Du Pouvoir de la séduction au Méta-Capitalisme de Braudel

par Lombre Von Trek
vendredi 2 mai 2025

 
Les femmes ont joué des rôles cruciaux dans l’histoire des sociétés humaines, animant trois réseaux distincts :
le réseau de séduction, attirant les hommes dans les structures sociales ;
le réseau de légitimation, permettant aux hommes puissants d’accéder à des femmes d’exception et de démonter par ce fait à tous, leur pouvoir, sans avoir à utiliser le pouvoir ultime des rois : la violence ;
et le réseau de confiance, souvent géré par des femmes, neutres "par nature" du pouvoir militaire, permettant d'animer le réseau méta-capitaliste défini par Braudel.
 
Ces réseaux, en interagissant avec le réseau de pouvoir (au sens d’Ibn Khaldoun dans La Muqaddima), ont façonné la mégamachine de Lewis Mumford, une organisation sociale hiérarchique et notamment son dernier étage : le méta-capitalisme de Fernand Braudel, caractérisé par des réseaux économiques et sociaux de haut niveau (invisibles pour les "masses").
 
De l’émergence des cités-États mésopotamiennes à l’Europe médiévale, en passant par les traditions monothéistes, des figures féminines ont toujours assuré la cohésion sociale (Ishtar, Athéna, Vierge Marie, Houris, etc...) . Cet article interroge leur rôle dans l’ancrage des hommes dans la société, explore le symbolisme des prêtresses d’Ishtar, et analyse les solutions imparfaites des traditions juive, chrétienne, et musulmane face au désir des hommes puissants pour des femmes "exceptionnelles".
1. Le Réseau de Séduction : Homo Domesticus et l’Ancrage dans les Cités
James C. Scott dans "Homo Domesticus" argue que la naissance des cités-États mésopotamiennes (IVe millénaire av. J.-C.) repose sur la domestication des populations, où les élites devaient empêcher les hommes de fuir des environnements urbains oppressants (impôts, corvées).
 
Le réseau de séduction, animé par les femmes, rendait la cité attractive. Les prostituées profanes (harimtu- distinctes des grandes prêtresses des cultes d’Ishtar, même si toutes devait être intégrées dans le culte d'Ishtar), incarnaient ce "charisme", liant les populations aux cités et aux sociétés.
 
Dans L’Épopée de Gilgamesh, Shamhat civilise Enkidu par la séduction, l’intégrant dans Uruk, illustrant le rôle des femmes dans la mégamachine naissante. Ce rôle, visible également dans le mythe d’Éden (Genèse 2-3), où Ève(/Lilith ?) influence Adam, explicite, selon cette interprétation, ce point : Ce réseau de séduction, en manipulant le désir et la spiritualité, assurait la cohésion des premières cités.
2. Le Réseau de Légitimation : Les Prêtresses d’Ishtar et l’Accès aux Femmes d’Exception
Avec la complexification des sociétés, les grandes prêtresses d’Ishtar, les ishtaritu (distinctes des harimtu, associées à la prostitution pour le peuple, comme les pornès chez les grecs, où les tarifs étaient, à dessein, très bas pour permettre la satisfaction du "bon peuple"), animent le réseau de légitimation, permettant aux hommes puissants – rois et élites militaires– d’accéder à des femmes exceptionnelles, symbolisant la reconnaissance de leur autorité par d'autres pouvoirs que le seul pouvoir "militaire".
 
Ce rôle des ishtaritu est visible dans la hiérogamie, un mariage sacré où une prêtresse, incarnant Ishtar, s'unit au roi, légitimant son pouvoir auprès des élites non militaires (prêtres, marchands, administrateurs) derrière les temples, centres du méta-capitalisme de Braudel (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 1979).
Ce rituel, visible dans le festival de l’Akitu, aligne le pouvoir militaire et fiscal du roi sur les croyances collectives, renforçant la mégamachine.
 
(Petite note : A mon avis, croire que ce "mariage" était purement symbolique témoigne de l'aveuglement des érudits de toutes les époques aux réalités anthropologiques de base.
Deuxième petite note : le refus de Gilgamesh de s'unir à l'Ishtaritu démontre, déjâ, des tensions possibles entre le pouvoir militaire et le pouvoir religieux)
 
Cette distinction entre les prêtresses sacrées (ishtaritu, pour les rois) et les harimtu (pour le peuple) éclaire le récit d’Hérodote dans Histoires (I, 199), où il décrit une pratique babylonienne obligeant les femmes à se prostituer dans le temple d’Ishtar. Cette coutume, probablement exagérée, reflète, sans doute, une confusion entre les rituels sacrés réservés aux élites et les pratiques profanes accessibles au peuple, expliquant la multiplicité des titres pour les prostituées dans les textes mésopotamiens.
 
Un exemple biblique illustre le réseau de légitimation : Abraham et Sarah, issus d’Ur, tentent manifestement des alliances diplomatiques sur ce modèle avec des rois (Pharaon, Abimélek) dans Genèse 12 et 20.
 
Sarah, potentiellement une prêtresse sacrée- iShtaRitu, symbolise la tentative d'union entre la diaspora cultivée d'Ur (Abraham parle plusieurs langues et sait les ecrire, ce n'est pas un simple berger....) et d'autres royaumes hors d'Ur. Ces échecs, signalés dans la Bible, confirment le rôle de certaines femmes comme médiatrices, liant les élites royales aux réseaux de "croyance populaire".
3. Le Réseau de Confiance : Infrastructure Neutre et Tensions avec le Pouvoir
Les tensions entre le clergé, aligné sur des intérêts économiques ou religieux, et les rois, soutenus par le réseau de pouvoir militaire (Ibn Khaldoun, La Muqaddima), fragilisent le réseau de légitimation des prêtresses d’Ishtar.
 
Cette partialité, liée à des cultes spécifiques, les rend vulnérables. Au vu de ses tensions, le réseau de confiance, nécessaire pour gérer la logistique d'une grande société ou d'un empire, souvent, mais pas toujours, animé par des femmes car considérées comme "plus neutres" au vu de leur absence du réseau "militaire" (qui a déjâ vu une armée de femmes ? ), doit prendre son indépendance du réseau de légitimation pour garantir la fiabilité des réseaux du méta-capitalisme tels que définis par Braudel.
 
L’interaction entre les réseaux de séduction, de légitimation, et de confiance (le dernier apparu) avec le réseau de pouvoir (militaire, coercitif) engendre des conflits "systémiques" dont les résolutions vont amener des évolutions différentes suivant les cultures.
 
  • Passons rapidement sur le Réseau de séduction qui se maintient dans toutes les cultures et qui est à la fois objet de fascination et de répulsion pour toutes les sociétés (lupanars, maisons closes, etc...).
  • Réseau de confiance : La Pythie de Delphes, les vestales romaines, et Hildegarde de Bingen incarnent ce réseau particulier par leur neutralité sacrée. La Pythie, et à travers elle, Delphes, influence les cités grecques via des oracles, sans s’aligner sur une faction-du moins en théorie. Les vestales, par leur chasteté et leur isolement de la société, supervisent testaments et traités (Le Triomphe romain, Beard, 2007). Hildegarde, abbesse prophétesse, conseille papes et empereurs, son monastère servant de centre économique. Un point essentiel est ici à prendre en compte pour bien comprendre l'argument : Dans le Saint-Empire romain germanique, les moniales, souvent nobles, jouent un rôle structurel, gérant terres, trésors, et médiations diplomatiques, intégrées aux réseaux impériaux grâce à la décentralisation de l’empire. En revanche, dans des régions comme la France, l’Angleterre, ou Byzance, les couvents servent principalement de refuges pour les femmes pauvres (orphelines, veuves), les nobles refusant le mariage ou les veuves cherchant une autonomie.
  • Réseau de légitimation : Les prêtresses d’Ishtar, par la hiérogamie, légitiment les rois mais s’inscrivant dans un système religieux particulier, ceci les expose à une marginalisation croissante. Leur rôle survit un temps, symboliquement, dans les cultes à mystères (Éleusis, Isis), où les prêtresses incarnent Perséphone ou Isis dans une hiérogamie symbolique (et avec des dérives dont se moque Apulée), mais décline sur le plan religieux dans les contextes monothéistes.
 
Cette légitimation semble un invariant anthropologique : Les Celtes, comme les Mésopotamiens pourtant complétement indépendants en terme de culture, reconnaissaient ce pouvoir des femmes : des figures mythiques comme Medb, dans la Táin Bó Cúailnge, validaient l’autorité des rois via le réseau de légitimation "celtique".
 
Les Grecs (nos "ancêtres culturels") maintiennent donc le réseau de confiance (Pythie et Delphes) mais marginalisent les prêtresses sacrées du réseau de légitimation, associées à des figures subversives comme Méduse (le serpent était souvent associé aux qedeshas/istaritu/Lilith ?), punie par Athéna, déesse vierge garante de l’ordre.
 
Toutefois l'invariant anthropologique ne peut être ignoré (comme le signale les bacchantes d'Euripide) : Les hétaïres, comme Aspasie, liée à Périclès, reprennent une influence dans un réseau de légitimation des puissants mais dans un cadre laïcisé, manipulant les réseaux culturels (Courtisanes et gateaux de poissons : Les passions consommatrices de l’Athènes classique, Davidson, 1998 ??).
Le manque de soutien institutionnel les fragilisent toutefois face aux autres réseaux....et aux femmes.
4. Solutions Monothéistes : Judaïsme, Christianisme, Islam
Les traditions monothéistes, éliminent les prêtresses sacrées, limitent les rôles féminins et centralisent le réseau de confiance dans des institutions masculines, mais leurs solutions sont imparfaites, car elles ignorent le désir anthropologique des hommes puissants pour des femmes d’exception, visible dans la littérature (Hélène de Troie, Cléopâtre) et la "trophy girl" contemporaine.
 
L’interaction entre le réseau de séduction (attirant et retenant les masses, internet joue ce rôle en ce moment...), le réseau de légitimation (validant le pouvoir dans la mégamachine (cf Mumford), les "grandes" actrices et les "top models" jouent ce rôle en ce moment), et le réseau de confiance (garantissant la neutralité de la logistique nécessaire pour la mégamachine cf Mumford dont l'étape ultime est le méta-capitalisme, cf Braudel ) avec le réseau de pouvoir (militaire et fiscal, cf Khaldoun) laisse apparaitre des tensions dont les résolutions vont prendre des formes variables suivant les substrats religieux en oeuvre.
 
  • Judaïsme : Les réformes hébraïques (Josias, Esdras) éliminent les prêtresses sacrées (qedeshas, Lilith ??) et prophétesses, dénoncées comme idolâtres (Deutéronome 23:17-18, Exode 22:18), confiant le réseau de confiance et de légitimation aux prêtres (Cohens) et au Sanhédrin. Cette centralisation engendre des conflits d’intérêt, résolus par le rabbinisme post-Temple (70 ap. J.-C.), où les rabbins, non héréditaires, offrent une autorité décentralisée. La tension sur le rôle des femmes persiste, comme en témoigne le débat moderne sur les femmes rabbins, reflétant le vide laissé par l’exclusion des médiatrices des réseaux de légitimation et de confiance (un lien avec la difficulté de gérer/restreindre la force militiaire de cette culture ? comme le camp d'en face by the way ... cf ci dessous).
  • Christianisme : Le christianisme marginalise les femmes des rôles religieux, déléguant le réseau de confiance au clergé masculin. Des exceptions, comme Hildegarde ou Jeanne d’Arc, accèdent au pouvoir via la mystique, participant au réseau de confiance (Hildegarde) ou de légitimation (Jeanne d'Arc), mais la société privilégie les évêques et papes. Le désir des élites pour des femmes d’exception se manifeste dans les favorites (Agnès Sorel) ou courtisanes, reprenant les réseaux de séduction et de légitimation dans un cadre séculier, comme les grecs en leur temps.
  • Islam : L’islam primitif valorise des femmes comme Aïcha, mais l’institutionnalisation marginalise leur influence religieuse. Les harems, comme ceux des Abbassides ou Ottomans, deviennent des centres du réseau de légitimation, avec des figures comme Hürrem (Soliman) manipulant les réseaux politiques. Les oulémas dénoncent cette influence, mais le désir masculin pour des femmes d’exception comble le vide des prêtresses sacrées.
5. Une Solution Imparfaite : Le Désir Masculin et les Réseaux Féminins
Les solutions monothéistes échouent à intégrer le désir des hommes puissants pour des femmes d’exception, un besoin anthropologique. L’interaction entre ces réseaux "plus ou moins féminins" et le réseau de pouvoir (quasi exclusivement masculin car sa source est militaire) crée des tensions, les femmes d’exception étant à la fois nécessaires et menaçantes. L’exclusion des femmes crée un vide, comblé par des figures ambiguës (courtisanes, mystiques), prouvant leur rôle indispensable pour maintenir une société.
Conclusion
De l’homo domesticus séduit par les suivantes d’Ishtar aux moniales du Saint-Empire, les femmes ont animé trois réseaux – séduction, légitimation et confiance – liant les croyances au pouvoir militaire.
Les grandes prêtresses sacrées légitimaient les rois via la hiérogamie, tandis que la Pythie, les vestales et Hildegarde assuraient la confiance dans une logistique "neutre", particulièrement dans le Saint-Empire romain germanique, où les moniales jouaient un rôle structurel, contrairement aux couvents-refuges ailleurs.
 
Les religions antiques reconnaissaient ces axes de pouvoirs "naturellement féminins", mais la pratique de ces pouvoirs fut marginalisée par les monothéismes, plus récents et donc sans doute moins capable d'anticiper les effets pervers d'une concentration des pouvoirs dans le militaire (Moise, Constantin, Mohamed). Cette problématique fondamentale se retrouve dans leur descendant "laique" (occident comme BRICS).
 
Le judaïsme (avec le rabbinisme), le christianisme (avec ses mystiques), et l’islam (avec ses harems-plus ou moins virtuels-cf les houris), tentent de combler ce vide. Mais leur refus d’intégrer pleinement le "glamour" des femmes d’exception – médiatrices essentielles des réseaux méta-capitalistes – révèle par leurs échecs et leurs dérives, une constante : la mégamachine de Mumford dépend de l’interaction des réseaux féminins avec le Pouvoir. Cet aspect transcende manifestement les époques et les cultures.

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