Le Dauphin retrouvé : Karl-Wilhelm Naundorff, le mystère de Louis XVII

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
jeudi 15 mai 2025

Dans les rues animées, sous la Monarchie de Juillet, un homme au pas mesuré et à l'allure royale, les traits creusés par des années d’errance, murmure un secret qui ébranle les cours d’Europe : il serait Louis XVII, l’enfant arraché à la prison du Temple. Karl-Wilhelm Naundorff, horloger prussien, porte en lui l’espoir d’une couronne perdue. Entre serments fervents et doutes tenaces, son histoire tisse un mystère où vérité et illusion s’entrelacent. Qui était cet inconnu qui osa défier l’Histoire ?

 

Un prétendant surgi de l’ombre

Le vent glacé de Berlin, en 1810, fouette les joues d’un jeune horloger discret, Karl-Wilhelm Naundorff. Dans une chambre exiguë, où l’odeur de l’huile et du métal des mécanismes se mêle à celle du bois humide, il confesse à un officier prussien un secret inouï : il est Louis-Charles, duc de Normandie, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, évadé du Temple en 1795. Ses premiers mots, rapportés dans une lettre du conseiller Le Coq, résonnent comme un défi : "Je suis le dauphin et je viens réclamer mon nom". Cette audace, dans une Europe encore hantée par la Révolution, attire l’attention et la suspicion.

 

 

Naundorff n’est pas un inconnu sans passé. Les archives de Spandau, où il épouse Jeanne Einert en 1818, décrivent un homme cultivé, à l’accent étranger, mais doté d’une connaissance troublante des usages de la cour de Versailles. Agathe de Rambaud, ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette, le rencontre à Paris en 1833 et fond en larmes : "C’est lui, c’est mon petit prince", aurait-elle murmuré, brandissant un habit bleu ciel de l’enfant royal, que Naundorff décrit avec une précision déconcertante. Étienne de Joly, dernier ministre de la Justice de Louis XVI, et Jean Brémond, secrétaire privé du roi, affirment eux aussi reconnaître en lui le dauphin, citant des souvenirs intimes de la cour qu’un imposteur, disent-ils, ne pourrait connaître.

Pourtant, Naundorff n’est pas un prince en exil drapé de velours. Il arrive à Paris en 1833 "sans souliers, sans chemise et sans bas", selon un rapport de police. Cette misère, loin de le discréditer, renforce sa légende : n’est-ce pas le destin d’un enfant traqué, caché pendant des décennies ? Ses partisans, des légitimistes nostalgiques, forment autour de lui une cour improvisée, où l’on chuchote des récits d’évasion rocambolesques : un cercueil vide, un enfant muet substitué dans la geôle du Temple. Une lettre, prétendument écrite par Laurent, gardien du Temple, en 1794, soutient cette thèse : "Le dauphin est dans les combles, un autre prend sa place". Si ce document, publié en 1833, est jugé douteux par certains, il alimente la ferveur des "survivantistes".

 

 

La quête d’une reconnaissance royale

À Paris, sous les toits gris et les cheminées fumantes, Naundorff tisse sa légende. En 1831, La Gazette de Leipzig annonce la présence à Crossen d’un "Louis-Charles, duc de Normandie", nouvelle relayée par Le Constitutionnel à Paris. Ce coup d’éclat, loin d’être anodin, attire des partisans comme François Albouys, avocat de Cahors, qui héberge Naundorff chez son frère. Là, l’horloger prussien se métamorphose en prince : il nomme des aides de camp, rédige des proclamations, et publie en 1831 Les Mémoires du duc de Normandie, où il narre son évasion du Temple dans un style vibrant : "Caché dans un panier de linge, j’ai vu la mort de près, mais la providence m’a guidé". Ce texte, bien que romancé, impressionne par sa richesse de détails sur la cour de Versailles.

Les témoignages s’accumulent. La marquise de Broglio-Solari, attachée à Marie-Antoinette, affirme en 1834 : "Ses gestes, sa voix, tout en lui rappelle l’enfant que j’ai servi". Naundorff, avec un aplomb remarquable, répond aux questions sur des anecdotes privées : les jeux du dauphin aux Tuileries, les habitudes de la reine. Une rumeur, non vérifiée, suggère qu’il aurait été domestique d’Élisabeth Vigée Le Brun, peintre de Marie-Antoinette, à Vienne vers 1793, apprenant ainsi les secrets de la cour. Cette hypothèse, bien que séduisante, reste fragile, car aucune trace écrite ne la corrobore.

Mais la duchesse d’Angoulême, sœur de Louis XVII, reste de marbre. En 1834, Morel, secrétaire de Naundorff, tente en vain de la rencontrer à Prague. Une lettre de Morel, conservée aux archives de Vienne, rapporte son refus : "Elle dit avoir des preuves de la mort de son frère". Ce rejet, pour les partisans de Naundorff, n’est qu’un paravent : la duchesse, traumatisée par la Révolution, craindrait de rouvrir une plaie. Pourtant, ce silence pèse lourd. Naundorff, poussé par Morel, va trop loin en 1836 : il lance une assignation en héritage contre Charles X, en exil depuis 1830, et la duchesse, provoquant un scandale. Arrêté le 15 juin, il est emprisonné, et 202 pièces de son dossier, censées prouver son identité, sont saisies. Libéré, il est expulsé vers l’Angleterre, où il continue de clamer :" Je suis le roi et l’histoire me rendra justice".

 

Les arguments contre Naundorff

Les détracteurs de Naundorff brandissent des arguments cinglants, à commencer par son passé trouble. En 1825, il est condamné en Prusse pour faux-monnayage, un crime qui entache sa crédibilité. Un rapport prussien de 1824 le décrit comme "un aventurier rusé, à l’éloquence suspecte". Son passeport, présenté à Berlin en 1810, indique une naissance à Weimar et un âge de 43 ans, alors qu’il semble n’avoir qu’une vingtaine d’années. Cette incohérence, pour beaucoup, trahit un imposteur habile, manipulant des documents falsifiés. De plus, Naundorff parle mal le français, un détail troublant pour un prétendu prince élevé à Versailles.

Le coup de grâce semble venir de la science. En 1998, des analyses ADN, menées par les universités de Louvain et de Nantes, comparent des cheveux et un humérus de Naundorff à l’ADN mitochondrial de descendants de Marie-Caroline d’Autriche, sœur de Marie-Antoinette. Le verdict est sans appel : aucun lien de parenté. En 1999, l’analyse du cœur de l’enfant mort au Temple, conservé à Saint-Denis, confirme sa parenté avec Marie-Antoinette, suggérant que Louis XVII est bien mort en 1795. Ces résultats semblent clore le débat. Pourtant, les « naundorffistes » contestent : le cœur, disent-ils, pourrait être celui de Louis-Joseph, frère aîné du dauphin, mort en 1789. Cette hypothèse, bien que séduisante, est infirmée par les archives, qui attestent que le cœur de Louis-Joseph fut embaumé, contrairement à celui de Louis XVII, conservé dans l’alcool.

 

 

Ces objections scientifiques, bien que solides, ne dissipent pas toutes les zones d’ombre. Les analyses ADN des années 1990 reposent sur des échantillons prélevés en 1950, dont la chaîne de conservation est incertaine. Un descendant canadien de Naundorff, en 2006, affirme : "Les cheveux testés ne sont pas les siens ; ceux du vrai Louis XVII sont à Nijmegen". De plus, les témoignages de l’époque, comme celui d’Agathe de Rambaud, pèsent lourd face aux froideurs des laboratoires. Les sceptiques, eux, rétorquent que la mémoire des témoins, trente ans après la Révolution, pouvait être altérée, ou que Naundorff, par un talent d’observation, aurait su les manipuler.

 

 

Naundorff, roi sans couronne

 

 

Exilé en Hollande, Naundorff ne renonce pas. À Delft, où l’air salin des canaux imprègne les ateliers, il se réinvente en pyrotechnicien, mettant au point la "bombe Bourbon", utilisée jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il meurt le 10 août 1845, peut-être empoisonné, selon une rumeur non confirmée. Sa tombe, à Delft, porte une épitaphe audacieuse : "Ci-gît Louis XVII, roi de France et de Navarre, né à Versailles le 27 mars 1785". Ses huit enfants, portant le nom de Bourbon, accordé par les Pays-Bas, perpétuent sa cause. Après sa mort, Karl-Wilhelm Naundorff fut reconnu comme le fils de Louis XVI par les autorités hollandaises.

 

 

Les archives regorgent de traces de cette quête posthume. En 1874, Jules Favre, avocat des héritiers Naundorff, révèle un détail troublant : en 1795, des inconnus auraient cherché à l’Hôtel-Dieu un enfant ressemblant au dauphin pour une substitution, un "miracle" rapporté par La Gazette des hôpitaux. Ce récit, bien que fascinant, reste anecdotique sans preuves solides. En 1943, une analyse capillaire, commandée par un historien, conclut à une similitude entre les cheveux de Naundorff et ceux du dauphin, mais une seconde expertise, en 1951, infirme ce résultat, soulignant la banalité de la caractéristique observée.

Aujourd’hui, le mystère de Naundorff persiste, entretenu par ses descendants, les "naundorffistes", qui, en 2014, publient une analyse ADN controversée, suggérant un lien avec les Bourbons. Si la science penche contre lui, l’histoire, elle, hésite. Naundorff était-il un génie de l’imposture ou un prince déchu ? Dans les ruelles de Delft, où sa tombe défie le temps, une voix semble encore murmurer : "Je suis le dauphin et nul ne m’ôtera mon nom".


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