La guerre du Biafra (1967-1970) : quand le pétrole et la faim ont déchiré une nation

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 3 mai 2025

De 1967 à 1970, le Nigeria plonge dans l’abîme de la guerre du Biafra, un conflit fratricide où s’entremêlent rivalités ethniques, ambitions pétrolières et tensions religieuses. Cette tragédie, marquée par une famine télévisée qui bouleverse le monde, fait un à deux millions de morts.

 

Le Nigeria fracturé

Le Nigeria, né en 1960 de l’indépendance arrachée à la couronne britannique, est un géant aux pieds d’argile. Ses frontières, tracées sans égard pour les réalités ethniques, enferment un mosaïque de peuples : les Haoussas musulmans au Nord, les Yorubas du Sud-Ouest, partagés entre islam et christianisme, et les Igbos du Sud-Est, majoritairement chrétiens. Cette diversité, loin d’être une richesse, devient une poudrière. Les Igbos, éduqués et dynamiques, dominent l’élite économique et administrative, suscitant jalousie et méfiance. En 1966, un coup d’État mené par des officiers igbos, suivi d’un contre-coup nordiste, allume la mèche. Des pogroms anti-Igbos dans le Nord font des milliers de morts, poussant un million de réfugiés vers l’Est.

La région orientale, riche en pétrole, devient le refuge des Igbos persécutés. Leur leader, le colonel Chukwuemeka Odumegwu Ojukwu, un homme charismatique formé à Oxford, incarne leurs aspirations. Face à lui, le général Yakubu Gowon, un chrétien du Nord, dirige le gouvernement fédéral. Gowon, jeune et déterminé, cherche à préserver l’unité nationale, mais son projet de diviser le Nigeria en douze États, privant les Igbos de l’accès aux champs pétrolifères, est perçu comme une provocation. En mai 1967, Ojukwu proclame l’indépendance de la République du Biafra, avec Enugu pour capitale. Ce geste, audacieux et désespéré, marque le début d’une guerre civile.

 

 

Les tensions religieuses, souvent exagérées par la propagande, jouent un rôle secondaire mais symbolique. Les Igbos, catholiques ou protestants, se sentent opprimés par un Nord perçu comme musulman dominateur et conquérant. Pourtant, le conflit est avant tout politique et économique. Le pétrole, découvert dans le delta du Niger, attise les convoitises. Les grandes puissances, anciennes colonies et compagnies pétrolières, observent, prêtes à tirer profit du chaos. Le Nigeria, "l’éléphant de l’Afrique", selon l’expression de Charles de Gaulle, est sur le point de s’effondrer.

 

 

Héros, opportunistes et victimes

Au cœur de la tempête, Odumegwu Ojukwu se dresse comme une figure tragique. Fils d’un riche homme d’affaires igbo, il rejette une carrière dans le luxe pour embrasser le destin de son peuple. Sa rhétorique enflammée galvanise les Biafrais, mais son intransigeance face aux négociations coûte cher. Ojukwu, conscient de la faiblesse militaire de son armée, mise sur une stratégie médiatique : il ouvre le Biafra aux journalistes étrangers, exposant la famine pour gagner la sympathie internationale. Ses détracteurs l’accusent d’avoir prolongé le conflit pour préserver son pouvoir, mais pour ses partisans, il est un visionnaire luttant pour la survie des Igbos.

 

 

Yakubu Gowon, de son côté, incarne l’ordre fédéral. À seulement 32 ans, ce général au visage affable dirige un pays au bord de l’implosion. Chrétien, il cherche à désamorcer l’image d’un conflit religieux, mais son blocus impitoyable du Biafra, coupant routes et ports, précipite une catastrophe humanitaire. Gowon bénéficie du soutien de la Grande-Bretagne et de l’URSS, qui fournissent armes et mercenaires. Son slogan, "pas de vainqueur, pas de vaincu", prononcé à la fin du conflit, masque mal les cicatrices laissées par sa stratégie.

 

 

Mais les véritables protagonistes de cette guerre sont les civils. À Umuahia, une mère igbo, Nkechi, voit ses enfants dépérir sous ses yeux, leurs ventres gonflés par la faim. À Lagos, un commerçant haoussa, Musa, craint pour sa famille, prise entre les violences intercommunautaires. Les images d’enfants squelettiques, diffusées par les télévisions occidentales, choquent le monde. La guerre du Biafra devient la première "famine télévisée", révélant au grand jour la misère du tiers-monde. Ces victimes, anonymes mais universelles, donnent un visage humain à une tragédie orchestrée par des intérêts bien plus cyniques.

 

Pétrole, pouvoir et ingérences étrangères

Le pétrole est le nerf de la guerre. Les gisements du delta du Niger, exploités par Shell-BP, représentent une manne colossale. Lorsque Ojukwu exige que les royalties pétrolières soient versées au Biafra, le gouvernement fédéral riposte par un embargo sur les tankers. La chute de Port Harcourt en 1968, privant le Biafra d’accès à la mer, scelle son sort économique. Les compagnies pétrolières, tiraillées entre loyauté au Nigeria et profits potentiels avec le Biafra, naviguent en eaux troubles, tandis que les puissances étrangères choisissent leurs camps.

La guerre du Biafra échappe aux logiques classiques de la Guerre froide. La Grande-Bretagne et l’URSS soutiennent Gowon, soucieuses de préserver l’intégrité du Nigeria, un allié stratégique. La France gaulliste, en revanche, appuie discrètement le Biafra, voyant dans un Nigeria affaibli une opportunité pour contrer l’influence anglophone en Afrique. Charles de Gaulle, évoquant "le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes", fournit armes et soutien diplomatique via des intermédiaires comme Jacques Foccart. La Tanzanie, la Côte d’Ivoire et le Gabon reconnaissent le Biafra, tandis que les États-Unis, embourbés au Vietnam, restent neutres. Ce jeu géopolitique transforme le conflit en un échiquier international.

Sur le plan intérieur, les enjeux sont ethniques et politiques. Les Igbos, marginalisés depuis l’indépendance, aspirent à l’autodétermination. Le Nord, dominé par les Haoussas, craint qu’une sécession réussie n’encourage d’autres régions à suivre. L’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), obsédée par la stabilité des frontières coloniales, soutient Lagos, redoutant un précédent. Au milieu de ces luttes, la dimension religieuse, bien que secondaire, est instrumentalisée. Les missionnaires chrétiens, catholiques et protestants, relayent l’image d’un Biafra martyrisé par un Nord musulman, amplifiant la mobilisation humanitaire en Occident.

 

Une guerre d’usure et de famine

Le 6 juillet 1967, les troupes fédérales lancent une offensive contre le Biafra. Les Biafrais, mal équipés mais déterminés, résistent initialement grâce à des armes improvisées, comme l’"ogbunigwe", un lanceur artisanal dévastateur. Sous la direction du comte suédois Carl Gustav von Rosen, une petite flotte aérienne biafraise mène des raids audacieux. Mais la supériorité numérique et logistique de l’armée nigériane prend le dessus. Enugu tombe en septembre 1967, suivie de Port Harcourt en 1968. Le Biafra, réduit à un "réduit" de 150 kilomètres, est asphyxié par le blocus.

La famine devient l’arme la plus cruelle. Le blocus terrestre et maritime coupe le Biafra du monde. Entre 3 000 et 5 000 personnes, surtout des enfants, meurent chaque jour de faim. Les images d’enfants aux yeux immenses, diffusées par des reporters comme ceux de l’AFP, bouleversent l’opinion publique. La Croix-Rouge et les églises organisent des ponts aériens, mais les vols humanitaires, souvent ciblés par l’aviation nigériane, sont risqués. Ojukwu, accusé d’exploiter la famine pour prolonger la guerre, maintient la résistance, espérant une intervention internationale qui ne viendra jamais.

 

 

En décembre 1969, une offensive fédérale de 120 000 hommes brise les dernières défenses biafraises. Le 11 janvier 1970, Ojukwu s’enfuit en Côte d’Ivoire, laissant son second, Philip Effiong, signer la reddition. Le 15 janvier, Gowon proclame la fin du conflit, insistant sur la réconciliation nationale. Mais les cicatrices sont profondes. Le Biafra, rayé de la carte, laisse derrière lui un peuple brisé et un pays divisé. La guerre, qui a coûté entre un et deux millions de vies, reste un tabou dans la mémoire nigériane.

 

 

Un traumatisme durable et l’émergence de l’humanitaire moderne

La guerre du Biafra marque un tournant dans l’histoire de l’aide humanitaire. Les images de la famine, relayées par les télévisions, suscitent un élan de solidarité sans précédent. En France, des médecins comme Bernard Kouchner, témoins de l’agonie biafraise, fondent Médecins Sans Frontières (MSF) en 1971, prônant l’ingérence humanitaire. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), malgré les critiques pour son manque d’intégration des acteurs locaux, coordonne une opération massive, assistant des centaines de milliers de personnes. Pourtant, l’aide humanitaire révèle ses limites : instrumentalisée par les belligérants, elle prolonge parfois le conflit en alimentant les combattants.

 

 

Au Nigeria, la réconciliation promise par Gowon est fragile. Les Igbos, bien que réintégrés, se sentent marginalisés. Les drapeaux biafrais, brandis lors de manifestations, témoignent d’un ressentiment persistant. Le Mouvement pour les Peuples Indigènes du Biafra (IPOB), fondé en 2012, ravive les aspirations sécessionnistes, malgré la répression gouvernementale. Le conflit, absent des manuels scolaires, reste un "trou noir" dans la mémoire collective, comme le note l’historienne Egodi Uchendu. Les témoignages, collectés par des initiatives comme Biafran War Memories, révèlent des traumatismes non guéris : des familles déchirées, des villages détruits, des vies brisées.

Sur la scène internationale, la guerre du Biafra expose les ambiguïtés des ingérences étrangères. La France, accusée d’avoir prolongé le conflit pour des intérêts pétroliers, voit son image écornée. Le Nigeria, renforcé par sa victoire, devient une puissance régionale, mais les rivalités ethniques perdurent. Le conflit, en révélant la fragilité des États postcoloniaux, pose une question lancinante : comment construire une nation quand les blessures du passé refusent de cicatriser ?


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