Comment réagir à l’escalade des prises de position sur les caricatures ?

par IMINOREG
mardi 14 février 2006

L’affaire des caricatures touche maintenant Montréal. Comment réagir à la crise à Montréal ? La question déchire les musulmans montréalais, qui ne s’entendent pas sur l’opportunité de manifester leur colère contre les caricatures danoises.

Lu dans La Presse, sous la plume d’Agnès Gruda :

« Manifester ou pas ?

C’est Saïd Jaziri, imam de la mosquée Al Qods, à l’Est de Montréal, qui a eu l’idée d’organiser une manifestation pacifique ce week-end.

Joint au téléphone hier, il a expliqué que c’est sous la pression des membres de sa communauté qu’il a pris l’initiative d’une action publique. « Les gens sont choqués, il y a beaucoup de critiques dans ma communauté, entre autres parce que Le Devoir et Radio-Canada ont montré certaines des caricatures. Les gens veulent sortir, je dois calmer ma communauté », dit-il. Il assure que la manifestation sera pacifique et permettra aux participants de lancer un double non : non à la violence, mais aussi non à l’insulte, « à l’atteinte au coeur des gens ».

Mais Salam Elmenyawi, président du Conseil des musulmans de Montréal, craint plutôt les risques de dérapage.

« Beaucoup de gens nous ont contactés pour organiser une réaction, mais nous avons décidé de résister à ces appels. C’est un sujet trop chargé émotionnellement. Comment contrôler qui sera là ? », se demande cet imam montréalais, qui craint les gestes de provocation.

Le président du Conseil musulman canadien, Mohamed Elmasry, joint par La Presse en Ontario, partage cette attitude de prudence. « Il y a beaucoup d’émotions dans l’air. Nous déconseillons aux gens de manifester. Il y a beaucoup d’autres manières d’exprimer leur mécontentement », a-t-il dit.


Que faire d’autre ? Il suggère aux personnes indignées par le geste du journal danois d’écrire à Ottawa, ou encore de protester directement auprès du journal qui, le premier, a eu l’idée de publier les douze caricatures. »

Qu’en est-il à l’Université du Québec, à Montréal ?

Nous avons fait un très beau débat hier avec mes 52 étudiants canadiens et étrangers dans ma classe sur « L’État du Monde ». Ces jeunes apprivoisent la différence culturelle et l’interculturalité dans le cadre d’une classe de transition. Je peux vous dire que ce fut un moment passionnant, avec la plus grande des libertés de parole pour chaque étudiant, ainsi que la possibilité de mettre en pratique un espace démocratique sans heurt mais avec une grande sincérité.

La veille, les étudiants canadiens avaient exprimé un non, cri de désespoir pour ne pas voir la violence envahir Montréal. Dans la classe de transition, ce fut presque à l’unanimité que les étudiants ont rejeté toute idée de violence. Rien ne justifie les débordements actuels. Une jeune fille voilée est sortie de classe, car elle avait justifié les débordements et s’était vue contredire par les autres. Mais jamais aucune agression verbale. Un simple : « Je ne suis pas d’accord » ? et un consensus pour dire que Montréal est un havre de paix que les étudiants apprécient et ne veulent pas voir changer.

J’ai voulu les faire réfléchir sur la portée de l’Internet et sur la nécessité de penser notre village global différemment, en tenant compte des concepts de simultanéité et d’ubiquité. Nous avons parlé des valeurs suprêmes de l’Occident face à celles des cultures plus religieuses. Comment concilier les valeurs de la liberté d’expression avec celles de la religion ?

Un étudiant de la République du Congo a parlé de liberté d’insulter, un autre, originaire de l’ex-Yougoslavie, a fait remarquer combien les mondes s’affrontent comme des jeunes dans une cour d’école, et que cette escalade, bien que pleine de conséquences tragiques, semble ridicule ! Un Canadien anglophone se sent très concerné par les insultes, il a dit qu’il le ressentait fortement mais que rien ne justifie les débordements de violence extrême. Les jeunes du Liban et du Maroc ne voulaient pas de cette manifestation, de jeunes Canadiens francophones de l’Ontario avouaient être déstabilisés par les réactions agressives, et une jeune fille disait que les médias créent la paranoïa et que les gens ici commencent à avoir peur. Les étudiants étrangers ont dit qu’ils n’avaient pas à avoir peur, qu’ils respecteraient les règles de pacifisme du Québec et du Canada, même s’ils étaient habitués, dans leur pays d’origine, à devoir faire valoir leurs points de vue par la violence, malheureusement, ajoutent-ils.

Je peux vous assurer que l’échange a été magnifique car il suit un autre cours sur la mondialisation à visage humain dans lequel Aïda Kamar était intervenue la semaine précédente. Nous avions entamé le plus beau des dialogues entre Blancs et Noirs, Européens et Américains, Africains et Québécois, dialogue digne d’une réelle volonté d’humanisme à l’échelle de notre communauté de classe, dans une université québécoise qui commence à s’ouvrir à l’Autre.
Cette expérience inouïe devrait pouvoir avoir lieu ailleurs que dans mes classes, à la condition que l’École joue son rôle et puisse expliquer les changements et autres mutations de notre monde avec les mots justes et en respectant les valeurs de chacun. Il nous faut comprendre les Autres pour ne pas les insulter, mais il faut aussi communiquer les nôtres avec dignité.

Dans la crise actuelle, plusieurs voix s’élèvent, comme, dans le journal Le Monde, celle de Rachid Amirou, le 8 février dans Le simplisme comme prophétie, qui renvoie dos à dos les extrémistes qui condensent la pensée en la réduisant à l’extrême : « La véritable caricature a consisté à agresser la complexité, l’intelligence et la nuance qui doivent guider toute oeuvre de pensée. En cela, ces caricatures renvoient à une vulgarité de pensée ; cette misère intellectuelle ne peut en aucun cas se draper de l’habit de la "liberté d’expression". Le simplisme, maladie infantile du néoconservatisme comme de l’islamisme, tel est le véritable fléau du siècle. ».

Dès le 7, le politologue François Burgat animait un débat passionnant, qu’il commençait par ces mots : « Peut-être faut-il préciser la notion de "caricature". Une chose est de représenter par l’image le prophète des musulmans et d’enfreindre supposément ainsi un précepte, qui s’applique aux adeptes de la religion musulmane et à eux seuls ; une autre est de donner de ce symbole d’une communauté religieuse une représentation humoristique ou irrévérencieuse. Une troisième est de publier une représentation clairement stigmatisante, voire criminalisante, ce qui était bien le cas pour l’assimilation "Mahomet = terrorisme". »

Celle par Olivier Roy le 8 février dans Caricatures : géopolitique de l’indignation, met en avant la plus grande implication de l’Europe dans les conflits au Moyen-Orient : « Loin d’être neutre ou absente, l’Europe, depuis trois ans, a pris une posture beaucoup plus visible et interventionniste au Moyen-Orient, tout en se rapprochant des Etats-Unis. Contrairement à ce qui se passait il y a trois ans, Washington souhaite désormais une plus grande présence européenne, surtout dans la perspective d’un retrait progressif d’Irak. Cette plus grande exposition de l’Europe entraîne donc des tensions avec une coalition hétéroclite de régimes et de mouvements, qui ont alors pris en otage les musulmans européens. »

Enfin, celle de d’Henri Tincq, le 10, dans Mahomet  : le choc des ignorances, nous donne à lire que l’Affaire Rushdie se reproduit une nouvelle fois : « Dans l’affaire Rushdie de 1989, avant d’être politiquement récupérée par l’Iran de Khomeiny, la colère des mosquées était partie de Manchester (Grande-Bretagne) jusqu’au Pakistan. Dans celle des caricatures de Mahomet, l’onde de choc, partie en fait de Norvège - où une revue chrétienne a reproduit en janvier les dessins publiés six mois plus tôt dans le journal danois - a atteint en premier lieu l’Arabie saoudite. Mais, dans les deux cas, l’étincelle est la même. Le romancier - Salman Rushdie - et les caricaturistes danois ont osé s’en prendre au tabou par excellence, celui du sacré que l’homme, nous dit René Girard, dans toutes les sociétés, anciennes ou modernes, a toujours utilisé pour justifier, légitimer, réguler sa propre violence. »

Ce que je retiens de toutes ces interventions est la place du sacré et du laïque qui s’opposent dans nos sociétés mondialisées et surtout, comme le dit Rachid Amirou, que les premières victimes du terrorisme sont les musulmans eux-mêmes, ceux qui sont morts comme en Algérie. Pour moi, l’amalgame entre musulman, arabe et terroriste est réussi au profit de Bush, qui tire les ficelles comme grand gagnant, et l’Europe est sur le point d’être à feu et à sang...

La seule question qui demeure :

Comment calmer les esprits échauffés ?


Lire l'article complet, et les commentaires