Les succès des théories du complot

par Argoul
vendredi 17 février 2006

Les anciens Grecs pensaient que seuls deux animaux sont doués de ruse, cette Métis vantée par Homère : le renard et la pieuvre. Le goupil sait feindre d’être cadavre pour attirer les oiseaux à portée de ses crocs ; la pieuvre, tapie au fond des eaux, guette sa proie et, surprise, se cache derrière un rideau d’encre noire. Le rusé goupil ne prit le nom de Renart que dans les fabliaux du Moyen Âge, nom propre devenu nom commun, comme Larousse ou Poubelle. Sa capacité d’initiative et son intelligence pratique servit à promouvoir la bourgeoisie d’initiative, regroupée dans les villes franches concédées par le roi, contre les seigneurs rustauds et voués à la guerre, symbolisés par Ysengrin le balourd. Le mythe de la pieuvre est plus récent, Victor Hugo en fit le tentaculaire ennemi des Travailleurs de la mer en 1865, introduisant le mot même en français. L’animal symbolise les forces obscures et sans âme qui visent à étouffer et à engloutir : l’impérialisme, le nazisme, le communisme, la mafia, le capitalisme mondialisé, la bureaucratie... La liste ne saurait en être éteinte, tant le fantasme est puissant.

Renart est positif, il joue dans les règles, sa ruse lui permet profit, il a un comportement de chasseur qui exige une certaine dissimulation et la mobilité pour attraper ses proies ; Pieuvre est négative, toute d’instincts bruts et obstinés, elle ignore toute règle, tendue vers un seul but, dans l’obscurité manipulatrice. Entre ces deux pôles s’étend le champ de l’intelligence. Trop forte, elle fait peur, tant l’homme moyen des sociétés démocratiques préfère d’un côté l’uniforme et le conventionnel qui ne dérange point et, de l’autre, la transparence la plus totale pour avoir le temps de s’habituer. L’usage de l’intelligence (l’autre nom de l’espionnage, en anglais) ou de l’organisation secrète chère aux systèmes totalitaires (fascismes, Kominform, mafias, terrorisme) est perçu comme dépassant les capacités humaines, donc attribué par les Français au diable. Or nous vivons, comme tout être social, sur la foi d’autrui. Ce qu’on nous dit, ce qu’on nous apprend, ce vers quoi on nous entraîne nécessite de la confiance, sans laquelle il ne saurait y avoir de société. L’éducation, l’amour et l’amitié, la relation de travail, l’échange commercial, le prêt bancaire, le vote politique, le jeu sportif, le groupe de voyage, n’auraient aucun sens sans la confiance qui est à la base de la relation. La peur viscérale est alors de « se faire avoir ».

L’essor démocratique, qui a dégagé l’individu des anciennes hiérarchies d’ordre où chacun avait place fixe, a promu cette dérive d’aliéné qui subit sans le savoir. Tout le poids imaginaire de puissances occultes fantasmées engendre un soupçon généralisé de manipulation. Le servage faisait des hommes des choses ; les religions, les sectes et les partis politisés font d’eux des pantins dont une élite fermée tire les fils ; l’industrie de masse et la propagande médiatique les rendent instruments décervelés par l’audience, au service du profit ou du pouvoir acquis par le divertissement.

D’où le passage de la névrose (maladie des systèmes autoritaires) à la paranoïa (maladie du monde contemporain privé de repères) : la liberté fait peur, elle rend responsable, donc solitaire ; de là à croire que « tout le monde » vous en veut, il n’y a qu’un pas. D’où le mythe du Complot, ornière facile de l’ignare qui préfère croire à une entité qui le dépasse plutôt que faire l’effort d’analyser par lui-même les informations qu’il reçoit ; le réseau Voltaire, du pseudo-journaliste Thierry Meyssan, est de ce type, lui qui ne croit pas une seconde qu’Al Qaida ait détruit les tours du World Trade Center ; le délire du Président iranien, qui reflète une bonne partie des islamistes fanatisés, croit (ou laisse croire) de même que l’holocauste est un mythe créé pour justifier la création ex nihilo de l’Etat d’Israël. Trouver un bouc émissaire est toujours plus facile que réfléchir.

« On » nous cache des choses, « ils » complotent derrière notre dos, « eux » veulent dominer le monde. Qui ? La mafia (de moins en moins à la mode), la CIA (toujours vaillante, camarade !), Al Qaida (tout Arabe est réputé appartenir « forcément » à ce réseau ( ;.)) , depuis qu’il est devenu illégal d’accuser les Juifs, ex-mythe porteur des « Sages de Sion », un faux tsariste du début du XXe siècle), les pétroliers texans (« ils » ont fait la guerre seulement pour le pétrole), les capitalistes (personne ne sait ce que c’est, donc « c’est » dangereux). Gageons que bientôt nous reverrons surgir « le péril jaune », après celui « des banlieues », et celui, désormais presque éculé, des « énarques » (l’Etat n’est plus ce qu’il était !) et des « patrons » (ils se diluent et se colorent dans l’anonymat du monde ouvert et des filiales de filiales familiales).

Le conditionnement social rend vulnérable, comment faire le tri du vrai et du faux quand l’information est délivrée par l’autorité ? Les Français y sont particulièrement vulnérables, trop habitués à voir dans l’Etat le seul éducateur, l’adjudant de la nation, le recours pour tous les petits bobos (y compris la piquette du Sud-Ouest qui ne se vend pas faute de soins, d’investissements et de marketing... la faute au Complot des alteralcoolos, sans doute ?). Le délire collectif lié au fantasme du « tous pédophiles » et à la croyance paranoïaque en une « élite profiteuse » forcément corrompue a orienté toutes les enquêtes et fait lire tous les témoignages avec des lunettes lourdement teintées, qui ne laissaient filtrer aucune lueur de doute. Pareil pour l’affaire Allègre, déjà oubliée de la bonne presse. Le fonctionnement de certaines organisations incite à l’escroquerie, qui permet de soustraire par fourberie des fonds pour « aider » certains contrats (d’armement), certains partis (politiques), certains gouvernements (pétroliers), voire certaines poches (privées). La publicité elle-même est douce tromperie, puisqu’elle cherche à « valoriser » le produit qu’elle vend au-delà de ses qualités propres, par association d’idées et spot humoristique, image choc ou historiette affective (ah ! l’ami du petit-déjeuner). Gratification, émulation et chantage font partie des outils classiques de manipulation dans chaque famille, entre parents et enfants, et souvent entre époux. L’équipe de foot, l’association de quartier ou l’entreprise font pression sur leurs membres pour exiger d’eux une adhésion pleine et entière à la collectivité et à ses objectifs. La « manipulation », on le voit, n’est pas réservée aux Grrrrandes Cauzzzzes !

Ce n’est qu’une question de degré, entre ce requis de groupe et le conditionnement de certains partis totalitaires, de certaines religions absolutistes et de certaines sectes englobantes. Pourtant, en ce degré réside toute la liberté. Le soldat, « born to kill » (conditionné à tuer), n’est pas manipulé car il adhère, au fond, aux objectifs de la guerre. Lorsque certaines actions dérapent, les démocraties ont prévu des clauses de conscience qui lui rendent une part de sa liberté de citoyen ; Abou Ghraïb et la Côte d’Ivoire en sont les derniers exemples. La liberté est exigeante. Elle a pour principe une certaine autonomie de l’individu, un acte de foi en sa « raison » personnelle. Il doit être formé à s’informer, éduqué à critiquer, élevé pour s’élever. La pratique du chasseur doit alors redevenir la norme : chasser le vrai pour apprendre, et réfléchir, est aussi passionnant et aussi ancré dans nos 200 000 ans d’espèce que chasser la bête vivante pour se nourrir. Pourquoi croyez-vous que le journaliste d’investigation ou l’intellectuel critique ont cet aura ? La chasse a représenté 98,5% au moins des activités ancestrales depuis qu’Homo Sapiens Sapiens a émergé ; nous ne devrions pas avoir perdu cette bonne habitude d’intelligence rusée, la Métis des Grecs, nous qui avons un cerveau frontal plus développé que Néandertal. A chacun d’entre nous de se prendre en main pour ne pas rester passif envers ces manipulateurs qui (voudraient bien) gouverner nos esprits et régenter nos moeurs ; il suffit d’y réveiller le « chasseur », ce renard qui sommeille, Zorro, en espagnol.


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