Très riches, très pauvres

par Olivier Bonnet
mardi 20 juin 2006

Le renard salarié par le poulailler ? Quand EADS accumule les mauvais points et perd six milliards d’euros en une journée, son co-président exécutif réalise un bénéfice de 2,5 millions. On ne va pas se laisser abattre. En question, l’obscénité de la rémunération des grands patrons dans le contexte actuel de paupérisation galopante des démunis.

Délit d’initié ou pas ?
Première question. Bornons-nous d’abord aux faits : Noël Forgeard a vendu le 15 mars 162 000 actions issues de levées de stock-options sur ses plans 2002 et 2003, empochant une plus-value de 2,5 millions d’euros. Le 8 avril, les actionnaires Lagardère et DaimlerChrysler se délestent à leur tour de 7,5 % de leurs parts d’EADS. On ignore le montant de la plus-value. Forgeard nie avoir vendu en connaissant l’imminence de ce double retrait, qu’il n’aurait appris que lors d’une réunion en date du 20 avril. Cinq jours donc après avoir liquidé ses stock-options. Enfin, rebondissement récent, mercredi dernier, l’annonce d’un nouveau retard de livraison de l’Airbus A 380 fait perdre en une seule journée 26 % à l’action d’EADS.

L’équivalent de six milliards d’euros évaporés. Là encore, Forgeard dit qu’il ignorait alors ces retards, dont la direction d’Airbus ne l’aurait informé que début avril. Etonnement de Jean-Pierre Elkabbach qui l’interviewait, non pas en tant qu’employé de Lagardère, actionnaire de l’entreprise co-présidée par son interlocuteur, mais comme journaliste d’Europe 1 - conflit d’intérêts, quand tu nous tiens : "Vous allez nous dire que vous, le patron, vous ignorez ce que font vos employés ?"

Oui, il l’a dit. Utilisant la métaphore d’une "course contre la montre" qui était engagée, dont on lui avait dit que l’issue en serait serrée mais que, oui, Airbus serait dans les temps. On lui aurait menti ? Petite précision : le nouveau retard annoncé est de... six à sept mois ! Mais non, Forgeard ne se doutait absolument pas qu’il existait un gros risque de retard en vendant ses actions... Il plaide la coïncidence et parle d’un "malheureux hasard." Entre parenthèses, François Auque, membre de la direction d’EADS chargé du département Espace, et Jean-Paul Gut, son confrère chargé du marketing, ont été "victimes" du même "malheureux hasard", ayant vendu leurs actions eux eussi...

Airbus a du plomb dans l’aile, mais il est des dirigeants d’EADS qui peuvent planer.

Après que le vice-président exécutif alors en poste a été convaincu d’être le corbeau de Clearstream puis après l’annonce des licenciements de la Sogerma, le marchand d’armes ne va pas fort, mais Noël Forgeard va très bien, merci pour lui. "M. Forgeard est évidemment en première ligne puisque jusqu’à l’année dernière, c’était lui qui était président d’Airbus.

S’il y a quelqu’un qui devait bien connaître la situation d’Airbus, c’était M. Forgeard. Ou M. Forgeard est malhonnête ou il est incompétent !" juge Gérard Augustin-Normand, président de la société de gestion Richelieu Finance, qui appelle à sa démission. Et Arnaud Lagardère, qui s’est "débarrassé" de 7,5 % du capital du groupe EADS, juste à temps lui aussi ? Il reprend à son compte exactement la même alternative : "J’ai le choix entre passer pour quelqu’un de malhonnête ou d’incompétent, qui ne sait pas ce qui s’est passé dans ses usines, j’assume cette deuxième version", ose-t-il. Une petite interview sur Europe 1, avec Jean-Pierre E. ? Idée de question : si l’incompétence règne à ce point, les cadres dirigeants ne devraient-ils pas en payer les conséquences, au lieu d’engranger de substantiels bénéfices ?

Zacharias, le rapace
Mais que le co-président exécutif d’EADS l’ait commis ou pas, ce délit d’initié, ni même que le patron de Lagardère en soit coupable lui aussi, n’importe pas tant que ça, d’une certaine façon. Si, parce qu’il faudrait alors évidemment les sanctionner. Mais non, parce qu’au-delà de cette considération-là, du comportement délictueux ou pas en l’espèce, Forgeard aurait aussi bien pu s’enrichir de la même façon sans que quiconque ne puisse rien y redire.

Les stock-options sont bien conçues pour permettre à leurs détenteurs de réaliser des plus-values.

Si Noël Forgeard a simplement vendu la moitié des siennes par un "malheureux hasard", moins de trois mois avant que ne tombe une mauvaise nouvelle qu’il ignorait alors, il aura en toute légalité empoché, part des enfants comprise, 2,5 millions d’euros. La famille Forgeard fait certes un peu pitié, à côté des Cirelli (309 981 euros bruts annuels pour Jean-François, avec un bonus sur résultats plafonné à 40 % du brut), sans parler des Espalioux (12 millions d’euros d’indemnités de départ pour Jean-Marc) ni, surtout, des Zacharias.

Chez les Zacharias, là, on mène vraiment grand train. Daniel Schneidermann résume avec talent l’affaire, dans Libération : "Soit un patron français. Il perçoit un salaire annuel de 4,2 millions d’euros. Il vient d’obtenir, jusqu’à sa mort, une retraite égale à la moitié de ce salaire. Il vient de toucher une « prime de départ » de 13 millions, même si son départ est singulier : il reste président du conseil d’administration, président du comité stratégique et du comité des nominations de son entreprise. Le montant de ses stock-options s’élève à 173 millions, soit 5766 années de la rémunération moyenne d’un salarié de son entreprise. Et, après avoir racheté avec succès une autre entreprise, il exige une prime de 8 millions supplémentaires. Huit petits millions, 8 minuscules millions d’euros, en sus du reste."

Jusqu’à quand ?
Mais l’indécence de certaines rémunérations patronales, que Laurence Parisot fait mine de découvrir (la présidente du MEDEF n’est jamais avare en hypocrisie), Forgeard la légitime tranquillement sur Europe 1, toujours au micro de Jean-Pierre Elkabbach, en se référant aux pratiques états-uniennes : ces malheureux patrons français, ces crève-la-faim du capitalisme international, ces mendiants en guenilles du libéralisme triomphant, seraient payés 10 % seulement de ce que palpent leurs homologues américains !

Tout est donc normal. Il n’y a pas lieu d’en parler plus que ça, comme l’a bien compris France 2, dont les pratiques en matière d’objectivité du traitement de l’information sont souvent amusantes (deux exemples, ici et ). Que présente donc le journal télévisé de la chaîne publique du 15 juin ? Un sujet de 2 minutes et 9 secondes titré EADS et la Bourse : délit d’initiés, juste avant d’enchaîner sur 4 minutes 28 de Dossier : des fraudes aux Assedic. Salauds de faux chômeurs !

Nous ne les défendrons pas ici. Mais juste une question : ceux qui se sont faits pincer, étaient-ils malhonnêtes ou incompétents ? Parce qu’il est des télescopages d’actualités qui laissent songeur. En pleine affaire Forgeard-EADS sont ainsi publiés les résultats d’une étude CSA réalisée pour le compte de la Fédération des banques alimentaires. Elle jette une lumière crue sur la paupérisation croissante des classes démunies. En France, aujourd’hui, chaque fois que dix personnes font appel aux associations simplement pour avoir de quoi manger, l’une d’entre elles est salariée. On nous fait miroiter la baisse du chômage, mais ces pauvres-là ne sont pas concernés. Ils travaillent. Sans parvenir à en manger. "C’est le constat d’un environnement social dégradé, voire délabré", constate Pierre de Poret, président de la Fédération française des banques alimentaires. Ah ? Ca dépend pour qui. Vive le modèle anglo-saxon des working poors !

Et que ces grands patrons continuent de se distribuer des fortunes. Au niveau mondial, ça donne 845 millions de personnes qui souffrent de la faim. Et une poignée de privilégiés occidentaux qui se vautrent dans l’hyper-richesse. Pour reprendre le commentaire de Céleste laissé ci-dessous, "Un être humain sur six crève la dalle." Mais ce n’est pas grave. Jusqu’ici, tout va bien.


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