Pourquoi il faut lire Karine Tuil !
par Tatiana Yansor
vendredi 23 septembre 2005
Une jeune auteure à suivre, dont le dernier roman, « Quand j’étais drôle », vient de sortir chez Grasset.
Cette photographie est trompeuse. Vous y admirez une jolie jeune femme. Tiens, elle est écrivain ? Avec un visage pareil, elle doit écrire des romans d’amour, dites vous. Détrompez-vous. Karine Tuil est la spécialiste française de la tragi-comédie, du cynisme joyeux, de l’humour pince-sans-rire. Elle s’est fait connaître à 28 ans, avec le détonant "Pour le Pire", publié chez Plon en 2000, roman à la plume trempée d’acide qui dissèque avec une cruauté jouissive la fin d’un mariage. Puis elle a récidivé l’année suivante avec Interdit, qui lui a rapporté le prix Wizo.
Elle a osé ! Pourtant, le pari est insensé. Se mettre dans la peau d’un septuagénaire, c’est déjà un exploit quand on est une jeune femme de 29 ans. Rajoutez l’essentiel : le héros de ce roman, un survivant d’Auschwitz, apprend de la bouche d’un rabbin qu’il n’est pas juif selon la Loi de Moïse. Son univers entier s’écroule. Il n’a plus de repères. « J’ai eu envie de décortiquer une quête identitaire douloureuse et intime," explique Karine Tuil. "Toute sa vie, Saül Weissman a subi une identité qu’on lui ôte. Je n’ai pas voulu dénoncer les dérives de la Shoah. Mon livre est comme une fable qui cherche modestement à aborder un sujet grave —le poids de la religion, le poids de l’histoire — sans intolérance, sans violence. » Accablé par la négation de sa judéité, le narrateur va aller de surprise en surprise. Le lecteur aussi, porté par le talent d’une plume aussi culottée que sagace.
Interdit, Karine Tuil, Pocket
Puis, c’est en découvrant les auteurs d’autofiction, nouvelle forme de littérature qui a fait recette grâce aux livres de Christine Angot, Camille Laurens, ou encore de Frédéric Beigbeder, que Karine Tuil a eu l’idée de "Tout sur mon frère". Comment réagissent les proches de ces écrivains, ceux qui se retrouvent au cœur de déballages peu édulcorés ? Quels effets pervers peut engendrer cette forme de littérature ?
Voici le parcours chaotique de Vincent, « trader » branché, riche et doué, marié à une jolie femme, propriétaire d’une belle voiture, voire de deux, d’un magnifique appartement, et amant d’une maîtresse sensuelle. Tout pour être heureux. Mais hélas, pour Vincent, la vie n’est qu’un cauchemar. Il a le malheur d’avoir un frère romancier. Un frère qui a commis deux romans, dont chacun met en scène avec une minutie quasi perverse la vie de Vincent. Ses succès, ses déboires, son mariage, ses adultères, son appartement : tout y est. A chaque publication, voilà le quotidien de Vincent offert en pâture à des milliers de lecteurs : ses vêtements, ses dépenses, sa misogynie, ses faiblesses, ses adultères.
Se retrouvant au chevet de leur père mourant, les deux frères vont s’affronter avec acharnement pour la première fois. Vincent n’aura de cesse de tenter de comprendre les motivations d’Arno, de cerner cette soif de déballage familial qui le fascine et l’horripile à la fois. Arno, lui, défendra sa position d’écrivain qui se nourrit de la vie de tous les jours, des autres, et de lui-même. Ils ne seront pas au bout de leurs surprises.
Un écrivain n’est-il finalement qu’un vampire, un parasite qui se nourrit de l’intimité des autres ? Avec la lucidité mâtinée d’humour qui lui est propre, Karine Tuil nous offre une critique subtile de la vogue de l’autobiographie, tout en posant un regard pointu sur l’univers secret des écrivains et de leur(s) muse(s). Elle parvient, dans ce quatrième roman, à nous faire rire, sourire et grincer des dents, et confirme toute la maîtrise de son talent.
Le dernier roman de Karine Tuil est sorti pour la rentrée littéraire 2005. Son sujet ? Le rire. Jérémy Sandre, humoriste français parti tenter sa chance aux USA, (sous le nom de Jerry Sanders), est la victime de la francophobie virulente qui imprègne le pays depuis le clash Bush-Chirac. Tout va de mal en pis : ses amours, sa fille, ses parents, ses amis, sa carrière. Dans ce cinquième roman réussi, Karine Tuil brosse le portait doux-amer d’un paumé attachant dont la déchéance et la rédemption sont ponctuées de gloussements et d’une glaçante lucidité. Peut-on rire de tout ? Bonne question. ..
Quand j’étais drôle de Karine Tuil
Grasset, 358 pages, 18,50€
Il y a quelque temps, Karine Tuil m’a envoyé ce texte dont des extraits ont été publiés dans Psychologies. Le voici dans son intégralité. Le thème de l’article était : "Pour moi, vivre vraiment ma vie, c’est..."
« Pendant longtemps je ne me suis révoltée que contre moi-même. Je n’avais pas l’âme militante. Pourtant, tous mes choix semblaient dictés par un esprit protestataire. J’ai fait des études de droit pour défendre une certaine idée de la justice. Et j’ai écrit par goût de la provocation. Au cours de mes études, j’ai rencontré des étudiants très impliqués dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Je découvrais l’engagement et son corollaire : l’action. Moi qui avais décidé, comme Isaac Bashevis Singer, de « ne servir que deux idoles, la littérature et l’amour », je me confrontais pour la première fois à une cause que ses amis au Club des écrivains appelaient déjà : « l’Amélioration du Sort des Humains dans le Monde » et qu’ils résumaient ainsi : « Comment peut-on être écrivain si l’on n’est pas prêt à se battre pour un monde meilleur, pour l’égalité, la liberté, la justice ? » Mais il me faudra attendre l’année 2002 pour comprendre que je ne saurais vivre ma vie sans prendre part au débat politique et social. De nombreux actes à caractère antisémite furent perpétrés en France : injures, incitations à la haine raciale, attaques, incendies de synagogues. J’étais révoltée contre ce que je lisais, ce que j’entendais. C’était surtout contre ma propre passivité que je m’insurgeais. Il avait fallu que je me sente moi-même menacée dans mon identité, mon intégrité, pour que je prenne conscience de la nécessité de l’engagement dans un monde fragilisé par les intégrismes religieux et le terrorisme. »
Karine Tuil, Psychologies, juin 2004
Un autre roman grinçant de Karine Tuil qui explore cette fois les rapports mère/fille :
Karine Tuil vit à Paris, avec son mari et ses deux enfants. Elle écrit également pour le magazine Marianne, où elle signe des portraits d’écrivains.
La Libraire Tropiques, 63 rue Raymond Losserand 75014 Paris, 01 43 22 75 95 (tropiques.lib@wanadoo.fr) accueille Karine Tuil pour une signature le samedi 19 novembre à partir de 17h30