Le gouvernement à l’attaque de l’indépendance de la Justice ?

par Nicolas Cadène
mercredi 8 mars 2006

Historiquement on le sait, les conservateurs français ont fréquemment eu une vision négative de la trop grande indépendance de la justice, en faisant craindre un « gouvernement de juges ».

Aujourd’hui, au regard de l’évolution des auditions de la commission d’enquête sur l’affaire « Outreau », cette vision, contraire à la stricte séparation des pouvoirs, et donc à un fondement de notre démocratie, semble se réaffirmer.

En effet, alors que peu de médias le diffusent, il est juste de rappeler que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le plus haut magistrat français -le premier président de la Cour de cassation- Guy Canivet, et les syndicats du corps judiciaire ont interpellé les autorités pour se plaindre des travaux de la commission parlementaire.

Le CSM, organe constitutionnel chargé de gérer les carrières de magistrats et de statuer sur les poursuites disciplinaires, a donc rendu publique une lettre à Jacques Chirac où il estime que les grands principes de la démocratie sont en danger.

« Le CSM estime de son devoir constitutionnel de rappeler les principes fondamentaux de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire qui, dans un Etat de droit, déterminent la place et le fonctionnement de la justice », écrit le CSM.

Il estime que les pouvoirs publics ont le droit de s’interroger sur la justice, mais qu’ils doivent s’interdire « toute ingérence dans la prise de décision du magistrat » et toute question sur les décisions juridictionnelles.

« Le CSM doit rappeler avec force que les juges ne peuvent être contraints de s’en justifier autrement que par la motivation prescrite dans la loi et s’agissant des procureurs, selon les règles prévues par le code de procédure pénale », souligne-t-il.

Guy Canivet a par ailleurs fait état du « profond désarroi » ressenti par la magistrature face au travail de la commission d’enquête. Il estime nécessaire de rétablir la confiance dans le système judiciaire, et de procéder à une réforme.

Egalement, les deux principaux syndicats de magistrats français, l’Union syndicale de la magistrature (majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (gauche) se sont plaints du travail des députés.

« Nous nous inquiétons de voir votre commission, dont la légitimité était incontestable, se transformer en tribunal parlementaire, au risque de perdre toute crédibilité », déclare le Syndicat de la magistrature ; alors que l’USM dénonce notamment « le manque d’objectivité criant et inacceptable du rapporteur ».

En effet, il peut paraît étrange que les députés, législateurs, se permettent de juger aussi caricaturalement l’institution judiciaire, qui ne fait qu’appliquer et interpréter leurs lois.

« Caricaturalement », car il faut bien le dire, la commission semble se borner à désigner des boucs émissaires en faisant l’économie d’une réflexion de fond. Comme le soutient le SM, les dérapages de la commission parlementaire et la médiatisation à outrance ne font que « favoriser la tentation d’un repli corporatiste et une appréhension caricaturale de l’oeuvre de justice ».

Comment, dans cette affaire qui s’est caractérisée par un manquement à la présomption d’innocence, peut-on ainsi critiquer la seule Justice, et opposer cette dernière aux citoyens, alors même qu’une pression croissante s’est exercée ces dernières années sur la justice pénale pour que soit privilégiée l’incarcération ?

Alors même que les garanties liées à la présomption d’innocence et aux droits de la défense ont été réduites ?

Alors même que les règles régissant la garde à vue et la détention provisoire sont devenues insuffisamment protectrices ?

Alors même que l’accent a été mis sur des procédures de jugement expéditives au détriment des principes fondamentaux que sont la collégialité, la publicité et le contradictoire ?

Enfin, alors même que l’indigence budgétaire de la Justice, l’état des prisons et la surpopulation carcérale ont récemment été dénoncés par le commissaire européen aux droits de l’homme ?

Cette inquiétude de la part de la justice envers son manque de moyens et l’immixtion de l’exécutif n’est pas nouvelle. Elle n’a cessé de s’intensifier au cours des dernières années.

On pouvait déjà s’étonner, en 2004, que Jacques Chirac, interrogé sur les conséquences qu’il convenait de tirer des errements de l’affaire dite d’Outreau, réponde : « La Justice doit payer elle-même, et cher ».

L’Etat a payé, puisqu’une procédure est heureusement prévue pour cela lorsque des personnes ont été incarcérées à tort. Quant à la justice, que M. Chirac se rassure, elle paie chaque jour un peu plus.

Elle paie notamment les inconséquences du président de la République : celui qui, en 1997, demandait que le cordon ombilical entre exécutif et Justice soit coupé ; le même dont le ministre de la Justice réaffirmait, par la loi du 9 mars 2004, la hiérarchisation du Parquet.

Celui qui, il y a deux ans, considérait que 51 000 détenus constituaient un nombre excessif ; le même dont le ministre de la Justice a remis en cause le principe du maintien en liberté des personnes présumées innocentes, par la loi du 9 septembre 2002, et promu une politique pénale entraînant l’augmentation de 52 % du recours à la procédure de comparution immédiate en deux ans, portant ainsi le nombre des détenus à plus de 65 000.

Celui qui déclarait : « Dans les situations difficiles, il est évident qu’il faudrait avoir deux juges d’instruction » ; le même dont le gouvernement a créé les conditions de la marginalisation définitive du juge d’instruction, en renforçant les prérogatives des policiers, sous le contrôle alibi du Parquet et du juge croupion des libertés et de la détention.

Un gouvernement qui, l’an dernier, décida de modifier le serment en renforçant le devoir de réserve des magistrats, comme prévu par les conclusions définitives du rapport de la « commission éthique », dit « Rapport « Cabannes ».

Et ceci, après avoir réaffirmé dans le Code de procédure pénale la prééminence de l’exécutif sur les magistrats du parquet. Monsieur Perben, ancien garde des Sceaux, ayant placé, de façon méthodique, comme procureurs de la République des personnes qui lui sont proches, rejetant tout pluralisme et passant allègrement outre les avis contraires du Conseil supérieur de la magistrature.

Rappelons aussi le soutien sans faille de l’ancien ministre de la Justice au directeur de l’Ecole nationale de magistrature (ENM), qui fait enseigner avant l’heure « la déontologie version Cabannes », multiplie les atteintes aux droits syndicaux et érige la censure en méthode pédagogique. Or, la formation des magistrats est essentielle. Car si la justice est humaine -elle est faite pour les hommes- encore est-il préférable qu’elle le soit par les meilleurs. Platon le dit : « Avec de bons magistrats, les mauvaises lois peuvent encore être supportables ».

Ces exemples illustrent le souhait constant de la majorité actuelle (aux responsabilités depuis quatre ans) de limiter la parole des magistrats, pour mettre en place une véritable culture de soumission, bien loin de l’indépendance nécessaire à la mission de garant des libertés des citoyens assignée aux magistrats par l’article 66 de la Constitution de 1958.

Cette mise sous tutelle se retrouve dans le rôle prépondérant que la droite souhaite conférer aux chefs de cours et de juridictions par l’instauration « d’une veille déontologique ».

Cette fonction inédite, liée aux pouvoirs accrus des hiérarques à l’occasion de la mise en place de la LOLF - ainsi tout à fait instrumentalisée par l’exécutif actuel - et aux modalités discrétionnaires d’attribution des primes de rendement, confirme une conception d’une justice de rendement, conçue à l’aune des seules statistiques.

Les magistrats qui oseront encore travailler de manière autonome, indépendante, qui privilégieront la qualité au détriment du rendement ne manqueront pas de se voir rappelés à l’ordre.

Au-delà des auditions caricaturales de l’affaire « Outreau », de nombreux exemples viennent conforter les craintes :
- le mépris affiché pour les avis non conformes du CSM estimant que le candidat ne correspondrait pas au profil de poste (procureur nommé alors que son expérience avait été jugée insuffisante) ou encore considérant qu’il y a un risque d’atteinte à la déontologie (magistrat détaché à la COB embauché par un établissement bancaire) ;- le comportement que M. Perben qualifia l’an dernier de « simple maladresse » du chef de cour faisant installer un système permettant d’écouter les conversations téléphoniques au sein d’un palais de justice ;
- l’absence de réaction de la hiérarchie judiciaire à l’égard d’un magistrat auquel il est reproché d’avoir tenu des propos racistes à l’audience ;
- le silence de la Chancellerie à propos de l’annonce par le Quai d’Orsay de la transmission aux autorités djiboutiennes du dossier d’instruction de l’assassinat du juge Borrel, et ceci malgré le refus du magistrat instructeur ;- la réflexion au printemps dernier du ministre de l’Intérieur expliquant que « les magistrats qui ont commis une faute doivent payer ».

Dans ce contexte, il est assez aisé de réaffirmer que le but des réformes de la majorité actuelle n’est pas de garantir au justiciable une meilleure justice, mais de lui garantir le silence et la dépendance de la magistrature.

On ne peut en effet que constater le peu de considération que portent la majorité des élus et responsables politiques actuels au principe de l’indépendance des juges.

Et il y a de quoi s’inquiéter pour la pérennité de notre démocratie :

« J’ai trente et un ans de boutique, et je n’ai jamais vu cela » (Simone Gaboriau, présidente de chambre à la Cour d’appel de Versailles).


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