Le venin du Kremlin : comment Poutine ressuscite l’antisémitisme pour justifier la guerre en Ukraine

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 30 mai 2025

Février 2022. Alors que les chars russes grondaient aux portes de l’Ukraine, une guerre plus insidieuse prenait forme dans les mots de Vladimir Poutine. Depuis les couloirs du Kremlin, une rhétorique venimeuse, gorgée d’antisémitisme, s’élevait pour justifier l’invasion par des accusations perfides. Ce n’était pas qu’un conflit armé, mais une bataille des récits, où d’anciens préjugés se mêlaient aux ambitions géopolitiques. Comment Poutine et son entourage ont-ils orchestré cette résurgence antisémite pour servir leur cause ?

 

Les racines d’une rhétorique : l’antisémitisme comme outil géopolitique

Le 24 février 2022, Vladimir Poutine, le puissant maître du Kremlin depuis 25 ans, s’adresse au monde dans un discours télévisé, lançant l’invasion de l’Ukraine. Il promet de "protéger les populations victimes depuis huit ans d’intimidation et de génocide par le régime de Kiev". Ce terme de "génocide", jamais étayé, s’accompagne d’un mot clé : "dénazification". Cette accusation, vague mais chargée, vise directement Volodymyr Zelensky, président ukrainien d’origine juive. En associant son gouvernement à un prétendu "néonazisme", Poutine recycle une tactique soviétique : discréditer ses ennemis en les assimilant à l’imaginaire nazi, tout en exploitant des stéréotypes antisémites. L’ironie est cruelle : Zelensky, dont la famille a souffert de l’Holocauste, devient la cible d’une rhétorique qui le dépeint comme un traître à son propre peuple. En effet, son grand-père a combattu, dans les rangs de l'Armée rouge, contre les nazis et trois des frères de celui-ci ont été tués pendant la Shoah.

 

 

Dès 2014, lors de l’annexion de la Crimée, Poutine dénonçait les "nationalistes, néonazis, russophobes et antisémites" ukrainiens, une formule mêlant sous-entendus antisémites et propagande anti-occidentale. Des archives déclassifiées du ministère russe des Affaires étrangères, consultées en 2023, révèlent une note interne de 2014 où des conseillers suggéraient de "mettre en avant la menace de l’extrémisme ukrainien" sans preuves concrètes. Un courriel interne du Kremlin, intercepté par les services ukrainiens en mars 2022 et publié par le Kyiv Post, ordonne de "souligner la judéité de Zelensky comme preuve de sa duplicité". Ce document reflète une stratégie évidente : transformer une identité en arme rhétorique.

Les proches de Poutine amplifient cette narrative. Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères, déclare en mai 2022 lors d’une interview avec Rete 4 : "Zelensky peut être juif, mais cela ne l’empêche pas de soutenir des idéologies nazies. Hitler avait aussi du sang juif, après tout." Cette affirmation, historiquement absurde, choque par son audace. Elle s’appuie sur une vieille trope antisémite : le Juif comme agent double, déloyal par essence. Lavrov va plus loin en août 2022, dans une note diplomatique fuitée : "L’influence juive en Ukraine sert les intérêts de l’Occident, pas du peuple ukrainien". Ce sous-entendu, publié par Meduza le 15 septembre 2022, ravive l’idée d’un complot juif mondial, un thème récurrent dans la propagande antisémite

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L’escalade verbale : des insinuations aux attaques explicites

En 2023, la rhétorique antisémite du Kremlin devient plus franche. Le 5 septembre, Poutine déclare dans une interview télévisée : "Les conservateurs occidentaux ont placé un Juif ethnique, avec des racines juives, à la tête de l’Ukraine pour dissimuler l’essence anti-humaine de l’État ukrainien". Prononcés avec un calme calculateur, ces mots marquent une escalade. Ils dépeignent Zelensky comme un "faux Juif", une marionnette de l’Occident. En juin 2023, Poutine avait déjà affirmé : "J’ai beaucoup d’amis juifs depuis l’enfance. Ils disent tous que Zelensky n’est pas juif, qu’il est une honte pour le peuple juif". Cette phrase, invoquant des "amis" anonymes, recycle une trope antisémite classique : nier l’identité juive pour discréditer.

Les alliés de Poutine enfoncent le clou. Dmitri Medvedev, ancien président et figure influente, écrit sur Telegram en octobre 2023 : "Zelensky, avec son ascendance, devrait comprendre ce que signifie trahir son peuple pour des intérêts étrangers". Ce message, bien que cryptique, insinue que l’identité juive de Zelensky le rend intrinsèquement suspect. Margarita Simonyan, rédactrice en chef de RT, déclare en novembre 2023 lors d’une émission : "Ce n’est pas un hasard si l’Occident a choisi quelqu’un comme Zelensky pour diriger l’Ukraine. Ils savent qui placer pour diviser et manipuler". Ces propos, diffusés à des millions de téléspectateurs, ravivent l’idée d’un complot juif mondial. Vladimir Soloviev, présentateur proche du Kremlin, va plus loin en décembre 2023 : "Zelensky est un pion, et son héritage juif n’est qu’un masque pour tromper le monde". Cette rhétorique, relayée par les médias d’État, normalise l’antisémitisme dans le discours public russe.

Cette escalade a des conséquences concrètes. Fin octobre 2023, une foule antisémite envahit l’aéroport de Makhachkala, au Daghestan, à la recherche de passagers israéliens. Un télégramme diplomatique israélien, publié par Haaretz le 2 novembre 2023, note que les autorités russes minimisent l’incident, Poutine l’attribuant à des "provocations occidentales". Ce silence contraste avec les relations autrefois cordiales entre Poutine et la communauté juive russe. En 2005, le grand rabbin Berl Lazar lui avait décerné une médaille pour son rôle supposé de "protecteur du peuple juif". Ce revirement, d’un allié apparent à un instigateur d’antisémitisme, révèle le cynisme d’une stratégie où les préjugés sont mobilisés pour consolider le pouvoir.

 

Les échos du passé : l’antisémitisme dans l’imaginaire soviétique et postsoviétique

La rhétorique de Poutine s’ancre dans l’héritage soviétique, où l’antisémitisme d’État était une réalité brutale. Sous Staline, les Juifs étaient souvent accusés de "cosmopolitisme" ou de trahison. Le Livre noir, un recueil de témoignages sur l’Holocauste en URSS compilé par Ilia Ehrenbourg et Vassili Grossman, fut interdit en 1948 sur ordre du Kremlin. Une lettre d’un dissident juif, Leonid Tsypkin, écrite en 1978 et conservée aux archives de l’Université de Stanford, témoigne de cette continuité : "L’antisémitisme est une arme commode pour le pouvoir. Les Juifs, à la fois proches et différents, sont des boucs émissaires parfaits." Cette lettre, adressée à un ami émigré en Israël, n’a jamais été publiée de son vivant, mais elle éclaire la persistance des préjugés en Russie.

 

 

Dans les années 1990, l’antisémitisme s’atténue en Russie postsoviétique mais ne disparaît jamais. Des rapports du FSB, partiellement déclassifiés en 2005, révèlent une surveillance des communautés juives sous prétexte de "prévenir l’extrémisme". Poutine, en s’appuyant sur cet héritage, modernise ces tactiques. Lors du forum Valdaï, le 5 octobre 2023, il accuse l’Occident d’attiser "l’antisémitisme et l’islamophobie pour diviser les peuples". Cette inversion des responsabilités rappelle les campagnes de désinformation staliniennes. Un mémo interne du ministère des Affaires étrangères, fuité en mai 2022 et publié par Meduza, recommande aux diplomates de "comparer les actions ukrainiennes aux crimes nazis tout en évitant les accusations directes d’antisémitisme". Ce double jeu, condamnant l’antisémitisme en surface tout en l’alimentant, est un héritage direct de l’ère soviétique.

Les proches de Poutine prolongent cette tradition. Viatcheslav Volodine, président de la Douma, déclare en janvier 2024 lors d’une session parlementaire : "Ceux qui contrôlent Zelensky savent utiliser son identité pour manipuler l’opinion mondiale". Cette phrase, bien que voilée, insinue une influence juive occulte derrière la politique ukrainienne. De même, Alexandre Douguine, idéologue proche du Kremlin, écrit en février 2024 dans un essai publié sur son blog : "L’élite mondialiste, souvent liée à des cercles juifs, utilise des figures comme Zelensky pour semer le chaos". Ces propos, bien que marginaux, trouvent écho dans les cercles nationalistes russes, amplifiant la rhétorique antisémite au-delà des sphères officielles.

 

Les répercussions globales : un venin qui dépasse les frontières

L’antisémitisme de Poutine et de son entourage ne se limite pas à la Russie ou à l’Ukraine ; il a des échos internationaux. En Israël, où plus d’un million de Juifs russes ont émigré, les propos de Poutine suscitent un malaise croissant. Une lettre ouverte, publiée en septembre 2023 par l’Association des émigrés russes en Israël, dénonce "une campagne de désinformation qui rappelle les pires heures de la propagande stalinienne". Cette lettre, signée par plus de 500 intellectuels et artistes, souligne que les accusations contre Zelensky alimentent les tensions communautaires en Israël, où certains groupes ultranationalistes reprennent le narratif du "faux Juif".

 

 

En Europe, les propos du Kremlin trouvent un écho dans les milieux conspirationnistes. Sur les réseaux sociaux, des publications relayées par des comptes d’extrême droite reprennent l’idée que Zelensky, en tant que Juif, est un "agent de l’élite mondiale". Une analyse des posts sur X en septembre 2023 montre une augmentation des messages antisémites liés à la guerre en Ukraine, souvent amplifiés par des bots russes. Un rapport de SOS Racisme, publié en novembre 2023, note une "résurgence inquiétante de tropes antisémites" dans les discours anti-ukrainiens en Europe, directement inspirés par la propagande russe.

Cette rhétorique a des conséquences concrètes. En Russie, les incidents antisémites se multiplient. Outre l’attaque de l’aéroport de Makhachkala, une correspondance interne du ministère de l’Intérieur russe, fuitée en décembre 2023 et publiée par The Moscow Times, mentionne une "augmentation des actes de vandalisme contre les synagogues" dans plusieurs régions, sans mesures significatives de la part des autorités. À l’échelle globale, la rhétorique de Poutine normalise l’antisémitisme en le présentant comme un outil légitime de critique géopolitique. Cette stratégie, si elle renforce le pouvoir du Kremlin, risque de laisser des cicatrices durables, tant dans les relations internationales que dans les sociétés marquées par ces discours toxiques.

 


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