Comment les inégalités économiques créent des crises et l’effondrement des sociétés
par Joseph
samedi 10 mai 2025
Nous nous baserons ici sur le livre de Peter Turchin (2024), anthropologue et professeur à l'université du Connecticut, qui a analysé les causes de l’effondrement d’une société à partir d’une base de données qui retrace pas moins de 10 000 ans d'histoire et rassemble plus de 700 sociétés, de l'Égypte ancienne à l'Amérique contemporaine, en passant par la Chine impériale et la France médiévale.
Turchin utilise dans son analyse des termes comme élite, contre-élite, surproduction d’élite et pompe à richesse qu’il convient déjà de définir.
Il entend par élite « les individus les plus riches en pouvoir social – à savoir la capacité à influencer les autres […] des détenteurs de pouvoir ».
Il entend par contre-élite les individus qui sont des aspirants à devenir des élites. Cela peut être des hauts diplômés ou encore des individus fortunés qui n’ont pas encore accès au pouvoir.
Il entend par surproduction d’élite un fait survenant « quand la demande de place de pouvoir dépasse massivement l’offre ».
Il entend par pompe à richesse le fait que la minorité des plus aisés au sein d’une société (majoritairement les élites) vont s’enrichir au détriment de la majorité, donc aboutir à une inégalité de la répartition des richesses au sein d’une société.
De plus, il ne voit pas les élites en place comme un bloc uniforme, mais bien comme un ensemble qui se subdivise en sous-ensembles, qui peuvent avoir des idées et intérêts différents, et qui peuvent rentrer en conflit les uns avec les autres.
Ainsi selon les études qu’il a réalisé à l’aide de sa base de données il aboutit à ce constat :
« Nos travaux mettent en évidence quatre facteurs structurels d’instabilité : l’appauvrissement des classes populaires, constitutive d’un potentiel de mobilisation des masses ; la surproduction d’élite, à l’origine des conflits intra-élites ; une mauvaise santé fiscale et un affaiblissement de la légitimité de l’Etat et, enfin, des facteurs géopolitiques. La concurrence et la conflictualité intra-élite forment le facteur le plus crucial, un indicateur fiable de l’imminence d’une crise. Les autres critères sont en général présents sans que leur effet soit universels. ».
De plus Turchin note bien que c’est la pompe à richesse qui entraîne une surproduction d’élite qui peut déboucher sur des conflits intra-élite :
« Le fait est que la richesse pompée des gens ordinaires vers les élites finit par entraîner une surproduction d’élite, des conflits intra-élite et, si jamais tout cela n’est pas endigué à temps, l’effondrement de l’Etat et l’éclatement de la société ».
Et comme cette pompe à richesse appauvri la masse populaire il note aussi :
« Quand le mécontentement populaire se cumule à un surnombre d’aspirant à l’élite, cela donne un cocktail des plus inflammables […] Les masses paupérisés génèrent une énergie brute, et les contre-élites fournissent l’organisation nécessaire pour la canaliser contre la classe dirigeante […] En d’autres termes, la pompe à richesse est l’un des mécanismes sociaux les plus déstabilisants que l’humanité ait connu ».
Et Turchin note aussi comme un autre facteur de crise une montée du radicalisme au sein du corps social qui est aussi la résultante de ce mécontentement.
En effet, cette pompe à richesse représente une violence qu’il convient de qualifier d’économique liée à la précarité qu’elle va engendrer. Et cette violence économique revient à une violence psychologique.
Ainsi si l’on prend l’exemple de la révolution française de 1789 à l’aide de sa grille de lecture. Les élites représentent l’aristocratie tandis que les contre-élites représentent la bourgeoisie fortunée. Ce conflit intra-élite qui a abouti au renversement de l’aristocratie s’est servie du mécontentement populaire pour arriver à ses fins. Et ce mécontentement populaire était dû à l’appauvrissement des masses, si ce n’est une masse affamée qui a traversé plusieurs époques de famine dans la période pré révolutionnaire. Et acte révolutionnaire qui a besoin d’une montée du radicalisme pour se mettre en place. Et radicalisme qui ne s’est pas arrêté en 1789 si l’on prend notamment en compte le régime de la terreur de 1793/1794.
De nos jours ce mécontentement populaire peut aussi se traduire par un vote en faveur d’une contre-élite. La victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaine de 2016 a d’ailleurs représenté une surprise stratégique pour un grand nombre de l’establishment américain. Mais pas pour Turchin qui avait vu venir la chose et qui analyse la victoire de cette contre-élite comme la résultante d’une inégalité économique antérieure croissante liée à la mise en place de cette pompe à richesse qui a notamment créé un passage des décamillionaires de 0,08 à 0,54% (presque 7 fois plus) sur la période entre 1983 et 2019 tout en appauvrissant la masse populaire. Comme il note une certaine montée du radicalisme aux Etats-Unis.
Nous notons aussi que cette pompe à richesse qui crée une surproduction d’élite et des inégalités économiques est critiqué autant par Stiglitz que d’autres économistes, que par Rawls, et pour des raisons différentes. Stiglitz voit les inégalités économiques comme un affaiblissement économique global d’une société. En d’autres termes, les inégaliés économiques entraînent une performance économique moindre d’une société. Rawls de son côté critique ces inégalités économique et appelle à les réduire dans une optique de justice. Nous rappelons en effet que pour Rawls les structures d’un système se doivent d’être justes pour aboutir à une société juste dans le but d’être au moins performante et peu productrice de tensions.
Cette pompe à richesse est un acte qui caractérise le fait que les élites ont satisfait leurs intérêts aux dépens de la masse pour aboutir à un résultat négatif pour l’ensemble de la société. Donc ici une moindre performance de l’économie globale qui engendrera du mécontentement et donc une hausse des tensions au sein d’une société que le pouvoir en place devra gérer, comme un risque d’éclatement de la société et le renversement de ce pouvoir en place par des contre-élites issus d’une surproduction d’élite crées par cette pompe à richesse. Et cet action illégitime (appauvrissement de la masse au profit d’une minorité) aboutie à des forces de résistance (mécontentement populaire pouvant être récupéré par des contre-élites, et possible éclatement de la société). On tend donc vers un rapport perdant/perdant sur le long terme.
Les études de Turchin montrent également que dans deux tiers des cas la crise va entraîner les élites dans une « mobilité descendante – les élites atterrissent dans les rangs des roturiers ». Puis dans un sixième des cas les élites se voient « ciblées pour être exterminées ». Et « dans 60% des cas les sorties de crise entraînent la mort de l’Etat » qui se voit conquis par un autre, ou fractionné en unités plus petites.
On peut noter que de nos jours où les guerres économiques font rage, cette conquête peut prendre une forme de conquête économique.
Ensuite si Turchin voit majoritairement au sein des sociétés étudiées des cycles caractérisés par des phases de prospérité puis de déclin d’intensités variables, il note aussi de rares cas où une prise de conscience a permis d’éviter ce déclin :
« Il est possible pour une classe dirigeante – ou plus précisément pour ses factions les plus prosociales – de rééquilibrer le système en arrêtant la pompe à richesse et en inversant la surproduction d’élite d’une manière relativement pacifique ».
Il prend notamment l’exemple du New Deal américain de la fin des années 30 qui permis de repartir pour une cinquantaine d’année de prospérité après une période crise (la Grande Dépression) :
« les intérêts des travailleurs et des propriétaires ont été maintenus en équilibre aux Etats-Unis, de sorte que l’inégalité globale des revenus est restée remarquablement faible ».
Cette meilleure répartition des richesses par le New Deal est un acte qui caractérise cette fois le fait que les élites où par le biais d’une action légitime qui lui coûta la perte d’un certain profit aux dépens de la masse populaire a permis à l’ensemble de la société de connaître la prospérité et la sortie d’une crise de manière pacifique. Elites et masse populaire ont donc réalisé un rapport gagnant/gagnant sur le long terme.
Mais il apparait aussi que le meilleur moyen de contrôler une population est au moins d’améliorer ses conditions de vie par le biais d’une juste répartition des richesses dans le but d’éviter les crises et une possible chute du pouvoir ou de cette société. Mais aussi de participer à rendre l’économie de cette société prospère et compétitive.
Et ce New Deal n’est pas une exception de sortie de crise, il en est la règle. Selon les études de Turchin les sorties de crises se sont toujours faites à l’aide de l’inversion de cette pompe à richesse. D’autres facteurs ont pu intervenir mais ils restent mineurs selon lui, et toujours en association avec cette inversion de pompe à richesse.
En d’autres termes, et toujours selon ces études, ces sorties de crises se sont toujours faites par des « réformes institutionnelles ou politiques » qui ont instaurées une meilleure « justice sociale ».
Nous soulignons donc ici le côté néfaste d’une inégalité économique qui est un facteur majeur de crise au sein d’une société. Et côté néfaste déjà relevé par d’autres auteurs pour des raisons en partie différentes mais au final complémentaires et concordantes.
Le point de vue n'est pas tellement morale mais aussi stratégique dans le but d'avoir une Nation forte et prospère dans le but d'être compétitive et résiliente à tout ce qu'elle doit faire face, et d'autant plus dans le contexte d'une mondialisation en perpétuelle mutation.
Mais la question que l’on peut maintenant se poser est de savoir pourquoi ces exemples de résolution pacifique pour éviter un déclin ne furent pratiqués que de rares fois au cours de l’histoire ?
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Cet article est une version abrégée et adaptée d’un chapitre de mon livre sur l’étude des causes de la violence et protégé par droit d’auteur. Il apporte notamment des éléments de réponses à la dernière question posée.