Fin de règne ou (et) fin de régime ?
par DESPONDS Didier
mercredi 22 mars 2006
La société française est de nouveau confrontée à une crise sociale de première ampleur, qui met en scène la jeunesse. Comme grille d’analyse, il semble indispensable d’intégrer la dimension des pratiques gouvernementales ainsi que le mode de fonctionnement d’un régime qui s’affranchit toujours davantage des règles démocratiques. Derrière la question de l’insertion économique de la jeunesse se posent ainsi la question des dysfonctionnements institutionnels et celle de la mise à l’écart des acteurs intermédiaires.
S’il y a bien un enjeu essentiel pour une société, c’est celui des opportunités qui s’offrent à la jeunesse, les horizons qu’on dégage pour elle, les perspectives d’avenir qu’on lui dessine et les moyens qu’on met en œuvre au service de ces ambitions. En cela, la crise actuelle peut être considérée comme existentielle. Mais elle dépasse par bien des aspects ce cadre, elle est au-delà révélatrice de dysfonctionnements politiques de première ampleur. Evidemment vont bientôt se faire entendre les sempiternelles rengaines : « En France il est impossible de réformer », « Vous voyez bien dès qu’on propose une réforme généreuse pour la jeunesse, toutes les forces conservatrices se liguent pour entraver cette grande offensive de modernisation », « Le déclin, le déclin ». Ce chœur des lamentations ne fournira aucune clé d’interprétation, il ne fera qu’ajouter encore à la confusion régnante.
Une première piste explicative s’impose, celle de la parole dévaluée. Les mots ne veulent plus rien dire. Ils tournent à vide. La crise actuelle est d’abord une crise des mots, des formules marketing qui ne signifient plus rien : « fracture sociale », « dialogue », « patriotisme économique », « social », « entendre les Français », « main tendue », « l’Afrique brûle », « Il faut sauver le tiers-monde », « dialogue », « Il faut sauver la planète », « social », « forces vives », « tolérance zéro », « plan Marshall des banlieues », « mixité sociale », « portes ouvertes », « dialogue »... Tant de discours flamboyants... Tous ces mots et bien d’autres résonnent comme dans une farce ubuesque. Ils sont prononcés mais se traduisent presque instantanément par des actes qui les contredisent. A titre d’exemple, édifiante caricature : le Premier ministre qui s’engage à ne jamais modifier le Code du travail sans une concertation préalable avec les partenaires sociaux (en conformité avec la loi dite du dialogue social, du 4 mai 2004, promue par un gouvernement auquel appartenait l’actuel Premier ministre) et s’empresse dans la foulée de modifier ce dernier à coup de 49-3. Comble du cynisme, il en appelle ensuite au respect de la démocratie quand son action même contribue à dévaluer le Parlement.
D’où vient cette crise du sens ? A quand remontent les prémices ? Qui a renforcé ce discrédit des mots ? Qui a été le principal propagateur de cette formidable machine à dévaluer le politique ? Qui, sinon l’actuel occupant du palais présidentiel ? Des promesses comme un nouvel opium du peuple. Peu importe qu’elles soient tenues, l’essentiel étant qu’elles fassent illusion un instant, le temps de gagner des élections. Et après ? L’intendance suivra. L’adage « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent » lui est d’ailleurs attribué. La crise actuelle serait d’abord le fruit des mensonges, mais des mensonges puissamment distillés au service d’une cause : conquérir à tout prix la magistrature suprême, puis tout faire pour s’y maintenir. L’intérêt général dévoyé par des promesses inconsidérées mises au service d’une ambition personnelle.
Ceci pose la question du fonctionnement même des institutions. D’un régime déséquilibré au profit du chef de l’Etat. Un point reste toutefois à débattre : est-ce le régime en soi qui est pernicieux, ou l’usage qui en est fait par les dirigeants ? Probablement les deux, si aucun régime n’est parfait, certains pays ont été capables de mettre en place des contre-pouvoirs crédibles, ainsi qu’une claire identification des responsabilités. En France, le chef de l’Etat est-il un arbitre au-dessus des querelles partisanes, ou un chef d’orchestre responsable de la participation qui est jouée et redevable des fausses notes ? Il est hasardeux de répondre, la pratique révèle qu’il joue sur les deux registres en fonction des situations. Orchestrant parfois, mais ne tirant jamais la responsabilité de ses échecs, comme si ceux-ci ne devaient pas lui être imputés, principe d’irresponsabilité, appliqué avec une belle constance.
Plus grave, il est possible de percevoir que les instruments mêmes offerts par la Constitution font l’objet d’une instrumentalisation à des fins personnelles. Prenons quelques exemples : la relance des essais nucléaires de 1995 alors que les autres puissances s’étaient accordées sur un moratoire ; la dissolution de l’Assemblée de 1997, hors de toute situation conflictuelle, pour une simple convenance personnelle ; le référendum de 2005 perdu sans que la moindre conséquence personnelle en soit tirée (sans être cruel, il suffit de rappeler que François Mitterrand gagna tous les référendums qu’il avait initiés et que Charles de Gaulle démissionna immédiatement au premier qu’il perdit) ; l’utilisation de la procédure bloquée du 49-3 comme mode de fonctionnement normal de l’Assemblée quand la majorité présidentielle contrôle la totalité de la chaîne législative ; le recours en cas de crise à des lois obsolètes permettant d’instaurer le couvre-feu, ainsi pour les émeutes urbaines de l’automne 2005. A l’heure actuelle, seule la manette de l’article 16, qui confère les pleins pouvoirs en cas de crise majeure, n’a pas encore été utilisée. Ces usages contribuent à fragiliser l’édifice institutionnel et à renforcer le doute général sur la cohérence des règles du jeu. Ceci d’autant qu’en dépit de multiples promesses de révision, le statut juridique du chef de l’Etat lui confère toujours une impunité sans commune mesure avec les règles de protection dont bénéficient les autres dirigeants des grandes démocraties (il suffit de le comparer au statut du président des Etats-Unis par exemple).
Le cocktail actuel est pour le moins explosif, résumons : paroles dénuées de sens, plus dénigrement de tous les interlocuteurs intermédiaires, plus recours à la force comme mode de gestion des questions sociales, plus exacerbation des ambitions personnelles à l’approche d’une échéance présidentielle, plus exaltation de la volonté comme atout premier de l’Homme de l’Etat, plus absence de tout contre-pouvoir à la toute-puissance présidentielle. Tout ceci ne confère pas les conditions favorables à une sortie apaisée de crise. Au contraire, l’intérêt général s’en trouve détruit par l’exacerbation des ambitions personnelles. La silhouette hagarde du chef de l’Etat va encore errer encore pendant quelque temps dans le champ de ruines de son action. S’il reste quelques colonnes à effondrer, il se pourrait bien qu’il les abatte et que les ultimes ne soient les bases mêmes du régime initialement construit autour de la personnalité de Charles de Gaulle et que François Mitterrand avait contribué dans une certaine mesure à démocratiser. Belle œuvre ma foi, digne de passer à la postérité. Les historiens ne tarderont probablement pas à tirer un bilan sévère de ces pratiques.
Au bout du compte, s’il est un problème déterminant de la société française, c’est probablement d’abord celui de son archaïsme démocratique. La tentation permanente de recourir à l’autoritarisme et à l’arbitraire comme unique manière de réformer, à quoi s’ajoute la paresse d’engager un travail de fond avec les acteurs intermédiaires de cette société, révèlent l’absolue défiance des dirigeants vis-à-vis d’une société complexe, leur refus de parier sur l’intelligence et sur la lente pédagogie. Ce dont a besoin le pays, c’est de davantage de rigueur, de modestie et d’exemplarité dans les comportements, le tout au service d’une perspective d’avenir.