La liberté d’expression, la violence et la paix.

par Sylvain Reboul
mardi 14 février 2006

Il me paraît significatif que ceux qui défendent le droit absolu de caricaturer, au nom d’un prétendu droit à la liberté d’expression sans limite ni règle n’analyse, jamais le contenu du dessin qui a fait scandale chez la grande majorité des musulmans, à savoir le « visage » de Mahomet représenté en terroriste, ni non plus le contexte politique danois dans lequel cette caricature fait sens pour les lecteurs du journal incriminé. D’où cette question : L’incitation à le haine religieuse, interdite aujourd’hui de même que l’anti-sémitisme et l’homophobie, devrait-elle être aujourd’hui autorisée ? Faudrait-il changer le droit, et supprimer toute les lois qui limitent la liberté d’expression publique ?

Sur le plan juridique, nous le savons, toutes les caricatures n’ont pas le même sens ; en particulier, celles qui insultent globalement les croyants de telle ou telle religion, en s’en prenant fallacieusement à ses symboles centraux, doivent être distinguées par de celles qui brocardent tel ou tel courant ou personnages réels disposant d’une autorité cléricale humaine discutable et discutée ; ainsi, ce n’est pas la même chose de représenter publiquement (et un journal est une publication) le Christ en ivrogne en train de faire l’amour avec Marie-Madeleine que de montrer un pape en complice d’Hitler. Le pape n’est pas, à notre époque, un symbole unifiant et identifiant les chrétiens, voire les catholiques eux-mêmes. Nul n’ignore que certaines caricatures ou affiches ont été condamnées par la Justice française pour des raisons d’ordre public libéral, qu’elles soient négationnistes, anti-sémites, homophobes ou anti-chrétiennes (ex : la Cène représentée comme une scène érotique). Ainsi, selon le droit, la liberté d’expression ne peut et ne doit pas être confondue avec celle d’insulter sans discernement une religion en tant que telle et, à travers elle, l’ensemble des croyants qui y adhèrent, d’autant plus que tous les symboles religieux fondamentaux sont susceptibles d’interprétations opposées. Ceci ne doit pas nous interdire de développer une critique sans complaisance, mais respectueuse des personnes, des interprétations antidémocratiques de ces symboles fondamentaux. Il faut donc distinguer une critique argumentée d’une caricature violente, dont le dessin peut susciter et/ou attiser la haine globale d’un groupe humain pour motif religieux .

Sur le plan politique, le résultat de cette provocation est en effet totalement contraire à ce que nombre de défenseurs de la liberté d’expression en espèrent : tous les gouvernements démocratiques ont condamné ces affiches, et ont fait appel au sens de la responsabilité des journalistes, et il est sûr qu’à moins de vouloir la guerre contre plus d’un milliard de musulmans en les solidarisant avec les plus extrémistes d’entre eux, ils ne pouvaient pas faire autrement au regard des conséquences antidémocratiques et antilibérales qu’une attitude d’approbation et de soutien de cette provocation eût générée. (ex : le gouvernement danois n’arrête pas, depuis, de se confondre en excuses, face à la menace de boycott économique et de gel des relations diplomatiques dont leur pays est l’objet). Quant aux conséquences de cette provocation (explicite pour les auteurs, je le répète) dans les pays musulmans, elle sont, sans équivoque possible, négatives ; dès lors qu’elles permettent cette instrumentalisation de la religion par des forces politiques les plus réactionnaires, elles sont pain béni pour la stratégie de guerre des civilisations. Il ne faut pas non plus oublier le fait que c’est la droite extrême qui risque chez nous d’en tirer bénéfice, au risque d’aggraver des tensions entre musulmans et non-musulmans français, pouvant prendre un caractère ethnique, pour ne pas dire raciste (il suffit de lire certains commentaires sur ce blog pour le montrer). À l’heure du développement d’une situation très compliquée au Moyen-Orient, dans laquelle l’Europe joue une partie diplomatique de pacification très difficile (Iran, Palestine, Syrie, etc.), celle-ci se serait bien passée d’une provocation guerrière aussi politiquement contre-performante, dès lors qu’elle affaiblit sérieusement sa crédibilité pacifique (à la différence de la politique US, et cette différence est cruciale pour la paix).

Sur le plan philosophique, la plupart des commentateurs favorables à la publication de cette provocation minimisent le rôle et l’importance de violence de la caricature (Mahomet = terroriste) et de l’offense qu’elle exprime, car ils méconnaissent ou édulcorent le fait qu’une violence morale peut être vécue comme pire qu’une violence physique, et qu’elle peut de plus générer les violences physiques et des troubles pour l’ordre public contre un ensemble d’humains définis par leur religion ; mais cette disproportion apparente entre les caricatures et les violences physiques (dont il ne faut pour l’instant exagérer la gravité, relativement par exemple à certaines violences sociales chez nous) que beaucoup soulignent ne relève que de notre point de vue, subjectif, et n’existe pas en soi ; car la violence est toujours vécue d’abord comme humiliation. Il est même possible de montrer que l’insulte est une violence, et même l’essence de toute violence, car le malheur suprême est toujours la perte de toute dignité et d’estime de soi (au point parfois de désirer en mourir, ou de s’exposer au risque de la mort pour laver l’outrage) .Ainsi on peut avancer que la violence physique n’est vécue comme violence que parce qu’elle nie l’intégrité de la personne dans la relation moins physique que psychique (estime de soi) qu’elle entretient avec elle-même.

Il ne faut donc pas confondre liberté et licence ou laisser-aller insultant et aveugle aux conséquences de ce qu’on dit ou fait ; c’est pourquoi un certain nombre de lois de tolérance existent qui, loin d’interdire la libre critique, l’obligent à prendre une forme raisonnable et respectueuse, la seule admissible dans un pays qui se veut démocratique.

Conclusion : Sur un plan juridique et philosophique (et la philosophie du droit fait partie du droit, même si -et cela est regrettable- elle n’est plus enseignée à l’Ecole supérieure de la magistrature), il n’ y a d’autre liberté absolue ou illimitée que celle de la violence extrême... Le droit a et doit avoir une double finalité  : la garantie des libertés essentielles, et le souci de réduire le risque de violence ; ne voir que le premier aspect et négliger le second, c’est tout à la fois menacer l’un et l’autre. La liberté sans limite, même d’expression, est nécessairement liberticide car violente.

[Liberté et islamophobie->http://sylvainreboul.free.fr/islamophobie.html/]

[Le rasoir philosophique->http://sylvainreboul.free.fr/]


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