Rosetta s’en est allée : Émilie Dequenne (1981-2025)

par Vincent Delaury
mardi 18 mars 2025

Feu Émilie Dequenne (29 août 1981, Relœil, Belgique - 16 mars 2025, Villejuif, France), on la savait malade, mais quel coup de tonnerre. Mort foudroyante. L'actrice avait révélé en octobre 2023 être atteinte d'un corticosurrénalome – cancer rare du système endocrinien –, diagnostiqué deux mois auparavant et qui la tenait éloignée des plateaux de tournage depuis. Avant son décès, la comédienne, mère de Milla (Savarese, également actrice et artiste), sa fille unique (22 ans), avait passé plusieurs jours en soins palliatifs à l'hôpital Gustave Roussy, en banlieue parisienne (Val-de-Marne, 94). « Je voyais mon médecin pour vérifier l’avancée du traitement, et il se trouve que, malheureusement, ça n’avance pas bien. Au fond de moi, je sais pertinemment que je ne vivrai pas aussi longtemps que prévu. (…) Je n’ai que 43 ans. Moi, j’ai toujours rêvé de vivre jusqu’à au moins 80 ans et m’endormir définitivement dans mon sommeil. Ça, c’est ce que je demande  », avait-elle déclaré, dans une dernière apparition télé, en décembre 2024, se confiant une dernière fois, de manière publique, sur sa maladie à la télévision (elle s'y était montrée courageuse et bouleversante), auprès d'Audrey Crespo-Mara, dans l’émission Sept à huit sur TF1.

La regrettée Émilie Dequenne, par ©P. Quaisse

Carrière démarrée en trombe

Rosetta (1999), bien sûr : Prix d’interprétation féminine et Palme d’or à Cannes, décernée à l’unanimité (président du jury : David Cronenberg), au nez et à la barbe de Tout sur ma mère de Pedro Almodóvar, davantage calibré « film de festival », que tout le monde attendait, on aura connu pire démarrage ! Une fille simple (18 ans). Une fille nature, rebelle. Une épiphanie… brute. Sans chichis. Montrer le monde du travail, avec réalisme, loin des paillettes. On pense à Cassavetes. Le film fut taxé par certains de « misérabilisme ». Foutaise, c'est vraiment ne rien connaître à la machine à broyer que peut être le monde du travail, au-delà de son aspect lisse (la bienséance de façade ; on peut te virer avec le sourire, « à l’américaine »).

Émilie Dequenne rentre dans le plan, comme Par accident (2015). Scène (forte) de travail à l'usine, filmée caméra à l’épaule, se concluant par un licenciement qui tourne mal. La panade. S’effondrer. Se relever, vaille que vaille. Déclassée, déplacée, elle voudrait une vie « normale », Elle, pourtant, comme les autres, parmi eux, c’est tout ce qu’elle demande. La Dardenne’s Touch, ou « patte Dardenne » qui marque les esprits. La Belgique, en force ! Puis, la force de l’art. À perdre la raison (2012, par un réalisateur belge solide, Joachim Lafosse, qui fera Les Intranquilles, film remarquable, quelques années plus tard). Un jeune couple en crise, qui n’a plus la frite. Mariées mais pas trop (2003), quoi. La joie des débuts, la découverte, la projection. Puis le dur « métier » (de vie) de couple, pas toujours un long fleuve tranquille…

Comme un air de film de vacances, Jean-Pierre Bacri (Jacques Gaultier), Émilie Dequenne (Laura) et Jacques Frantz (Ralph) dans « Une femme de ménage », 2002, signé Claude Berri

Deux ou trois films que je sais d’elle 

De sa filmographie, assez brève (mort précoce oblige, mais tout de même une quarantaine de longs à son actif, sans oublier un peu de télé et du théâtre), je retiens encore, et particulièrement, trois films.

« Les Hommes du feu » (2017) de Pierre Jolivet, avec Roschdy Zem et Émilie Dequenne

Les Hommes du feu (2017, Pierre Jolivet), ou toujours le monde du travail dans le champ, après la bombe naturaliste Rosetta, mais cette fois-ci, du côté des pompiers, dans le Sud de la France, partageant l'écran avec le charismatique Roschdy Zem (au cinéma car, au théâtre, il est encore léger). Émilie, alias Bénédicte, adjudant-chef dans une caserne de pompiers, s'y montre attachante (certains moments peuvent même faire penser, avec le recul, à Titane, au feu les pompiers, qui viendra plus tard), elle doit affronter, pêle-mêle, suite à une enquête administrative la plombant parce qu'elle est restée inactive et maladroite sur le terrain, l'hostilité d'une partie de ses collègues, machistes (le titre du film est d'ailleurs explicite), puis feu de garrigue, accouchement imminent, émeute urbaine, violence conjugale, suicide. Pompier, ça peut vraiment pomper une existence, au-delà de l'aspect sexy de l'uniforme.

Émilie, jolie fabulatrice, la fille du RER D...

En souvenir également, La Fille du RER (2009, André Téchiné, inspiré d'une histoire vraie, de 2004, avec Deneuve et Michel Blanc), c'est une fille mythomane (Jeanne/Émilie) qui s'invente une agression antisémite dans le RER D, et bientôt la politique, sans prendre le temps de vérifier ses sources, s’en mêle, surjouant l’indignation, on connaît la chanson. Le film reste quelque peu en surface, ne creusant pas trop, ce n'est pas le meilleur des Téchiné, mais, après tout, il colle à son personnage opaque. Coquille vide ? Volonté chez elle du quart d'heure de célébrité warholienne mondiale ? Envie d'être victimisée pour qu'enfin on l'aime ? Et, question métacinéma, l'acting comme mythomanie à répétition et mensonge autorisé dans le champ social ? Mystère. C’est en tout cas un film du temps présent, oscillant, tel un piège en eaux troubles de banlieue, entre morne plaine du quotidien gris et mirages de la célébrité, alimentée par la danse des médias insatiables, fantasmée.

Portrait du cinéaste et producteur Claude Berri (1934-2009), réalisateur d’« Une femme de ménage » (2002, avec Émilie Dequenne), d’après le roman de Christian Oster. ©Photo polaroid VD, Salon du Livre, Paris, le 21 avril 2004

Puis, last but not least, il y a ce beau film, avec feu Jean-Pierre Bacri (1951-2021), qu’il nous manque (son humanité en alerte), Une femme de ménage (2002, seulement 85 mn, film vu, me concernant, par hasard, un soir de mai 2020 sur Chérie 25, et rediffusé hier soir, en prime time, sur la 3, pour rendre hommage à la jeune actrice trop tôt disparue) de Claude Berri (1934-2009). Cinéaste étonnant, souvent ses « petits films » (je pense aussi à Un moment d’égarement, 1977, qui connaîtra un remake au titre éponyme, moins bien, en 2015) sont meilleurs que ses grosses machines (GerminalUranusLucie Aubrac) - bon, entorse à la règle, je mets à part Jean de Florette/Manon des sources (1986) parce que j’adore ce diptyque pagnolesque, au soleil… noir, pastoral et tragique.

Émilie Dequenne est « Une femme de ménage », 2002, chez Claude Berri

L’histoire est simplissime, proche du roman-photo : un quinquagénaire usé (Bacri), célibataire depuis quelques mois (blasé, il ne croit plus aux feux de l’amour !), décide de prendre pour femme de ménage une jeune Parisienne, Laura, Pas son genre (2014) de prime abord. Tout les oppose culturellement : elle (Laura/Émilie) a des goûts simples, populaires, elle aime le rap, alors que lui (Jacques, bougon mais s’intéressant malgré tout à elle, à la jeunesse, afin de mieux la comprendre), ingénieur du son de métier, aime la musique classique et le jazz. Bientôt, néanmoins, une liaison naît entre eux (Je ne rêve que de vous (2019), pourrait-il même lui glisser au creux de l'oreille, même s'il se garde bien, chat échaudé craint l'eau froide, de se montrer trop épris d'elle), ils décident même de partir en vacances. Sur une plage de Bretagne, du côté de Quiberon, on la prend, chute finale, pour sa fille, à cause de la différence d’âge manifeste. Bacri, comme à son habitude, y joue remarquablement bien (plein d’états d’âme passent sur son visage chiffonné, entre désenchantement et illumination, simplicité et authenticité). C’est truffé de non-dits, de silences, le charme opère entre eux deux, et bientôt... trois, voire quatre. Eh oui, la sémillante Laura s’éprend, sur place, d’un jeune type, Julien, plus en accord avec son parfum de jeunesse (soif de découvertes estivales et d'enfantillages), et Jacques (le jaloux !), de son côté, plus plan-plan, s’aperçoit soudain que la mère de Julien, une certaine Hélène, a du répondant et du charme (c’est d’ailleurs elle qui, sur le sable fin, avait pris Jacques pour le père de Laura). Alors, ce Jacques, pour (re)faire sa vie, hésite entre la mature Hélène et la p'tite jeune au cœur volage, Laura. La suite ? C’est alors la fin du film. Fin ouverte, mais sans illusions. On dirait du Rohmer, mais grand public. Ce n'est certainement pas un grand film, mais c'est un beau petit film, une comédie douce-amère sans prétention qui a du cœur (on a tous en nous quelque chose de Bacri), et c'est déjà beaucoup.

Jacques Frantz (Ralph), le peintre des poules !, et Émilie Dequenne (Laura), nouvelle femme de ménage de Jacques (Bacri), dans « Une femme de ménage » (2002) de Claude Berri

Puis, cerise sur le gâteau, au beau milieu de ce « film de vacances », il y a cette séquence cocasse, en bord de mer, lorsque le couple Bacri-Duquenne discutaille avec Ralph (campé placidement par l'excellent Jacques Frantz), un vieil ami de Jacques, le célibataire endurci, qui, pépère, ne peint que des volailles (des petits poulets de Brest !), légère fixette, donc. Gentiment, Laura lui demande, en découvrant son atelier-maison modeste, après qu'ils aient tous trois déjeuné ensemble, à la bonne franquette (Bacri s'y ennuie) : « Ah, vous êtes un peintre ? » Et le bon vivant, peintre de poules pondeuses à ses heures perdues, de répondre (grosso modo) illico : « Oh, je suis peintre du dimanche qui peint toute la semaine. » Ça, c'est du dialogue, à la Audiard, ma poule ! Après tout, il est possible d'aimer un film, comme « du dimanche », pour seulement un ou deux détails.

Jean-Pierre Bacri et Émilie Dequenne, dans « Une femme de ménage »

Grande dame, grande âme, que cette rafraîchissante Émilie Dequenne, désormais éternellement jeune

43 balais, la vache, trop jeune pour mourir. Putain de crabe. Les Choses qu'on dit, les Choses qu'on fait (César de la Meilleure actrice dans un second rôle, 2021), et les choses qu’on fait pas, surtout : Émilie Dequenne ? Juste vue une fois, en chair et en os, il y a une quinzaine d'années, vers l’UGC Ciné Cité Les Halles, Paname, Avant qu'il ne soit trop tard (2005), c'est-à-dire avant son retrait des plateaux et sa disparition définitive. Dans la grande galerie marchande, menant au multiplexe. Nos regards se sont croisés brièvement, elle a bien senti que je la reconnaissais, elle, la jeune actrice belge, Rosetta pour la vie, du Pacte des loups (2001), croisement filmique improbable entre Sergio Leone, la Bête du Gévaudan et les films de kung-fu (bref, la rigueur historique, aux oubliettes ! Mais quel panache, quelle stylisation - les ralentis ! - dans le filmage des scènes d'action, par un ancien de la revue Starfix, Christophe Gans) : Marianne de Morangias, son personnage, dedans. Joli nom. Tout un poème. De l'écran, reflet des rêves en salle obscure, au réel : un simple sourire, avec une pointe de malice, en passant. Pas osé lui parler. Bien trop timide pour ça ! Au revoir, là-haut (2017), parmi les étoiles, ciao Émilie, votre mort subite nous fait beaucoup de peine. Vous fûtes une apparition, chère Divin Enfant (2014), dans le cinéma de France et de Belgique. Et, pour ma part, je vous aurais bien vue, en tant qu'« actrice humaniste », chez Ken Loach. Respect.

Émilie Dequenne dans « Le Pacte des loups » (2001) de Christophe Gans, l’un des plus grands succès du cinéma français dans le monde, malgré les nombreuses critiques à son égard

Allez, en chœur, je laisse le mot de la fin, en passant par sa consœur Leïla Bekhti qui, sur Instagram, pleure une « grande dame, grande âme, grande actrice, une reine »), aux frères Dardenne, frères d’armes d’un Mister Loach - sans oublier Mike Leigh, bientôt fêté à la Cinémathèque française, via une rétrospective du 26 mars au 7 avril 2025 - pour façonner un cinéma social pétri d’humanisme, à l'impact sociétal international fort : « C’est terrible, c’est dégueulasse la vie, parfois. Chienne de vie… C’est vraiment trop jeune. [Émilie Dequenne] avait encore tellement de choses à faire. On doit accepter, c’est très, très, très triste  », a commenté tout récemment, en apprenant sa mort, Luc Dardenne sur France Info, la voyant tel un "archange foudroyé", « Je me souviens d'elle quand elle avait passé le premier casting [...]. Elle pensait qu’il fallait bien s’habiller. Tout ce qu’elle faisait, on sentait que la caméra l’aimait et que c’était elle qui allait devenir Rosetta », s’est-il encore rappelé à propos de l’actrice, toujours au sujet de son tout premier film Rosetta, il y a 26 ans. « Émilie, c’était la joie de vivre, l’enthousiasme, a de son côté réagi, très ému, son frère aîné Jean-Pierre Dardenne sur RTL. L'enthousiasme permanent pour aller jouer ce premier rôle qu’elle a si magnifiquement interprété. C’était une femme généreuse, gentille, rayonnante. Oui, évidemment, quand on est mort, on ne vous trouve jamais que des qualités.  » Encore Luc Dardenne mais, cette fois-ci, à la radiotélévision publique RTBF : « On a travaillé 20 minutes et déjà on a été très impressionnés par sa force, c’était vraiment quelqu’un qui avait la rage au ventre. » Oui, la rage de la tigresse façon Rocky Balboa (la parole à un p'tit gars du peuple), à l’instar d’une certaine Rosetta, filmée frontalement à 100 à l'heure, en longs plans-séquences marqués par une absence radicale de plage musicale (le style immersif et percutant des Dardenne), on ne l’oubliera pas. Le 21 mars prochain, France 5 mettra à l'honneur Rosetta à 21 heures. 


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