La fin du leadership régional arabe ?
par Khalifa Chater
lundi 19 décembre 2005
En tant qu’espace, l’aire arabe est une entité géopolitique, c’est-à-dire « un terrain de manoeuvres » des acteurs et « un enjeu » stratégique important. Or le séisme irakien a redimensionné les acteurs arabes du Moyen-Orient, redessiné la carte géopolitique. Il inscrit, dans les faits, la fin du leadership régional.
Dans un souci de d’affranchir notre approche de toute tutelle idéologique, nous avons préféré utiliser l’expression aire arabe plutôt que monde arabe. Tout en reconnaissant l’importance du tissu relationnel arabe (langue et culture, mémoire historique, cause palestinienne commune, identification de l’autre), nous avons préféré, dans un souci de prise en compte de l’état de l’opinion et des establishments et de réactualisation de la pensée politique arabe, dégager le terrain de la recherche des concepts idéologiques sérieusement mis à l’épreuve par les guerres du Golfe successives, de 1990 à nos jours. Fin du nassérisme et du Baath... les utopies n’ont pas pu transgresser les pesanteurs de la réalité. La solidarité, affirmée comme un absolu, a pris désormais une dimension réaliste, faisant valoir les intérêts bien compris des différents États[1].
En tant qu’espace, l’aire arabe est, bien entendu, une entité géopolitique, c’est-à-dire « un terrain de manoeuvre de la puissance locale, régionale et mondiale », et « un enjeu pour le contrôle des voies stratégiques, de ressources vitales, mais aussi de territoires ou de lieux symboliques[2] ». Or le séisme irakien a redimensionné les acteurs arabes du Moyen-Orient, redessiné la carte géopolitique, par un rééquilibrage des pôles, en relation avec le nouvel état des rapports de forces dans la région. Fait d’évidence, il inscrit, dans les faits, la fin du leadership régional. Est-ce que tous les acteurs arabes ont pris la juste mesure de cette donne, qui doit annoncer, après la fin de la « guerre froide arabe », l’aire du partenariat multilatéral ?
Le leadership américain ? « Vassalisation » du Moyen-Orient, l’expression est certes bien excessive ! Mais la nouvelle donne fait valoir la présence américaine sur la scène, comme acteur dominant, sinon exclusif. En tant que tel, il entretient un réseau d’alliances, privilégiant des partenaires qu’il associe dans la réalisation de sa stratégie. Notre analyse doit rappeler cette identification américaine de la « carte des alliances » et des pôles de suspicion, essentiellement la Syrie et l’Iran. Dans cette vision dichotomique, il n’y a pas de place à une aire d’indifférence. Mais la hiérarchisation des alliances change selon le contexte, les nécessités de la stratégie, sinon les états d’âme conjoncturels. Rappelons que les États-Unis avaient tenu à associer, dans leur première guerre contre l’Irak, leurs alliés traditionnels, l’Arabie saoudite et l‘Égypte, élargissant même la coalition à la Syrie, jadis réfractaire au jeu politique américain. Ils ont, en revanche, privilégié, au cours de la seconde guerre contre l’Irak, le recours aux pays du Golfe et à la Jordanie. Ce changement de partenaires, qui s’explique aussi par les réserves des alliés de la première expédition, révèle de nouvelles options. Et d’ailleurs, la guerre d’Irak avait, entre autres objectifs, le choix du « nouvel Irak » comme partenaire privilégié sur la scène moyen-orientale. Ses gisements pétroliers, sa richesse agricole, et aussi son poids démographique permettaient de compenser et/ou de compléter les atouts des ressources pétrolières de l’Arabie et démographiques de l’Égypte, permettant par ailleurs de consolider et de développer le réseau des alliances et de le hiérarchiser, selon le besoin. Le déroulement des événements devait, certes, conduire à une révision des prétentions utopiques du scénario et faire valoir une option plus réaliste, dans un système d’alliance différentielle conjoncturelle.
Il faut donc tenir compte des rapports de forces qu’il induit, réagir en conséquence et définir les stratégies nationales, en fonction de la conjoncture. Loin de « l’œil du cyclone », le Maghreb échappe à ce mode de traitement du Moyen-Orient. Le règlement du contentieux américano-lybien met à l’ordre du jour l’établissement de relations « apaisées ».
Palestine, les armes de la paix : Le retrait de Sharon du Likoud semble mettre à l’ordre du jour une nouvelle donne. Est-ce que « L’homme de guerre », le faucon, souhaite changer son fusil d’épaule, voire se convertir en « colombe » ? Il a, vraisemblablement, admis comme une évidence la nécessité de reconnaître le fait palestinien, pour assurer la sécurité d’Israël, créer les conditions de son intégration dans son environnement, à l’heure de la mondialisation. Mais ses vues idéologiques doivent subir une sérieuse révision. La situation sur le terrain et les recommandations américaines - résultat d’une appréciation pragmatique de l’importance de l’enjeu palestinien dans l’aire arabe et le monde musulman - peuvent le convaincre d’adopter cette « raison d’État ». Du côté palestinien, la prise de position de Mahmoud Abbas est courageuse, dans la mesure où l’arrêt de l’Intifada a lieu, sans garanties politiques. Reconnaissons cependant que la Palestine ne peut faire de concessions qui alièneraient le recouvrement de sa souveraineté. C’est dire la marge de manœuvre limitée de Mahmoud Abbas. Israël doit reconnaître cette réalité. Est-ce que ces protagonistes, épuisés par une longue guerre d’usure, ne sont pas condamnés à s’entendre, pour signer une paix de braves, restaurant la souveraineté de la Palestine et libérant Israël de son péché originel d’État colonial anachronique ? Faut-il sous-estimer les dividendes de la paix, d’abord pour les protagonistes, et pour l’ensemble de l’aire ? N’oublions pas que les précédentes négociations en présence du président Clinton et les « négociations » de Bellin et Rabbo, agissant en « explorateurs » non officiels, ont précisé les enjeux territoriaux. Une volonté politique peut finaliser l’accord, en faveur de cette « éclaircie ».
La recomposition du paysage politique : Les faits majeurs qui ont eu lieu au Moyen-Orient mettent un point final aux concepts désormais désuets du « croissant fertile » et de la « Grande Syrie ». Par contre, on enregistre l’émergence d’un arc chiite susceptible de remettre en question les équilibres fondateurs de la géopolitique arabe. Est-ce la fin annoncée de l’État-nation, et le retour au système ottoman, fondé sur une prise en compte des ethnies, sous la suzeraineté de la Sublime Porte ? Il serait hasardeux d’expliquer le présent par le recours à des catégories conceptuelles d’un passé révolu. Redistribution des cartes, ou reconfiguration géopolitique, comment définir alors les mutations actuelles du Moyen-Orient et leurs conséquences attendues et d’abord en Syrie ? Est-ce à dire que le sort de l’Irak et de la Syrie - des deux républiques sœurs, façonnées par l’idéologie du Baath, érigé en parti unique et totalitaire- est scellé ? Nous ne le pensons pas. L’idéal unitaire a été, en effet, mis en échec par la praxis politique, expression des intérêts divergents et des options des dirigeants. La démarcation des réseaux d’alliances, conjoncturels sinon contre nature, au cours des différentes guerres du Golfe, explique le jeu concurrentiel des deux régimes. Cela relève désormais de l’histoire lointaine. Au sud de la vallée du Nil, les événements du Darfour ne pouvaient que fragiliser le régime et susciter une intervention extérieure.
Les événements récents du Liban - une guerre civile larvée, la fragilité du pouvoir ethno-religieux de l’Irak, sous tutelle effective, et leurs conséquences prévisibles sur la scène arabo-musulmane, et les bruits de bottes contre la Syrie et de l’Iran annoncent une montée des périls. Tirant profit des ressentiments arabes, exploitant les alliances - fussent-elles contre nature, avec les pouvoirs hégémoniques soucieux de se procurer de nouvelles cartes d’intervention, l’extrémisme passéiste fait valoir le repli et les solutions de nostalgie. Les succès relatifs des frères musulmans, durant les dernières élections égyptiennes, suscitent des inquiétudes. Colère, ressentiment et désespoir, dans cette situation de tous les dangers, les scénarios de dérive ne peuvent être exclus. Le ressaisissement des États du Moyen-Orient, par une prise de distance par rapport au pouvoir hégémonique, leur mobilisation en faveur de la promotion et du développement, et leur engagement en faveur de programmes audacieux de progrès, de réformes, peuvent assainir l’environnement et redimensionner les partisans des solutions rétrogrades.
Conclusion : Plus de jokers, plus de leadership, la nouvelle donne limite désormais la marge de manœuvre des différents acteurs. Les manœuvres théâtrales ne doivent pas nous induire en erreur. Comment faire face aux défis de la conjoncture, dans cette aire arabe, « un espace de solidarité » qu’on ne peut réduire à sa simple expression géographique ? Fin des utopies, est-ce que l’épreuve actuelle fait valoir désormais la gestion réaliste des affaires, la prise en compte des rapports de forces, et la mise à jour d’une stratégie de la reprise de l’initiative, fondée sur une dynamique de progrès, de réformes et de développement globale ? Peut-on rêver lucidement d’une libération des pesanteurs du passé, pour réussir cette confrontation avec les dures réalités du présent ? Ceci implique une analyse critique de la condition arabe.
Professeur Khalifa Chater
[1]- J’avais écrit, en 1991, après l’occupation du Koweït -acte grave, tragique et désastreux - et la formation de la coalition contre l’Irak, que les États arabes ont « ôté le masque ». Ils assument désormais plus franchement leur liberté de manœuvre. Il était d’ailleurs temps qu’ils abandonnent le discours hâtif du consensus, pour élaborer des compromis réalistes, face aux défis.
[2] - Voir Alexandre Defay, Géopolitique du Proche-Orient, Puf, Que Sais-je ?, Paris, 2003, pp. 5.