De l’Allemagne : une démocratie sans politique ?
par Sylvain Reboul
mardi 21 février 2006
Je vous écris de cet étrange pays démocratique qui vient d’abolir quasiment toute vie politique, puisqu’en effet, depuis les dernières élections législatives, les deux grands partis populaires, auparavant opposés, dirigent le pays en un consensus sans faille voulu par les électeurs, et s’entendent sur des mesures sociales très importantes pour assurer la réduction des déficits, à défaut de celle du chômage. Mais une démocratie apolitique ne serait-elle pas un cercle carré ?
Qu’on en juge en détaillant l’accord politique entre les deux grands partis que sont le SPD (social-démocrate) et la CDU/CSU (chrétien-démocrate) :
- L’extension de l’âge de la retraite de 65 à 67 ans. Accord
- La pression économique renforcée sur les chômeurs pour trouver un travail rapidement ; des allocations réduites et la quasi-obligation pour les chômeurs d’assurer un travail payé 1 € l’heure. Accord
- Des quotas renforcés limitant les actes médicaux et des prescriptions de chaque médecin pour réduire les dépenses de santé et l’augmentation de la contribution des malades aux frais médicaux. Accord
- Le refus renouvelé de l’Etat d’intervenir dans les relations sociales sur les salaires et les conditions de travail. Accord
- La flexibilisation du temps de travail directement négociée par branche, voire par entreprise. Accord
- L’augmentation de deux points de la TVA. Accord.
De plus, sur le plan politique, cette coalition sans véritable opposition projette une réforme des institutions très importante :
- Le clarification du partage du pouvoir entre la chambre des députés par rapport à celui de la chambre des représentants des régions, laquelle en Allemagne, contrairement au Sénat en France, disposait d’un quasi-droit de veto sur l’ensemble des décisions législatives. Une telle mesure va redéfinir les compétences des uns et des autres, et donc un des fondements du fédéralisme à l’allemande.
- L’augmentation de la durée écoulée entre les élections législatives, qui décident de la composition du gouvernement et de la nomination du chancelier(e), de 4 à 5 ans, avec pour première conséquence, la prolongation de la coalition actuelle et du consensus politique qu’elle implique.
Les médias, quant à eux, contribuent à la démobilisation politique des citoyens en insistant sur les préoccupations consensuelles des électeurs ; ils s’intéressent surtout à la prochaine coupe de monde de foot qui se déroulera en Allemagne (Ah, le foot, comme Dieu selon Voltaire, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer !) et aux mesures de sécurité anti-terroristes qu’elle implique, ainsi qu’à la question de l’extension de la journée scolaire et à la création de crèches pour mettre les femmes aux travail et réduire le déficit démographique galopant (ceci dans le but de réduire le déficit des caisses de retraites et d’assurance maladie), et aux mesures techniques qu’exige la lutte contre la grippe aviaire. Peu de débats réellement politiques sont publiés, sinon à la marge.
Enfin, l’opposition théorique est sans pouvoir, car elle est totalement divisée entre des libéraux plus ou moins ultra (9%) et des socio-nationalistes archaïques (8%) qui refusent toute réforme ; avec entre les deux, si j’ose dire, les verts (8%) qui, selon les sujets, tantôt penchent vers les premiers, tantôt vers les seconds, mais toujours se déchirent entre eux.
Le seule opposition n’est pas politique, et/ou est sans relais politiques, c’est celle des salariés du service public et de leur syndicat (VERDI) qui menacent de faire grève et la font, bien qu’elle soit plus ou moins interdite par leur statut, contre la politique de suppression des postes dans le but de réduire les déficits publics.
Déjà, en 1815, Benjamin Constant nous avait avertis : la liberté des modernes, écrivait-il, est celle des individus, à la différence de celle, politique, des anciens (Grecs) ; ainsi, selon cet auteur, la démocratie n’implique en rien la mobilisation permanente des citoyens (qui le sont donc de moins en moins), dès lors que ceux-ci veulent seulement que les affaires communes soient bien gérées par des hommes de bonne volonté, obligés, par la grâce des électeurs, de travailler ensemble pour définir des mesures techniques, dont le seul but serait de réduire les risques collectifs actuels et, mais dans une bien moindre mesure, à venir.
Faut-il regretter que les passions politiques s’effacent devant la pacification sociale d’une techno-démocratie consensuelle ? Le comble de la démocratie individualiste n’est-il pas dans la disparition de la politique politicienne, et par là d’une certaine idée romantique, plus ou moins héroïque, du combat politique, au profit d’une gestion sage et raisonnable des intérêts sociaux divergents en vue de maintenir la paix civile et le minimum de sécurité qui permette à chacun de vaquer à ses affaires personnelles ?
Remarquons que cette fin de la politique ne serait pas la fin de la démocratie ; car les électeurs se réserveraient le droit de chasser pacifiquement du pouvoir qui refuserait ou serait incapable de leur assurer ce minimum de sécurité personnelle auquel ils estiment avoir un droit supérieur à tout autre droit collectif. Une telle démocratie serait sans peuple souverain, mais non sans individus électeurs.
Cet article est une caricature argumentée et, j’ose l’espérer, plus aimable que détestable ; en tout cas propre, au contraire de certaines autres, à éveiller la réflexion, et à calmer les passions illusoires et violentes. Mais je ne doute pas que certains se feront un plaisir de la corriger et de la complexifier, avec ce qu’il faut de passion (rien de trop) pour intéresser la partie.
[L’illusion politique->http://sylvainreboul.free.fr/pol.htm]
[Le rasoir philosophique->http://sylvainreboul.free.fr]