L’autorité peut-elle apprendre à se défier de l’argument d’autorité ?

par Paul Villach
lundi 15 mai 2006

On se prend à rêver en relevant, dans le projet de décret ministériel sur le socle commun de connaissances et de compétences, rendu public mercredi 10 mai 2006, que « les élèves devront être capables de jugement et d’esprit critique, ce qui suppose (...) de savoir distinguer un argument rationnel d’un argument d’autorité ». Le formalisme qui, au détriment des idées, ravage l’École et les esprits depuis une quinzaine d’années, commence-t-il à tomber en disgrâce auprès de l’autorité qui dirige l’Éducation nationale en France ?

Les déictiques, les connecteurs, les textes ancrés et non ancrés, les didascalies, toutes ces catégories précieuses et inutiles car sources de confusion, passeront-elles l’hiver ? L’autorité s’est-elle rendue enfin à l’argument de Guillaume d’Occam (1280-1349) : « Il ne faut pas multiplier les êtres (c’est-à-dire, ici, les catégories) sans nécessité. » ? On mesure le virage à 180 degrés que vient de prendre le ministère de l’Éducation nationale, quand on garde en mémoire un exemple diffusé auprès des professeurs par la trop fameuse Direction de l’évaluation et de la prospective de ce même ministère. Parmi les exercices d’évaluation en cours d’année de seconde, que celle-ci avait, en 1995-1996, mis à leur disposition , on trouvait une étude surprenante d’une des fables de La Fontaine les plus connues, "Le loup et l’agneau " (Fables, I,2). Les 14 questions, supposées guider l’élève, le détournaient méthodiquement du problème posé illustré par La Fontaine.

1- Une méthodique occultation du problème posé par la fable

- Ce test en 14 questions montrait une inconstestable invention pour occulter le problème posé par la fable. On n’imaginait pas comme celle-ci pouvait se prêter à de menus exercices linguistiques et grammaticaux : qui parle et à qui ? Quel sens peuvent prendre la conjonction si, ainsi que l’usage des majuscules ? Ou encore, quelles sont les parts respectives du discours et du récit ? Etc. Toutes questions qui, sans doute, ont leur prix, mais à condition de ne pas détourner l’attention de l’essentiel.
- Trois questions pourtant en approchaient : l’une (la question 5) évoquait les titres conférés au loup par l’agneau, "Sire ", "Votre majesté " ; mais on ne paraissait pas attacher d’importance à la relation hiérarchique humaine ici symbolisée, avec tutoiement et vouvoiement, qui, pourtant, précise le contexte où se joue le drame. Une seconde question (la question 8) faisait état de trois types d’arguments présents dans la fable : "le raisonnement logique " de l’agneau, "l’affirmation non démontrée " du loup et "la fiction " dont use "le narrateur ". Ces rapprochements étaient déjà discutables : car l’illustration d’une thèse par un exemple diffère en nature de la démonstration par les procédures du raisonnement logique. Ce qui préoccupait davantage, c’était la réduction approximative et bienveillante de la logique du loup à une "affirmation non démontrée ", ce qui était un bel euphémisme : l’expression laissait entendre, peu ou prou, en effet, que les allégations du loup pouvaient être démontrées, alors qu’il s’agissait d’hypothèses rigoureusement indémontrables. Le ministère faisait ainsi l’économie de la confrontation, "illustrée" par La Fontaine dans un superbe contraste, entre la logique rationnelle de l’agneau et la logique irrationnelle de "l’argument d’autorité" brandi par le loup, que le ministère omettait surtout de nommer. On comprend dès lors qu’à la question 13, il n’attendait pas de l’élève un point de vue précis sur la perversité de l’argument d’autorité qu’il avait pris soin de lui dissimuler.

2- L’anatomie de " l’argument d’autorité " par La Fontaine.

Pourtant, l’argument d’autorité, qui est l’appellation contemporaine de "la raison du plus fort" incluant son expression institutionnelle, n’est-il pas l’unique objet de cette fable ? Que valait donc une méthode de lecture qui en détournait le lecteur ? Tirant sa force de la seule puissance de celui qui le profère, l’argument d’autorité, comme l’illustre La Fontaine, n’a que faire d’une représentation fiable de la réalité par observation et expérimentation : il n’est que l’expression des désirs de son auteur reconstruisant la réalité à l’image de son caprice dont l’extravagance est proportionnelle au pouvoir exercé.
- En premier lieu, il transgresse, si besoin est, les lois de la physique. La loi de la pesanteur ? Il s’en moque : il l’inverse à sa convenance, de sorte que l’eau d’un ruisseau peut très bien remonter jusqu’à sa source ; un agneau en aval souille donc l’eau d’un loup en amont : ce n’est pas discutable !
- D’autre part, face à toute objection, l’argument d’autorité ne connaît que l’obstruction de la répétition : "Tu la troubles ! " répète obstinément le loup à l’agneau qui vient de lui faire pourtant l’irréfutable démonstration logique de son erreur.
- Ensuite, l’argument d’autorité peut s’appuyer sans sourciller sur le leurre de la délation anonyme ou anonymée pour accuser sans risquer d’être contredit : "On me l’a dit ! ", soutient avec aplomb le loup à l’agneau pour lui reprocher de supposées médisances. L’anonymat du délateur est pratique : il interdit à la victime toute vérification et entrave sa défense... comme le montre la loi du 12 avril 2000 qui protège le délateur au détriment de sa victime.
- L’amalgame, qui est une assimilation abusive, permet également de s’affranchir des règles contraignantes de la logique rationnelle. Puisque, par hypothèse autovalidante, tous les agneaux se ressemblent, si ce n’est pas cet agneau, c’est donc son frère, ou à défaut, c’est donc quelqu’un des siens !

- Ainsi, de fil en en aiguille, libre de toute contrainte rationnelle, l’argument d’autorité ne saurait non plus être prisonnier des règles de la morale commune : il érige la responsabilité collective en principe qui, en retour, fonde la responsabilité personnelle : l’agneau est donc forcément coupable des fautes éventuelles commises par "les siens", conformément aux usages des sociétés archaïques.

3- Une seule solution devant "l’argument d’autorité"...

Cet argument d’autorité paraissait si monstrueux à La Fontaine qu’il y est revenu dans d’autres fables, comme "Les oreilles du lièvre" (V,4), mais cette fois, pour prévenir que la seule conduite prudente face à lui est de prendre la fuite. La logique rationnelle de l’agneau n’a servi à rien. Le lièvre semble en avoir tiré la leçon : depuis que le lion , blessé par l’une d’elles, a interdit les bêtes à cornes sur son territoire, le lièvre craint que l’on prenne ses oreilles pour des cornes, depuis qu’en pleine course, il a vu leur ombre se profiler sur les buissons. Il aura beau protester, dit-il à son ami le grillon ahuri, c’est lui qu’on traitera de fou : il sait que l’argument d’autorité peut, à son gré, appeler la raison folie, et la folie, raison, sans que nul ne puisse s’y opposer.

4- Les principes antinomiques du pouvoir et du savoir.

Ainsi, en 1995-1996, un exercice officiel sur "Le loup et l’agneau" ignorait cette anatomie de l’argument d’autorité. Fallait-il pour autant en être surpris ? Ne touchait-on pas aux limites qu’une autorité ne peut franchir quand elle s’aventure sur le territoire du savoir ? Mieux que quiconque, parce qu’il lui arrive d’en user, elle sait l’efficacité de ce type d’argument face à une masse dressée dans la soumission aveugle à l’autorité. Peut-elle en montrer la perversité et le discréditer aux yeux de ses subordonnés, au risque de ne plus pouvoir y recourir elle-même, sans à son tour se discréditer à leurs yeux ? L’histoire du développement du savoir, d’autre part, n’est-il pas aussi, pour partie, l’histoire d’une lutte incessante contre les arguments d’autorité qui n’ont cessé, à travers les âges, de brider la recherche et d’imposer la représentation de la réalité la plus conforme à la mythologie officielle du pouvoir ? Aristote, Ptolémée, les pères de l’Eglise ont été brandis tour à tour contre Roger Bacon, Michel Servet, Giordano Bruno, Galilée, Descartes. Les valeurs de l’autorité n’ont jamais été et ne seront jamais celle du savoir, sauf quand celui-ci lui garantit un accroissement de puissance, une bombe atomique par exemple. De son côté, le savoir ne peut, sans se détruire, renoncer à l’observation et à l’expérimentation, et se satisfaire, à la façon du loup de La Fontaine, de ragots anonymes, d’hypothèses autovalidantes et de sophismes par amalgame. Un savoir qui s’y soumet est condamné à n’être plus qu’une stérile scolastique conforme à la mythologie de l’autorité.

Il ne s’agit pas de le contester : cette lecture « dirigée » de la fable "Le loup et l’agneau", conduite par le ministère de l’Education nationale, incluait des exercices grammaticaux et linguistiques qui avaient leur importance dans la formation initiale d’élèves de seconde. Mais, on le voit bien, le danger du formalisme est de leur prêter une importance excessive, au point d’occulter l’essentiel, c’est-à-dire l’unique objet de cette fable, "l’argument d’autorité" si minutieusement disséqué par La Fontaine. En le passant sous silence, les 14 questions officielles faisaient ainsi fonction de leurre de diversion . La fable de La Fontaine restait inoffensive comme on l’avait rendue depuis longtemps en la livrant prématurément, dès le premier âge, à l’ânonnement des bambins qui la broient pour en faire un chapelet phonétique privé de sens. Le triste Maurras se plaisait, par exemple, à raconter qu’à force d’entendre sa marraine la lui réciter avec de laborieuses liaisons, il avait fini par croire à l’existence du " loup Pélagneau ". Et il s’était trouvé, en 1969, des auteurs d’une édition scolaire des Fables pour s’extasier devant cette créatrice métamorphose, au point de voir un exemple de "poésie pure " dans cette pure puérilité. (1) En affirmant vouloir apprendre à ses élèves à « savoir distinguer un argument rationnel d’un argument d’autorité », l’École française ne pouvait donc livrer meilleure nouvelle, même si, formé, loin d’elle, à l’école de... Jean de La Fontaine, on a appris à ne plus se bercer d’illusions. Paul VILLACH


(1) P. Michel, M. Martin, " La Fontaine, Fables, Tome 1er ", Les Editions Bordas à Paris, Collection "Les petits classiques Bordas", Paris, 1969.


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