La Croix-Rouge française et ses principes oubliés
par Nicolas Cadène
vendredi 20 janvier 2006
La Croix-Rouge est née de la bataille de Solferino. C’est dans ce petit village italien que Napoléon III, à la tête d’une armée franco-piémontaise, écrasa les Autrichiens. Des milliers de soldats agonisaient sans que personne ne vienne à leur secours. Henri Dunant, un citoyen suisse protestant (il voulait être pasteur) témoin de cette tragédie, improvise alors des secours pour les deux camps, avec le concours des populations civiles locales.
Cette histoire marque le début de la Croix-Rouge, qui se constituera officiellement cinq ans plus tard. Elle exprime
surtout les sept principes essentiels du mouvement : « humanité,
impartialité, neutralité, indépendance, volontariat, unité, universalité ».
La Croix-Rouge française (CRF) d’aujourd’hui semble pourtant ne plus respecter l’ensemble de ces principes.
En décembre 2004, survint une première polémique
- malheureusement très peu relayée dans les médias français- autour de
l’élection de Jean-François Mattei à la tête de l’association de droit privé en
France.
Ce dernier, ancien ministre UMP de la santé, fut renvoyé du gouvernement après sa gestion catastrophique de la canicule lors de l’été 2003. Dès lors, l’Elysée souhaitant replacer ce médecin fidèle à Jacques Chirac et proche de Bernadette Chirac, lui proposa le poste de président de la CRF, à la suite de Marc Gentilini qui terminait son deuxième mandat.
La manœuvre était aisée, tant « l’indépendance », la « neutralité », l’ « impartialité » de l’organisation, -du moins de certains de ses membres au Conseil d’administration- sont tout à fait aléatoires. La Croix-Rouge française est en effet un lieu complexe, aux rapports confus avec l’Etat.
Depuis les années 2000, le mouvement a connu de profondes réformes tout à fait contestables dans leur exécution, en raison de ses liens de proximité avec le politique. Elles furent menées notamment par Marc Gentilini et la secrétaire générale Béatrice Abollivier-Raoult, conseillère UMP du 18e arrondissement de Paris.
Olivier Brault, ancien conseiller technique au cabinet de Jean-Pierre Raffarin entre 2002 et 2005, intégra lui aussi la Croix-Rouge française au poste de directeur général, huit jours seulement après son départ du cabinet du premier ministre bientôt déchu.
On le constate aisément, la Croix-Rouge est dirigée par des personnalités choisies de façon tout à fait discrétionnaire, d’une seule couleur politique -donc partisans (en contradiction avec les principes de neutralité et d’impartialité), celle de la majorité gouvernementale (ce qui s’oppose donc au principe d’ « indépendance »). L’association française manque ainsi à ses obligations en trahissant trois de ses principes de bases.
Aujourd’hui, nous apprenons que le mouvement souhaite fermer neuf centres de soin en Seine-Saint-Denis et dans quatre autres départements français, pour des raisons financières et de rentabilité... Nous allons le voir, la CRF, par cette action non motivée, ne respecte pas plus les principes d’ « humanité » et de « volontariat ».
Aussi la direction, par l’intermédiaire
d’Olivier Brault, explique-t-elle son choix en Seine-Saint-Denis notamment par le
manque de populations demanderesses. Or, d’une part, il ne devrait pas avoir
lieu d’évoquer l’importance de la demande, mais plutôt la qualité des soins
apportés ; d’autre part, le Dr Jean-Jacques Hardy, responsable d’un centre
visé par la fermeture et travaillant sur le terrain, déclare tout à fait
l’inverse de ce qu’affirme la direction :
« Avec 10 000 consultations annuelles, dont
le tiers en couverture maladie universelle (CMU), notre
centre Saint-Charles du Blanc-Mesnil, dans le quartier du Tilleul, assurait une
prise en charge des populations qui s’inscrit dans un triple souci éthique
: élever le niveau de santé d’une
population qui compte parmi les plus défavorisées d’Ile-de-France ; rétablir le
lien social ; assurer, avec des psychologues et des psychiatres, un soutien à la
parentalité, pour reprendre les termes mêmes du dernier bulletin du Conseil
national de l’Ordre des médecins (Cnom). »
Partagé entre la colère et le désarroi, le praticien excipe d’un rapport commandé par le Pr Marc Gentilini (président de l’association jusqu’à la fin de 2004), en février 2003. Les Pr Rautureau et Jacobs y saluaient « la compétence et le dévouement de toute l’équipe », estimant qu’elle répondait « aux besoins de la population en assurant une activité de soins (médicaux et dentaires) et de prévention (PMI, planning et éducation familiale, dépistage du cancer du sein, centre médico-psychologique pour enfants) ».
Cependant, il est exact de constater la baisse de fréquentation de certains centres de soins. Le problème est que cette baisse a été, selon certaines personnalités des lieux concernés, organisée par la CRF elle-même : ainsi pour le Dr Le Cor, cette dernière a « organisé la déshérence de ses centres, en ne remplaçant pas les médecins, en ne rénovant pas les locaux, ce qui a fait forcément tomber la fréquentation ».
Bien que certains, comme M. Hubert Valade, avancent que cette baisse de fréquentation est simplement due à la réorientation massive des patients originaires des milieux défavorisés vers la médecine de ville, les chiffres publiés par l’Observatoire régional de la santé d’Ile-de-France semble soutenir la thèse du Dr Le Cor. En effet, comment peut-on croire que la baisse de la fréquentation n’est en rien organisée par la direction de la Croix-Rouge, alors même que la Seine-Saint-Denis est le département francilien le plus mal loti sur le plan de la densité médicale ? 156 omnipraticiens et 126 spécialistes pour 100 000 habitants, alors que les moyennes régionales atteignent respectivement 187 et 237 professionnels pour 100 000 habitants. Encore plus étonnant, c’est dans les trois villes concernées par la fermeture des centres de la Croix-Rouge qu’on recueille les statistiques les plus faibles : le Blanc-Mesnil, avec ses 46 936 habitants, compte 27 généralistes, soit une densité de 57 professionnels pour 100 000 habitants ; Epinay-sur-Seine (46 409 habitants) dispose de 34 médecins généralistes, soit 61 pour 100 000 habitants. Enfin, Drancy (62 263 habitants) atteint une densité moyenne de 71 praticiens pour 100 000 habitants.
Ainsi, on constate que les traitements offerts par la Croix-Rouge française ne sont
pas les mêmes, selon qu’on se trouve à Drancy ou à Auteuil. Il y a là un
manquement à deux autres principes : celui de l’ « unité » et celui de
l’ « universalité ».
La direction de la Croix-Rouge française explique alors son choix en évoquant le manque de soutien local : « Nous n’avons pas trouvé de financement extérieur auprès des collectivités territoriales. Nous n’avons plus de solution », avait indiqué un porte-parole national.
Mais là encore, il y a différents sons de cloche : les villes du 93 (majoritairement à gauche) refusent de porter le chapeau. La municipalité de Drancy (UDF), par exemple, assure que la Croix-Rouge ne lui a jamais demandé de subventions pour ses centres de santé. « Des aides ont été, en revanche, sollicitées et accordées pour des opérations de secours », précise-t-elle.
La mairie d’Epinay-sur-Seine (UDF), de son côté, fait savoir qu’elle a accordé en 2005 quelque 12 000 euros de subventions au centre de santé de la Croix-Rouge, une somme certes minime par rapport au déficit de fonctionnement, mais exactement conforme au montant sollicité. "S’il y avait eu une quelconque demande d’aide supplémentaire, on l’aurait examinée", assure un adjoint, qui ajoute : "Il faut que la Croix-Rouge ait le courage de dire franchement qu’elle ne veut plus de dispensaires en France et préfère se consacrer uniquement à l’international."
Le risque de rupture dans l’offre de soins de proximité, dans des quartiers où le lien social est à reconstituer, est désormais considérable. M. Mattei peut se rassurer, entre la canicule et sa gestion de la crise des banlieues (fermeture des centres présents dans ces quartiers), personne ne l’oubliera plus... Il est temps pour la Croix-Rouge de le « débarquer » à nouveau, avec ses acolytes, et de respecter sa charte de principes.