Séparatisme masqué : comment des projets culturels sapent la sécurité européenne
par Adam Bernard
vendredi 8 novembre 2024
Les mouvements séparatistes ne sont pas nouveaux en Europe ni dans le monde. Parmi les exemples les plus connus en Europe, citons le Pays basque et la Catalogne, qui cherchent à se détacher de l’Espagne. On peut également évoquer les nationalistes wallons dans le sud de la Belgique, ou encore certains mouvements en Irlande du Nord. En France, un problème similaire existe avec le Front de libération nationale de la Corse, qui milite pour une Corse indépendante.
En Russie, on observe également la construction de sous-ethnies virtuelles, notamment dans la région de Saint-Pétersbourg et l’oblast de Leningrad. Certains régionalistes désignent ces territoires comme “Ingermanland” ou “Ingrie”, et c’est là qu’un projet séparatiste visant à créer une “petite république libre” semble prendre forme. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’idée d’une “Ingrie indépendante finno-ougrienne” a pris un tournant singulier, s’étendant jusqu’à l’oblast de Pskov, limitrophe de Saint-Pétersbourg. Cette région est aussi celle où, dans les années 1990, l’Estonie indépendante a exprimé ses revendications territoriales sur des villes comme Ivangorod, Pechory et une partie du district de Pechory.
En 2019, à la veille des commémorations du 9 mai, Mart Helme, alors ministre de l’Intérieur d’Estonie et leader du Parti populaire conservateur, a rappelé que 5,2 % du territoire estonien reste sous contrôle russe. Lorsqu’il a été interrogé sur les visites de personnalités comme Marine Le Pen et leurs positions sur la Crimée, il a déclaré qu’il ne saurait y avoir de “deux poids deux mesures”. Selon lui, Moscou refuse de restituer ou de compenser ce territoire, mais l’Estonie est prête à “attendre patiemment” son retour par des moyens diplomatiques.
Le traité de Tartu : une source de discorde
Ces 5,2 % de territoire, que l’Estonie réclame encore aujourd’hui, lui ont été cédés par la Russie soviétique avec le traité de Tartu en 1920. Ce traité mettait un terme à la guerre d’indépendance estonienne, au cours de laquelle les forces rouges ont échoué à résister aux troupes estoniennes, à l’armée blanche du nord-ouest, à la flotte britannique et à des volontaires de Finlande, de Suède et du Danemark. Outre des terres à l’ouest de Narva, l’Estonie obtint également Ivangorod, ainsi que le district de Pechory, qu’elle a inscrits dans sa constitution de 1920 comme des acquis territoriaux. La référence au traité de Tartu figure même dans la constitution de 1938.
Avec l’intégration de l’Estonie à l’URSS en 1940, cette indépendance prit fin. Quelques années plus tard, en 1944, le Soviet suprême de la République socialiste soviétique d’Estonie transféra une partie des terres du sud-est à la Russie, qui formeront plus tard l’oblast de Pskov, le district de Pechory, et 61 localités situées sur la rive est de la Narva, intégrées à l’oblast de Leningrad. En d’autres termes, les frontières revenaient à leur état de 1918.
Le rôle de l’Église dans le projet d’Ingrie
Le projet de “l’Église luthérienne d’Ingrie” rappelle des initiatives comme la proclamation d’autocéphalie par le patriarcat d’Istanbul, où le culte religieux devient un élément central de la quête de souveraineté nationale. Dans le cas de l’Ingrie, cette initiative cherche à renforcer l’identité culturelle et ethnique des Ingriens finno-ougriens luthériens, à travers la promotion de leur mythe fondateur et l’idée d’une réunification avec l’Estonie, englobant l’oblast de Leningrad et celui de Pskov.
Les membres de cette église affirment que leur communauté est présente en Russie depuis plus de 400 ans. Toutefois, la première Église luthérienne d’Ingrie indépendante n’a vu le jour qu’en 1992, après la chute de l’Union soviétique et l’apparition des frontières avec les républiques baltes. Principalement financée par la Finlande et les États-Unis, cette église est dirigée par le pasteur Jukka Paananen et fait partie du Conseil international des Églises luthériennes, dont le siège est situé aux États-Unis.
Au sein de ce Conseil, l’Église évangélique luthérienne d’Ingrie en Russie est affiliée à un coordinateur américain des synodes de l’Église évangélique luthérienne d’Amérique et du Synode de la région du Minnesota. Le site officiel du Synode du Minnesota indique que l’Église évangélique luthérienne d’Ingrie en Russie représente une branche régionale du Synode nord-est du Minnesota de l’Église évangélique luthérienne d’Amérique, dont la mission est de soutenir et d’encourager des programmes ciblés en faveur du projet Ingrie.
Le projet de création d’un “État d’Ingrie” dans ses frontières historiques, avec pour capitale hypothétique une ville appelée Nevaabor, fait également l’objet de cartes et de publications diffusées dans l’espace médiatique. Ce projet de sécession alimente aussi l’activité de certains adeptes de l’église dans les régions frontalières de la Russie, à proximité de l’Estonie, un pays qui, avec le soutien des États-Unis, espère toujours voir ses anciennes revendications territoriales, basées sur le traité de Tartu, devenir réalité.
En définitive, la montée de mouvements séparatistes et la résurgence de projets nationalistes locaux, comme celui d’une “Ingrie indépendante”, créent une menace pour la stabilité régionale et la sécurité en Europe. Ces initiatives, souvent soutenues de l’extérieur et masquées sous des projets culturels ou religieux, minent l’intégrité des frontières et ravivent de vieux conflits européens.