Le peuple fait-il la démocratie ?
par Sylvain Reboul
vendredi 10 mars 2006
Le mot démocratie signifie étymologiquement le pouvoir du peuple sur le peuple. En cela il désigne un régime politique qui est fondé sur l’idée de souveraineté populaire et qui met en œuvre des procédures légales qui en permettent l’expression effective, telles que le vote au suffrage universel, la représentation indirecte des électeurs-citoyens dans les différentes assemblées législatives et le choix par les citoyens de ceux qui exercent le pouvoir de l’Etat (législatif et exécutif), etc. Il semble donc que l’on ne puisse se passer de ce terme pour penser la démocratie. Or ce terme est à la fois ambigu et source éventuelle de manipulation politique dans le cadre du langage rhétorique utilisé par des hommes politiques que certains n’hésitent pas à qualifier de populistes ; d’où la question : peut-il exister une démocratie sans peuple (au singulier), mais non pas sans citoyens au pluriel ?
- Le peuple est d’abord l’ensemble des citoyens appartenant à un Etat institutionnellement unifié et reconnu par les autres ; ce sens ne distingue pas les riches des pauvres, ceux d’en haut de ceux d’en bas, l’élite des sans grade ; il tend à se confondre parfois avec celui de la nation, sauf lorsqu’un Etat s’affirme comme plurinational où le mot peuple prend le sens de l’union entre deux nations vivant dans un même cadre étatique. Dans ces conditions, c’est le pouvoir unificateur de l’Etat qui constitue le peuple ; c’est dire que sans lui, celui-ci n’existe pas ; il n’ y aurait alors, disait en effet Hobbes, au pire que multitude, ou au mieux, population(s).
- Le peuple désigne ensuite ceux d’en bas, en tant qu’ils s’opposent, dans l’ensemble juridique qu’est un pays constitué et reconnu, à ceux d’en haut, donc d’abord à l’Etat et ensuite à ceux qui disposent d’un pouvoir, économique, intellectuel, etc., reconnu comme illégitime, voire despotique. Le peuple est alors l’ensemble des dominés qui s’efforcent de combattre la domination qu’ils subissent. Cette notion est à l’évidence polémique et présuppose :
1) qu’il y ait une domination dont est victime la majorité de la population et que cette domination induise une union de tous les dominés en vue de leur libération dans la cadre d’une lutte pour le pouvoir politique ou pour un changement révolutionnaire du régime politique et de l’ordre social hiérarchique existant. Le révolutionnaire se réclame du peuple, ou même prétend incarner son intérêt commun contre ses oppresseurs.
2) qu’il y ait un intérêt commun de l’ensemble de ceux qui se sentent opprimés et que cet intérêt puisse s’exprimer à travers un programme politique ou une vision positive de la société cohérents.
Mais, dans les deux sens, l’idée de peuple suppose que sans direction politique unificatrice et sans organisations politiques unifiées capables d’incarner la volonté commune des dirigés et/ou des dominés , l’unité du peuple s’efface au profit, là encore, soit d’un ensemble hétéroclite d’individus-citoyens, soit d’un ensemble des individus d’un pays, toutes classes confondues, dont l’unité politique est rigoureusement impossible en démocratie pluraliste .
C’est pourquoi il est particulièrement absurde, en démocratie, pour un individu, de se réclamer du peuple, s’il n’a pas été élu ; et même lorsqu’il l’a été, sa représentativité populaire reste douteuse, car il ne l’a été que par une partie des électeurs dont l’unité apparente peut changer à le faveur de circonstances ou de conflits nouveaux. Ainsi est-il dans la nature de la démocratie de permettre l’alternance politique, de telle sorte que la prétendue volonté commune des citoyens ne puisse être représentée que dans le cadre d’une majorité nécessairement temporaire ; elle est par définition toujours instable et variable. Pour obtenir un telle majorité de circonstance, les hommes politiques sont tentés de flatter le nationalisme ethnique et la xénophobie, de préparer la population à la guerre contre un ennemi intérieur ou extérieur présenté indistinctement et globalement (ou les deux, voir l’antisémitisme ou l’islamophobie) comme mortel (c’est ce qu’on appelle « le populisme » démagogique), bref d’organiser l’union sacrée contre les « étranges étrangers » ou d’orchestrer la révolte révolutionnaire contre les dirigeants (ceux d’en haut), car en démocratie pluraliste la révolution n’a plus de sens sauf à vouloir l’abolir au nom d’une dictature (ex : du prolétariat ou démocratie, populaire, c’est-à-dire dictature unificatrice sur la population pour en faire un peuple uni stable). La révolution n’est, en droit libéral et démocratique, justifiée qu’en dictature ou sous un régime despotique qu’il convient de renverser pour la démocratie.
La démocratie est donc pluraliste ou n’est pas ; en cela elle ne peut prétendre unir le peuple, mais elle doit se contenter de représenter, sur le théâtre des assemblées et des médias, et sous une forme non-violente, les conflits au sein de la population, afin d’élaborer des compromis toujours momentanés entre des positions politiques nécessairement divergentes qui ne sont jamais garanties d’être durablement majoritaires ; en cela elle a toujours besoin d’élites capables de parler et de gouverner au nom des électeurs ; mais à moins de vouloir instaurer la dictature permanente d’une majorité introuvable (et donc qui ne peut être en fait que la dictature d’une minorité), la démocratie exclut nécessairement le renversement révolutionnaire de ces élites politiques, économiques et idéologiques, sauf à se supprimer elle-même.
Ceci veut dire qu’en toute rigueur, une démocratie est un cercle carré : le peuple ne peut se gouverner lui-même, car il est en lui-même spontanément toujours divisé . L’idée démocratique n’a de sens qu’à être élective et représentative. La démocratie dite directe est donc une pure illusion qui ne peut conduire qu’au chaos, à la violence et à la dictature despotique d’une minorité inamovible sur un ensemble ultra-majoritaire de citoyens désunis. En ce sens, elle n’est pas populaire, sauf au sens apolitique d’ensemble de citoyens soumis à l’autorité d’un Etat , mais elle n’est pas sans citoyens politiquement divers, voire en conflit. Elle tente d’organiser ce conflit pour en faire un facteur d’évolution favorable, mais elle est toujours sous la menace de l’impuissance générée par une opposition politique disparate dès lors qu’elle s’entend sur le refus (le non) mais très rarement sur une l’alternative positive unifiée. (Voir le résultat du référendum sur le TCE)
Seule une unification religieuse sous l’autorité transcendante de Dieu et de ses représentants sur terre est susceptible de former un peuple dans une même foi (le peuple de Dieu) ; or si la république est laïque, il lui manque, pour forger cette unité, une autorité transcendante suffisante. On peut donc comprendre en quoi la notion de peuple est incompatible avec la démocratie pluraliste et laïque. Vouloir instaurer la souveraineté populaire en puissance unifiée et unificatrice de la démocratie , c’est en fait refuser la laïcité dans sa conséquence inéluctable : le peuple y est introuvable, seuls existent des électeurs qui font la décision et la défont.