L’Islam va mal ?
par Patrick Adam
mardi 7 février 2006
Ça y est... On y est donc arrivé, à ce conflit de civilisation dont l’imminence était patente depuis les attentats du 11 septembre et devant lequel les porteurs de valises idéologiques, qui passent leur temps à donner des leçons de morale à l’histoire, nous disaient régulièrement : « Circulez, y a rien à voir », malgré d’horribles joyeusetés qui, entre autres, ont eu nom Théo Van Gogh.
Fallait-il être aveugle pour ne pas voir dans la liesse populaire à peine voilée qui a secoué alors une bonne partie des masses musulmanes en voyant s’écrouler un symbole de l’Amérique honnie, une simple manifestation d’humeur passagère ou de défoulement ? Fallait-il être irresponsable pour laisser se colporter dans les cafés du Maroc, d’Indonésie ou de Barbès, que les Juifs avaient été avertis du crash sur les tours du World Trade Center et qu’ils ne s’étaient pas rendus à leur travail ce matin-là ? Fallait-il être dangereusement inconscient, pour chercher des excuses à l’apologie de la haine et au refus de l’autre, ouvertement revendiqués par des prêcheurs ignares mais au verbe haut et à la barbe réglementaire ? Fallait-il être faussement naïf pour aller chercher dans des Andalousies mythiques les leçons d’un humanisme que le monde n’a façonné que bien plus tard, dans l’Europe des Lumières ? Fallait-il être sot pour parler de tolérance avec des gens qui ne rêvent que de lui tordre le cou ?
Et c’est à un journal populaire (France-Soir) que revient l’honneur de laver la souillure d’intellectuels englués depuis des années dans des compromissions de plus en plus sordides.
Quel plaisir de lire enfin dans les colonnes de ce titre bien souvent raillé par les gardiens du temple de l’information que sont Le Monde et Libération : « Non, nous ne nous excuserons jamais d’être libres de parler, de penser, de croire ... Puisque ces docteurs autoproclamés de la foi en font une question de principe, il faut être ferme. Clamons-le autant qu’il le sera nécessaire, on a le droit de caricaturer Mahomet, Jésus, Bouddha, Yahvé et toutes les déclinaisons du théisme. Cela s’appelle la liberté d’expression dans un pays laïque ».
Un grand merci ! Il était temps. Comme il est temps désormais de s’engouffrer dans la brèche au plus vite, et d’avoir le courage de dire haut et fort qu’au vu de l’image qu’il donne au reste de l’humanité, l’islam se porte plutôt mal aujourd’hui. Ce n’est pas une insulte, mais une sombre constatation. Et ce n’est pas la pâle figure de ceux qui tiennent, contre vents et marées, le gouvernail brinquebalant de la Grande Mosquée de Paris qui parviendra à relooker la bête, pas plus que Tarik Ramadan qui n’a guère que son sourire pour référentiel philosophique.
D’autant que le phénomène n’est pas nouveau. Bien avant les épisodes coloniaux douloureux, mais trop commodes pour éviter de mettre le doigt là où ça fait mal, l’islam s’est replié sur ses certitudes (à moins que ce ne soit sur ses doutes qui, à l’aube de ce qu’il est convenu d’appeler les Temps Modernes, devenaient trop criants). Il a alors définitivement « refermé la porte » de la réflexion et du savoir. Celle de l’itjihad.
C’était il y a plus de cinq cents ans... Remontant aux sources de la pensée coranique originelle, la connaissance ne pouvait désormais se concevoir qu’en Dieu seul et en sa parole sacrée ; toute velléité de pensée libre se devant d’être encadrée par des docteurs reconnus ou affiliés.
Ainsi, alors que l’Occident découvrait l’Amérique, puis les cinq continents, avant de mettre le pied sur l’Himalaya et sur la Lune, qu’il publiait Montaigne, Cervantès, Shakespeare, Voltaire, Montesquieu, Goethe, Lord Byron, Dostoïevski, Victor Hugo, Freud, Sartre... l’Orient s’est délibérément enfermé dans des querelles théologiques stériles, ravalant le concept de raisonnement à des pratiques portant atteinte à l’intégrité physique des mouches.
L’islam va mal. Et ça fait des siècles que ça dure. Les causes en sont multiples et s’il existe des éléments extérieurs qui peuvent parfois éclairer quelques aspects de ce malaise, il en est de bien plus graves qu’il convient de chercher à l’intérieur même de la communauté musulmane car, faute de s’être suffisamment structurée au fil des siècles, elle a assujetti ses ouailles aux pires servilités, en donnant la parole à des hâbleurs incultes prêts à toutes les bassesses intellectuelles pour asséner à des peuples privés de libre-arbitre les vérités les plus crétinisantes.
Oui l’islam va mal, et de ce fait, il fait souffrir le monde. Il refuse un aggiornamento que d’autres religions ont été contraintes de pratiquer, au fil du temps, pour ne pas se couper de l’évolution naturelle et rationnelle du monde, tant sur le plan scientifique que sur le plan sociologique ou moral.
La question que doit se poser dorénavant l’Occident n’est pas tant de savoir si l’islam peut ou non évoluer - c’est aux musulmans qu’appartient la réponse - que de savoir tracer au plus tôt les frontières de n’inacceptable où, qu’on le veuille ou non, se situera de façon formelle le clivage des civilisations, à moins qu’on ne préfère la confrontation sanglante.
Frontières du hijab, le voile islamique qui a déstabilisé inutilement la société française durant plusieurs décennies. Frontière du jihad dont le concept est manipulé par ceux qui ne savent pas choisir entre un combat moral sur soi-même et un tir de Kalachnikov. Frontière du haram (l’illicite) de plus en plus ouvertement revendiquée par les communautaristes. Frontière d’une éducation basée sur des valeurs machistes, xénophobes et déresponsabilisatrices. Frontière du Hamas terroriste. Frontière de l’Iran nucléarisé. Frontière de la Turquie qui avance masquée dès qu’il s’agit des Droits de l’homme (et de la femme). Frontière de la colonisation syrienne au Liban. Frontière d’une Algérie dégoulinant de sang. Frontière d’un Soudan déshumanisé. Frontières des télévisions de la haine et de l’antisémitisme déclarés que sont Al Jazira ou Al Arabia. Frontière de l’inculturation professée en valeur morale.
Devant l’impossibilité d’appréhender le monde dans sa globalité, les pères de la sagesse grecque avaient eu la finesse de tracer une frontière entre le monde connu et le monde inconnu, l’oikouméné. Utile précaution qui leur a évité les naufrages intellectuels que n’ont pas manqué de connaître des peuples moins avisés, tout en favorisant l’imaginaire de ses navigateurs, de ses philosophes et de ses poètes.
A leur exemple, il convient aujourd’hui de délimiter une nouvelle frontière entre le rationnel et l’irrationnel, pas pour combattre l’irrationnel, puisqu’il n’est après tout qu’un dérivatif tout aussi commode qu’un autre, mais pour l’empêcher d’empiéter de façon coercitive dans le monde de la logique et de la raison ; une raison passionnément européenne et dont l’arbre, quoi qu’on veuille bien en penser, a porté et porte encore des fruits plus savoureux que ceux dûment estampillés du label d’un Eden primordial depuis longtemps enfoui sous les sables du désert...