Halte à l’Europe des marchands de tapis : plus ou moins d’Europe, telle est la question...
par Daniel RIOT
jeudi 2 février 2006
L’accord des 25 sur la TVA réduite dans le BTP français(grâce à la présidence autrichienne) ne règle rien d’essentiel. Plus ou moins d’Europe ? C’est une « meilleure » Europe qu’il faut. Cela passe par une (re)mise à plat fiscale (entre autres).
Dire que les négociations menées au sein des 25 tiennent des marchandages des souks est insultant pour les marchands des souks et leurs traditions... Pardon. Mais comment qualifier ces marathons décourageants, ces échanges de concessions, ces trocs, ces échanges de menaces, ces épreuves de forces, ces jeux médiatisés ? L’Europe ne s’est pas bâtie sur le choc des intérêts nationaux, mais sur la recherche d’intérêts communs. L’Europe, c’est une extension de la notion « d’intérêt général ».
Les négociations multilatérales (Edgar Pisani, fin connaisseur, l’a bien expliqué dans plusieurs livres et de nombreuses ITW) n’ont rien à voir avec des négociations traditionnelles bi-latérales. Aux rapports de forces, aux règles de la géopilitique se superposent les lois non écrites de la géophilosophie. De la prise en compte de toutes les données de tous, et de ce qui transcende les positions de chacun.
Jean Monnet avait eu le génie d’ avoir l’intuition de ce sens du dépassement : « Quand un problème semble insoluble, il faut, comme en mathématiques, en élargir les données ». Robert Schuman avait compris qu’il fallait tout dépasser, y compris et surtout les bureaucraties, les habitudes, les routines : chaque époque a eu sa ou ses « pensée unique (s) », cette et ces non-pensée(s), cette « doxa » qui tient du réflexe et de la mode, mais non de la pensée et de la réflexion...
Jacques Delors, qui avait les Mémoires de Monnet comme livre de chevet, avait fini par exceller dans cet art de la négociation multi-latérale, sans toujours réussir en tout et pour tout. Nombre de ses propositions « enterrées » pourraient servir de base à l’indispensable programme de « relance européenne ». Sur la recherche, sur les « grands travaux », sur des « emprunts européens », sur une vraie politique industrielle volontaire (et non volontariste, ce qui ne veut rien dire), sur le dialogue social (qu’il a su instaurer), sur les politiques structurelles européennes (qu’il a financièrement alimentées), etc.
Nostalgie ? Non. Regrets. Et espoirs. Rien n’est perdu. Il faut se battre. « L’Europe est d’abord un combat », disait Pierre Pflimlin. « Elle ne se fera que pas à pas », prédisait Schuman. « Plus nous approcherons du but, plus ce sera difficile », avertissait Monnet
« Nous n’avons que deux vrais problèmes », confiait Delors un jour : « le choix des personnes et le choix des sièges des institutions. Pour le reste, tout peut se régler plus ou moins vite grâce l’esprit communautaire, s’il est bien compris ». Maggie Thatcher, par exemple, ne l’a jamais compris, cet esprit communautaire. Tony Blair a toujours des difficultés à le comprendre. Le Royaume-Uni ne porte pas assez le deuil de Heath. Mais qui se souvient d’Edward ?
Cet « esprit communautaire » ne s’improvise pas à 25, surtout dans des pays qui ont eu à subir, bien malgré eux, une culture de « souveraineté limitée », de « coopération imposée » : le fantôme du COMECON et du Pacte de Varsovie plane encore sur une partie de l’Europe. Nous devrions, à l’Ouest, en avoir davantage conscience, comme nous devrions nous replonger un peu plus dans les œuvres (trop oubliés) de ceux qui se nommaient « dissidents ». Ah ! ces « Esprits d’Europe », comme le dit si bien Alexandra Laignel-Lavestine : ce sont eux qui nous font défaut... Vérité, Liberté, Courage. Oh le beau mot de solidarité, hier fêté et aujourd’hui sali...
Si j’écris ces lignes, le soir même de l’accord à l’arraché sur la TVA réduite pour le bâtiment, ce n’est pas un hasard. Cet accord (temporaire) peut soulager le BTP, l’emploi et le gouvernement français. Mais il ne résout rien. Les conditions dans lesquelles il a été obtenu (grâce à la persévérance intelligente de la présidence autrichienne) ne font que confirmer une chose essentielle : l’Union ne peut plus fonctionner comme elle fonctionne.
Dominique Seux (que je ne connais pas) l’écrivait fort bien dans Les Echos d’hier : la fin d’un psychodrame n’est pas la fin d‘un drame.
« Le principe d’harmonisation, fils du marché unique, a toute sa logique pour les biens. Ceux-ci circulent librement dans l’espace communautaire et une convergence des taux de l’impôt indirect évite la concurrence sauvage. La directive de 1992 a donc décidé que chaque Etat ne devait avoir qu’un seul taux supérieur à 15 % et un nombre très limité de taux proches de 5 %. En revanche, cette ambition a moins de légitimité pour les services, surtout quand ils ne sont pas « délocalisables ». Les Etats ont négocié, pour la première fois en 1999, des dérogations, chaque pays choisissant quelques secteurs à « forte intensité de main-d’oeuvre » à privilégier. Le résultat est un inventaire à la Prévert : si les travaux dans l’ancien bénéficient d’un taux réduit dans sept pays, c’est aussi le cas des réparations des bicyclettes et des chaussures dans le Benelux, ou encore de la coiffure en Espagne ! [...] Ce sont les gouvernements qui sont fautifs. D’abord parce qu’ils ont l’habitude - on le voit en France comme en Pologne - de promettre ce qui ne dépend pas d’eux, souvent pour des raisons de politique intérieure. Ensuite parce qu’ils ont négocié des dérogations sans voir que ces exceptions n’étaient plus compatibles avec la règle de la décision à l’unanimité. A fortiori quand il y a 25 pays aux histoires et aux intérêts différents. »
Dominique SEUX conclut : « Enfin, depuis dix ans, les pays européens, qui ont peu avancé sur l’imposition des bénéfices ou des revenus des personnes physiques, ont refusé de faire un choix clair : soit passer au vote à la majorité sur certains sujets fiscaux, soit rendre sa liberté à chaque pays quand l’harmonisation ne s’impose pas (subsidiarité). De ce point de vue, la nouvelle constitution ne changeait rien ou presque, mais il faudra pourtant bien un jour emprunter une de ces deux voies. Faute de quoi, c’est un pan de la construction européenne qui se fissurerait. D’ici là, les discussions de marchands de tapis vont continuer. Sur la TVA, elles sont déjà programmées pour 2007 puis 2010. »
Comment ne pas être en accord avec lui ? Il importe de rapidement mettre à plat cette fausse Europe partiellement fiscale... Et ce n’est pas la seule remise à plat qui s’impose. Les pro-européens (nous le disions bien avant le référendum français) ne doivent pas laisser aux anti-européens le monopole de la critique des institutions européennes et de leur fonctionnement. On peut être euro-enthousiaste et critique : il le faut, d’ailleurs.
Daniel RIOT