Régression liberticide de l’esprit de justice en Europe

par Daniel RIOT
mercredi 7 décembre 2005

La Justice en question. Un peu partout en Europe et ailleurs.Tirons la sonnette d’alarme, pour que le Droit soit mis au service de la Justice.

Régression ? Tout l’indique. Dans quel pays européen l’institution judiciaire est-elle adaptée aux normes affichées, aux principes proclamés, aux valeurs chantées ? Il suffit de voir la masse des recours acceptés par la Cour européenne des Droits de l’Homme, ou de lire les rapports de l’excellent commissaire aux Droits de l’Homme pour faire un constat terrifiant. Partout ou presque, il vaut mieux de jamais avoir à faire à la Justice, ni comme suspect, ni comme coupable, ni comme témoin, ni comme victime. L’Europe, cet espace de droit et de normes, n’est pas encore un espace de justice.

Trois séries de constats, sur trois fronts :

I) Dans des pays démocratiques qui n’ont pas connu le stalinisme, l’institution judiciaire est débordée. Et les relations entre les pouvoirs, politiques et judiciaires, restent plus qu’ambiguës : c’est flagrant et quotidien en Italie, par exemple. Et la France n’a évidemment aucune leçon à donner , bien au contraire.

L’affaire d’Outreau est plus qu’un scandale, qu’un crash, qu’un désastre judiciaire, plus qu’une tragédie humaine. C’est un révélateur et un signal d’alarme. Les excuses de la République n’y changent rien. Les promesses de réformes non plus. Révélateur ? Tout y est en condensé : longueur des procédures, manque de moyens de l’instruction, faiblesse des expertises (mal rétribuées et pas toujours crédibles), non respect des sacro-saints principes du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence, bureaucratie « mécaniste », manque de moyens et corporatismes exacerbés.

Bref, le Droit mis au service de l’Injustice. C’est bien pourquoi, avec Chantal Cutajar et d’autres, nous avons créé DpJ, le Droit pour la Justice. Modestes ambitions, mais faire peu est toujours mieux que la stupide résignation ou l’amorale passivité.

Le pire, c’est que cette « affaire d’Outreau » en cache d’autres, non médiatisées, non révélées, moins graves mais aussi tragiques. Quotidiennes.

Combien de vies brisées par l’injustice ?

Nous sommes toutes et tous des victimes potentielles d’une justice condamnée à plaider « coupable ».

L’affaire d’Outreau ne se résume pas à un dysfonctionnement systémique. C’est à l’aune des principes qui guident l’éthique et la déontologie du magistrat qu’il convient d’ausculter, dans ses moindres détails, le processus qui a conduit à l’irréparable.

La question de la responsabilité civile personnelle des magistrats ne manque pas de ressurgir aujourd’hui. Elle doit cesser d’être un tabou. Pour autant, il est impératif qu’une éventuelle réforme soit respectueuse de l’indépendance de l’autorité judiciaire, qui seule peut garantir les droits des justiciables et la qualité de la justice rendue. Elle ne saurait pas davantage viser à limiter l’exercice des missions du magistrat, elle doit rendre cet exercice plus efficace et plus équilibré.

2) Dans les pays européens qui ont subi le stalinisme ou qui le subissent encore (Bielorussie, par exemple), il est clair que le mot justice n’a pas encore le sens qu’il devrait voir. La question centrale est évidemment celle de la Russie. Le réalisme géopolitique nous fait oublier un fait majeur : le Conseil de l’Europe est d’abord une « communauté de valeurs ». Les difficultés de la démocratisation n’excusent pas tout. Qui plus est, les ravages d’un capitalisme sauvage aggravent les injustices, comme l’économie criminelle, les pratiques mafieuses...

3) Les défis terroristes, les conflits ouverts (Tchéchénie, par exemple), les peurs (si mauvaises conseillères), les réflexes sécuritaires entretenus à des fins politiques entraînent des pratiques et des légistations liberticides. Personne n’a de leçon à donner ; les guerres, surtout civiles, sont toujours sales et entraînent toujours des déchaînements d’inhumanité, y compris chez ceux qui sont chargés de faire respecter l’ordre humain ; « Nous avons tous des cadavres dans nos placards », disait un ministre britannique en évoquant le passé des pays européens. Mais doit-on se résigner à ce type de constat, ou plutôt d’excuse...

C’est dans ce contexte liberticide que les affaires des avions, des prisons et des techniques d’interrogatoire de la CIA doivent être appréciées. On savait que partout la « justice militaire est plus militaire que juste » ; c’est la « justice secrète » qui se révèle aujourdhui, à l’échelle planétaire.

Avant de quitter Washington pour sa tournée européenne qui commence par Berlin, Condoleeza Rice a affiché l’assurance et l’arrogance de ceux qui sont sûrs d’avoir raison, parce qu’ils sont les plus forts. « Il appartient aux gouvernements européens et à leurs citoyens de décider s’ils veulent oeuvrer avec nous pour empêcher des actes de terrorisme contre leur propre pays ainsi que contre d’autres nations, et de décider des informations sensibles à mettre dans le domaine public. » [...] Avant la prochaine attaque, nous devrions tous considérer les choix difficiles auxquels les gouvernements démocratiques sont confrontés ».

Cela justifie-t-il les 800 vols recensés par Amnesty International, et les mystères qui les entourent ? Cela autorise-t-il des services secrets à transformer l’Europe en terrain d’aviation pour « prisons volantes », avec des suspects « cuisinés » sans présomption d’innocence ? Cela autorise-t-il des débordements qui, en fait, donnent des armes aux terroristes ? Ceux-ci ne cherchent qu’une chose : saper les fondements de nos démocraties.

Or, « être démocrate, c’est être délivré de la peur », comme le disait Istvan Bibo, ce philosophe hongrois qui a si bien analysé les hystéries collectives qui nous frappent périodiquement... dans les périodes de régression.

Il est temps de se souvenir que le degré d’une civilisation et la qualité d’une société se mesurent d’abord à travers la Justice, civile, pénale, militaire, commerciale, et sociale... et secrète.

« La justice est humaine, tout humaine, rien qu’humaine. C’est lui faire tort que de la rapporter, de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l’humanité. »

(Pierre-Joseph Proudhon / 1809-1865 / De la justice dans la révolution et dans l’Église)

« Contrairement à ce qui est dit dans Le Sermon sur la Montagne, si tu as soif de justice, tu auras toujours soif. »

(Jules Renard / 1864-1910 / Journal - 14 juillet 1896)


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