ce n'est opératique), dont il accentue encore plus la frontalité, celle-ci fonctionnant alors comme uppercut visuel, diablement efficace

Caravage, sors de ce corps ! « Le Jugement de Salomon » [« The Judgement of Salomon »], Jusepe de Ribera, vers 1609-1610, huile sur toile, 153 x 201 cm, Rome, Galleria Borghese

Caravage/Ribera, tous deux, dans leur brillante carrière, se sont faits souverainement les metteurs en scène, sans concession, en s'appuyant sur un naturalisme exacerbé et une âpreté accrue pour décrire avec délice l’univers des bas-fonds, du clair-obscur dramaturgique et de la violence, sanglante et aveugle, des hommes - chez lui, la chair humaine (au fait, Bacon aimait-il Ribera ?), et encore davantage que chez Il Caravaggio, prince excentrique du chiaroscuro, est vieillie, salopée, mise à nu, ensanglantée ou arrachée, pas de quartier !

Voir, tout particulièrement, à ce sujet (le spectacle de la violence), la toute dernière salle du parcours d'exposition s'attardant, en beauté… morbide, entre attraction et répulsion, sur différentes versions en peinture, par Ribera, du martyre (chrétien) de saint Barthélémy (condamné à être écorché vif) : « Le Spagnoletto a souillé son pinceau du sang de tous les saints », dixit Lord Byron (in Don Juan, Chant XIII, 1823), pas mieux. José de Ribera, c'est, toujours en clin d’œil à Leone, auquel j’ai pas mal pensé pendant la visite parce qu’il excellait dans la représentation stylisée et baroque de la violence (« Sans Sergio Leone, je n’aurais jamais pu faire Orange mécanique  », dixit Stanley Kubrick), Il était une fois l’humain, trop humain. Ou encore Le Bon, la Brute et le Truand, en plus gore, le Petit Journal de l'exposition, au prix public de 7€, parlant même, en page 26, d'« épouvante magistral ». Bien dit. 

Où un œil sibyllin se cache : « Lamentation sur le Christ mort », « The Lamentation over the Dead Christ », Ribera, 1633, signé et daté en bas à droite sur le bloc de pierre : « Jusepe de Ribera/1633 », huile sur toile, 157 x 210 cm, Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza

Puis, dans le parcours, SCOOP !, il s’agira d’avoir l’œil, il y en a un caché tout près du corps décharné du Christ, dans une Lamentation de 1633 [plus précisément : Lamentation sur le Christ mort (The Lamentation over the Dead Christ), par Jusepe de Ribera, 1633, signé en bas à droite sur le bloc de pierre : « Jusepe de Ribera/1633 », huile sur toile, Madrid, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza], regard crypté - autoportrait masqué ? - se logeant exactement, aux côtés des plus proches de Jésus (la Vierge Marie, Marie-Madeleine et saint Jean, le disciple bien-aimé), à l'aplomb de l'épaule du Christ, comme enroulé, sournoisement ?, dans les plis du drapé, blanc et froid comme la mort (linceul).

Œil de Moscou ? Celui du Dieu, au savoir tout-puissant, via l'entremise de Jésus (son porte-parole en personne, et fils incarné, sur Terre), de l'artiste démiurge (sa signature tutoie le trompe-l’œil) ? Ou carrément de Pazuzu, s'insinuant dans des méandres insoupçonnés ? Les boules ! On s'interroge, sans cesse. Il y a plein d’images cachées, on le sait, du Malin dans L’Exorciste (1973), version intégrale (Graal), de William Friedkin. Un ami visiteur, et collectionneur bibliophile avisé, me disait que c'était trop tiré par les cheveux comme argumentaire, histoire de « vendre » l'expo en la vulgarisant pour la rendre davantage grand public (moins pointue), qu’il n’y en a pas vraiment, un, d'œil. Que nenni ! Il est bien là, diantre. Une fois vu, je vous assure, on ne voit plus que lui ! Nous regardant. Nous intriguant. Nous auscultant ?

Détails de « La Lamentation sur le Christ mort », RIBERA, avec marquages rouges pour montrer (œil + signature de l’artiste)

Pour moi, c’est l’œil du peintre, il s’attribue les pleins pouvoirs (du visible, ainsi que de la lecture, en douce, des âmes, dont celle du regardeur) ! Du Big Brother avant l'heure, en quelque sorte. Et pourquoi pas, ne pas y voir, cela n'engage que moi !, une allusion visionnaire - l'œuvre n'était pas encore produite ! -, de l'ordre de l'anticipation, façon peintre prophète (c'est d'ailleurs ainsi que se voyaient les Nabis), à « l’œil » rouge, omniscient, omniprésent et omnipotent, du HAL-9000 retors, supercalculateur à intelligence artificielle XXL, du monolithique 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Kubrick.

Un peu plus loin, l'on yeute, du coup, fort intrigué par cet œil « inquisiteur », de partout, c'est ce qu'on appelle de la grande peinture, avec mille et un secrets, d'une présence folle, il y a l’iconique Femme à barbe, on dirait du Marco Ferreri ou du Fellini en peinture, s’invitant chez le prince Visconti, quitte à mettre les pieds dans le plat de luxe, ou bien l'on pense encore au Tod Browning déchirant, et parfois fendard, de Freaks - La Monstrueuse Parade (1932), comme du Tim Burton du début du XXe siècle (les monstres n'étant pas forcément ceux que l'on croit, cf. Edward aux mains d'argent, 1990), mais en plus trash, puisque ce sont de vrais « différents » (de véritables artistes du cirque Barnum/Tetrallini), dont un petit homme-tronc boudin, une femme sans bras, des sœurs siamoises, une femme-poule ainsi qu’une femme à barbe (encore une !), qui sont amoureusement captés à l’écran, et comme figés pour l’éternité et un jour. Du cinéma à la peinture, vases ô combien communicants (la figuration narrative), il n’y a qu’un pas.

« Maddalena et son mari » [« La Femme à barbe »], Jusepe de Ribera, 1631, huile sur toile, 196 x 127 cm, en dépôt au Museo Nacional del Prado, Madrid

Retour à Ribera (à sa meuf à barbe, donc), un continent en soi, sa peinture est hautement carnavalesque. Ici, question accrochage, le tableau est extrêmement bien mis en valeur, calé au sein d’un coffrage, avec sa propre cimaise, couleur bleu nuit. Retrouvailles, pour ma part, avec ! Je l’ai vu il y a fort longtemps au Prado. Dans mon souvenir, à Madrid, contrairement à d'autres fleurons picturaux du lieu (Le Jardin des délices de Bosch, Les Ménines de Velázquez, Les Maja nue et vêtue de Goya), il n’était pas spécialement mis en valeur, et c’est très bien aussi. Je m'en souviens fort bien, je marchais dans une espèce de salle-transit, modestement éclairée, se trouvant au carrefour de plusieurs salles, je tournais la tête, et BOUM !, je l’avais vu. Magie du hasard. Et alerte rouge ! Rencontre inopinée, avec cette légendaire Femme à barbe, aucunement barbante, passionnante même. Puissance d’une peinture à être présente, discrètement mais sûrement, même dans une sorte de passage, voire couloir. Preuve s'il en est qu'elle est d'une force, plastique et réflexive, ravageuse. Au Petit Palais, là, elle trône en star suprême, au centre de toutes les attentions et d'une mise en scène spectaculaire la servant sur un plateau cinq étoiles, « en face-à-face » direct avec nous, c’est bien aussi. Ou de la vie des tableaux, en musée, ils bougent, partent (nourrir des expos temporaires, en étant très demandés, très convoités, les assurances les rendant quasiment intouchables, Mona Lisa, elle, ne bouge jamais du Louvre !).

Ici, mais partout ailleurs aussi, la femme à barbe est strange, abracadabrantesque, sidérante, ses mains, je dirais sont celle, robustes, d’une vieille dame, qui les aurait toute sa vie beaucoup utilisées (dur labeur du train-train quotidien), mais sa tête est résolument celle d’un homme. C'est d'autant plus incongru qu'il jouxte, dans une sorte de faux-raccord, voire de collage, le galbe d'un sein féminin tout rond, bien jeune, que l'on devine gorgé de lait. Que le bébé, petit coquin gourmand, s'apprête à téter goulument. Chère Maman, mère nourricière, merci ! Sacrebleu, ou plutôt Barbe bleue, il s'agira de TOUT montrer, puisqu'à l'époque (l'année 1631), face à ce « prodige de la nature », c'était considéré ainsi, le peintre, tel un journaliste, est appelé tout spécialement par le duc d'Alcalá (orchestrateur du process en tant que vice-roi, entre 1629 et 1631, de Naples), pour qu'il témoigne par une œuvre, en image frontale, de ce masculin-féminin défiant résolument la norme et l’ordinaire.

Au Petit Palais, « La Femme à barbe » a du coffrage...

Le bloc de pierre à droite mentionne précisément que l'artiste l'a peint « d'après modèle vivant  ». En outre, un panneau pédagogique, au musée (qui a mis les petits plats dans les grands, expo-événement gargantuesque et hugolienne au possible !), note, pour que l'on fasse mieux connaissance, nous les contemporains, avec cette vieille connaissance de gente dame, moins poilante que poilue (elle/il, iel, nous fixe de son regard scrutateur, sans honte), qu'il s'agit d'« une femme de 52 ans originaire des Abruzzes qui, après avoir donné naissance à trois enfants, à l'âge de 37 ans, se vit pousser une barbe épaisse, sans doute du fait de dérèglements hormonaux. »

Dingue, le truc ! Franchement, c'est puissamment zarbi, sans pour autant être moqueur, par rapport à la monstruosité d'apparat. L'humanité, voire la noblesse, des figures, et des êtres représentés, sans oublier la suggestion de leur vérité psychologique et de leur être (non binaire ou pas) par le pinceau-témoin du Dr Ribera, transparaît, avec émotion, sous la surface des roses du scandale et de l'aspect « bête de foire » ; un chapitre du circuit, copieux mais pas exténuant (c'est bien fichu), de l'expo est intitulé La Splendeur des humbles, c’est exactement ça. Majestueuse trivialité. Inversion toujours, et goût de la réversibilité des contraires, possible définition de l'oxymore.

Par ailleurs, toujours en termes de bizarrerie éclairante, disant l’humaine condition et sa pluralité (ou diversité des apparences), à gauche du monsieur (dame ?) barbuE, il y a un (autre) homme (en fait, après avoir pris connaissance du titre, il s’agit clairement de son mari), mais les traits de son visage, assez fins, stylés même, malgré qu'il soit mangé par une barbe joliment taillée, sont comme ceux d’une femme. C’est fou, l'avez-vous vous aussi remarqué ?, en vieillissant, des visages d’hommes deviennent féminins et l’inverse marche aussi. Et je note qu'il y a, en termes d'apparition hallucinante, la même anomalie à œuvre, ou goût des contraires (homme ou femme ?), dans le non moins fascinant Silène ivre (1626), toujours signé Ribera, qu'on avait pu voir précédemment, il y a quelques mois (l'été 2023), dans l'expo Naples à Paris du Louvre.

« Silène ivre », Jusepe de Ribera, 1626, huile sur toile, 185 x 229 cm, Naples, Museo e Real Bosco di Capodimonte

Le satire ivre est traditionnellement représenté de manière burlesque dans l’histoire de l’art, bedonnant et saoul, au sein du cortège de Bacchus, dieu festif du vin. Arrivé à Naples en 1526, Ribera fera un coup d’éclat avec ce tableau (huile sur toile, 1626, appartenant au musée Capodimonte de Naples) déconcertant, volontairement grotesque et disgracieux. L’homme ventripotent, au sexe comme de coutume caché par une feuille de vigne (on ne voit qu'une espèce de toison ambiguë foncée) et aux seins tombants, pourrait être pris pour une femme. Brouillage des pistes et des lectures possibles. En bas à gauche, un serpent, vengeur ou complice ?, déchire un cartouche qui porte la signature du peintre (Ribera avait l'habitude de signer ses toiles dans l'un des deux coins inférieurs, à l'intérieur de rouleaux ou bien sur une pierre spécialement placée sur la « scène » picturale, comme théâtralisée), au final, devant, on ne sait trop sur quel pied danser, ou alors en titubant, comme ivre, nous aussi. Plaisir de l'ivresse contagieux, joie partagée, mais comme nourrie, sous les peaux de bêtes, de rires sardoniques.

Détail qui tue du « Silène ivre »

Toujours dans l’expo, à quelques encablures de là, on découvre une formidable gravure de cet artiste virtuose (connu pour sa rapidité d’exécution de peintre qui faisait l’admiration de ses contemporains, il pouvait brosser, dit-on, en deux jours le portrait d’un saint, et en cinq, une grande composition), aux large effets de texture, avec, ici, une absolue maîtrise en noir et blanc des clairs-obscurs associée à un tracé pleinement assuré de hachures plus ou moins resserrées, qui reprend ce tableau-phare, en le poussant encore plus loin : la composition évolue, le satyre, au-dessus de Silène, se fait, dirait-on, encore plus présent, plus menaçant (le serpent destructeur, en bas à gauche, a disparu, en haut à droite, l'âne, ayant changé de côté, semble encore plus rigoler), preuve s’il en est, par le faire plastique à variations bienvenues, que Ribera, peintre, dessinateur et graveur fortement expérimentateur, et un brin fantasque, ne cessait de remettre son œuvre sur le métier, cherchant et trouvant des solutions nouvelles jusqu’au bout.

« Silène ivre », Jusepe de Ribera, 1628, eau-forte et burin, 27,5 x 35,4 cm, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Pour résumer, au fond, avec la monstration, sans chicanes, de sa Femme à barbe, José de Ribera, peintre-philosophe humaniste, nous dit que dans tout homme sommeille une femme et, dans toute femme, un homme. Et il nous le dit en image, ce cher Ribera, artiste de génie. En nous, homme ou femme, il s’agit d’activer, en fonction des situations qui se présentent à nous ou des lectures possibles par rapport à telle chose de la vie à interpréter, notre part féminine et/ou masculine. Je est un(e) autre et, possiblement, Ma femme s'appelle Maurice...

La salle des gravures et croquis de l’expo Ribera du Petit Palais, Paname

Et ce qui est encore plus fou, messieurs dames, c'est que malgré les quelque 400 ans qui nous séparent de la réalisation de ce tableau (majeur), il nous parle toujours, comme, j'imagine, au premier jour où il a été - théâtralement - dévoilé à ses premiers regardeurs, entre nous j'aurais aimé être là (tel un reporter), faisant aussi, pour ces derniers (Duchamp Rrose Sélavy a bien raison), le tableau, aux côtés de son auteur... réalisateur source (il n'est d'ailleurs pas impossible, hormis les modernes Picasso et Bacon, précédemment cités, de penser au peintre contemporain classique, et « Indien », Gérard Garouste, pendant la visite). Eh oui, l’artiste Ribera est un sourcier, il distille magistralement sa pensée en peinture, entre infusion (lente de la peinture) et diffusion [cf. ses gravures, prolongement, à prix moindre, de sa peinture, instrument - production gravée brève et réduite pour lui, on ne compte, dans son corpus d'attribution, que dix-huit eaux-fortes, sur une dizaine d'années de création (1621-1628) - lui permettant d'étendre son influence tout en asseyant sa renommée en Europe, et ce dans le temps].

Toujours au rayon du monstrueux et du grotesque (à croire même que peut-être, cette fameuse Femme à barbe des Abruzzes aurait accouché de cet enfant terrible, devenu avec le temps un jeune ado farceur et heureux de vivre), on tombe sur le non moins célèbre Pied-bot (1642, huile sur toile, venant de moins loin que la ville aux 500 coupoles, puisqu’il nous vient directement, à pied ?, d’un musée parisien voisin, la maison Louvre), reprenant le type populaire qui a fait sa renommée. Le jeune homme, à l'expression joyeuse, ne fait point oublier sa condition misérable ainsi que les particularités de son handicap, à savoir son nanisme (ses jambes sont anormalement courtes) ainsi que son pied déformé congénital. Encore une fois, Ribera n'occulte pas le réel. L'œuvre, qui prend sa place dans le contexte religieux de l'époque, celui de la Contre-Réforme (qui cherchait à réaffirmer la place des images dans le culte ainsi que leur capacité à éveiller, par l’émotion suscitée, la dévotion ou la compassion des fidèles), invite, sans réserve, le spectateur à la charité, vertu chrétienne cardinale.

Détail du « Pied-bot », Jusepe de Ribera, 1642, huile sur toile, 164 x 94 cm, Paris, musée du Louvre

En effet, le jeune infirme tient dans sa main gauche une feuille dont l'inscription explicite son intention : « DA MIHI ELIMO/SINAM PROPTER [AM]OREM DEI » (Donne-moi l'aumône pour l'amour de Dieu). Ce portrait, avec lequel Ribera offre royalement à un jeune infirme nain aux pieds nus pauvrement vêtu, et faisant l’aumône, une noblesse inédite, isolant cette figure sur une toile au format de portrait d’apparat, exercera une influence notable sur les artistes espagnols, ceux de son temps comme d'autres, bien plus tard (à commencer par Pablo Picasso, 1881-1973), de son vivant José jouira d’une large réputation dans toute l’Europe, notamment grâce à la notoriété de ce tableau emblématique de sa démarche, qui rappelle également tout de même, au passage, les nombreux nains, en général assis, et bouffons de son contemporain Velázquez (1599-1660, que Ribera rencontre à Naples en 1630), sachant qu’il saura de nouveau très admiré à l’époque romantique et au temps des impressionnistes (Manet), en France on le verra volontiers comme un peintre maudit, ce qu’il n’était pas, tout de même !

Ce Ribera, le marché de l’art ne l’ignora point, et ce dès qu’il commença à se faire connaître à Rome, via notamment le soutien de la communauté espagnole, bien implantée dans la Ville Éternelle. « Lo Spagnoletto », qui doit ce surnom - « l'Espagnolet » - à sa petite taille, accéda rapidement au cercle des plus grands collectionneurs de la cité, parmi lesquels Vincenzo Giustiniani, le cardinal Scipione Borghese et le duc Mario Farnese, qu’il accompagna à Parme en 1611. Plus tard, le « Ribera romain » s’exportera à Naples (il s’y installe dès 1616), au plus près du mythique Vésuve, où, en se mariant avec la fille du peintre Bernardino Azzolino, artiste déjà bien établi dans la ville, il parvient à s’introduire, grâce à l’aide de son beau-père peintre fort influent, auprès d’une clientèle d’aristocrates locaux et d’ordres religieux fortunés, José de Ribera se faisant bientôt, à leurs yeux, le véritable chef de file du naturalisme napolitain, au parfum ténébreux, marqué par un souffle caravagesque et une représentation violente et brutale de la réalité que viennent accentuer, sans filtre, moult détails épidermiques, anatomiques et psychiques des personnages peints avec énergie, vista et dextérité.

« Paysage avec fortin » [« Landscape with Small Fort »], Jusepe de Ribera, 1639, huile sur toile, Salamanque, Fundación Casa de Alba

Dans cet étonnant, et détonant, Pied-bot, le peintre baroque utilise, en oscillant entre lyrisme et truculence, une palette bien plus lumineuse, via un beau ciel lumineux symbole d'espérance exécuté avec vélocité et légèreté, qu'auparavant (Un mendiant, 1612, Saint Jude Thaddée (?), vers 1610-1612, La Délivrance de saint Pierre, vers 1613-1614, Le Jugement de Salomon, circa 1609, La femme à barbe, 1631, Apollon et Marsyas, 1637...), le peintre quittant alors, entre 1638 et 1642 (période durant laquelle il se détourne volontairement des fonds sombres s'ouvrant à une force obscure), sa touche épaisse des débuts, se doublant d’une gamme de coloris foncés et denses, afin d’opter pour une touche plus fluide et plus transparente, s'inscrivant alors, on appelle cela son « évolution luministe », dans une manière plus claire et vive, où dominent les tonalités chaudes et sensuelles.

« Saint Sébastien », Ribera, 1651, signé et daté sur la pierre en bas à gauche : « Jusepe de Ribera español/F. 1651 », huile sur toile, Naples, Certosa e Museo di San Martino

D'autres œuvres de l’expo, « finales », prolongent cet éclaircissement de la palette, la luminosité et le chromatisme plus chatoyants doivent alors beaucoup à son observation de la peinture vénitienne, le tout s'accompagnant d'une plus grande douceur : cela est visible, dans le dernier tiers du circuit à effectuer, tant dans des paysages panoramiques, à l'ampleur monumentale et à l'empreinte toute pastorale (Paysage avec fortin, 1639, Paysage avec bergers, 1639), que dans des compositions à thème mythologique, tel Vénus et Adonis (1637), multipliant, à foison, en surface, les effets de manche avec des plis d'étoffe virevoltants aux coloris électriques, ou biblique, à l'instar de sa touchante Adoration des bergers (1650, en provenance du Louvre) ou encore de son très sobre Saint Sébastien (1651), cadré à mi-corps (érotisé), ce sein, oups pardon, ce saint au torse nu, ne s'épargnant pas pour autant un naturalisme dont il est coutumier (cf. le rendu très réaliste des poils). Ce beau jeune homme, au ventre parfaitement plat et aux traits du visage, tout compte fait, très actuels (il pourrait sortir tout droit d'une photo pop retouchée de Pierre & Gilles ou de David LaChapelle), est comme absorbé dans une douce béatitude : ce temps suspendu, qui ponctue l'expo du Petit Palais, est en totale opposition avec le déchaînement de violences et de tortures des martyres tourmentés se donnant à voir juste en face de lui. Après la tempête, un peu de calme, malgré les flèches plantées dans la chair chassée encore fraîche (on ne change pas comme ça les rayures du zèbre !), fait vraiment du bien.

Sur la toute dernière cimaise de l’exposition Ribera du Petit Palais...

Puissance, soit dit en passant, du médium, dans tous les sens du terme, Peinture à « rendre visible », par-delà les apparences, l'invisible, l'âme, l'indicible, le frémissement de l'être, chez un nain infirme, un obèse, un simple quidam, un puissant ou une femme à forte pilosité. Le peintre est voyant, voyeur et visionnaire : il s'appelle Jusepe de Ribera, et le tableau-roi en question (richesse d'une œuvre-puits sans fond, profonde comme une bouche d'ombre, ne s'épuisant, somme toute, jamais) : Maddalena et son mari [La Femme à barbe], 1631, huile sur toile, musée national du Prado, Madrid. Encore à savourer, au Petit Palais, pour quelques mois. C'est bien ce qu'on appelle, et vous m’excuserez, je l’espère, cette familiarité, un fucking masterpiece, si spectaculaire (ou extime, la peinture « exhibe ») et si intime à la fois. Du jamais-vu en peinture, il méduse bien plus qu'il n'amuse, se gravant définitivement dans nos rétines et dans notre background culturel émotionnel. Bref, José de Ribera... Superstar, merci le (grand) Petit Palais ! 

Expo-rétrospective RIBERA, Ténèbres et lumière, jusqu'au 23 février 2025, commissariat : Annick Lemoine, directrice du Petit Palais, et Maïté Metz, conservatrice en chef du patrimoine, Petit Palais, assistées de Caroline Chenevez, régisseuse d'exposition. Avec le soutien du CEEH, Centro de Estudios Europa Hispánica, PETIT PALAIS, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Avenue Winston-Churchill - 75 008 Paris, tél : 01 53 43 40 00. www.petitpalais.fr. Ouverture du mardi au dimanche, de 10h à 18h. Nocturne le vendredi et le samedi, jusqu'à 19h. Fermé le lundi, le 25 décembre et le 1er janvier. Plein tarif : 15€. Tarif réduit : 13€. Gratuit : - 18 ans. Catalogue édité par Paris Musées : 49€. ©Photos in situ VD.


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