L’adhésion de la Turquie : oui ou non ?

par Nicolas Cadène
vendredi 17 février 2006

L’adhésion de la Turquie, vaste débat !

Pourtant, il semble qu’il n’y ait pas de raison objective de s’opposer à son intégration.

Les opposants à cet élargissement ont tort de mettre en avant la cartographie. Nombreux sont ceux ayant souligné que la construction européenne est essentiellement idéologique et historique[1], et qui plus est, la Turquie n’est pas totalement asiatique, géographiquement.

Aussi, pour que les décisions soient prises en connaissance de cause, il faudrait dans un premier temps que les ressortissants de l’Union se familiarisent davantage avec les principales caractéristiques de la révolution kémaliste. Dans la mesure où valeurs européennes et valeurs orientales s’opposent, Mustapha Kemal a systématiquement fait le choix des valeurs européennes. Il a ainsi promu l’égalité entre hommes et femmes, au point d’accorder à ces dernières le droit de vote bien avant la France. On n’évitera pas le parallèle avec l’actualité nationale en notant qu’il avait prohibé le port du voile dans les lieux publics, y compris les écoles et les administrations. La séparation de l’Eglise et de l’Etat fut mise en oeuvre de manière stricte et souvent douloureuse. Fermer la porte à la Turquie[2] reviendrait, d’une certaine manière, à récuser tout cet héritage.

Certaines des difficultés qui surgissent, à l’examen de la candidature turque, tiennent sans doute à la normalisation du Sud-Est anatolien, au respect total des droits de l’homme, et au rôle de l’armée.

Également, concernant les droits de l’homme, il faut mettre un terme effectif aux mauvais traitements.

Concernant l’armée, Atatürk en avait fait la gardienne des institutions nouvelles, et donc, pourrait-on dire, la gardienne des valeurs européennes. C’est parce qu’il redoutait une réaction populaire, une réaction au sens de retour en arrière, que Mustapha Kemal ne faisait pas entièrement confiance à la forme de gouvernement démocratique. Du point de vue de l’Union, un retour de la Turquie aux valeurs du début du siècle dernier serait tout aussi inacceptable qu’une intervention des militaires dans la vie politique du pays. Là est le dilemme turc.

Qui plus est, le poids du militaire en Turquie explique que la population considère parfois le respect du droit international comme secondaire et sa défense d’abord à travers sa propre armée. Elle s’oppose donc au multilatéralisme européen, ne souhaite pas particulièrement l’émergence d’une Europe puissance[3] et n’a aucune ambition militaire au niveau de l’Union[4].

Une autre raison des opposants à l’intégration turque, au-delà du rôle de l’armée, est la peur du nombre (donc du poids politique éventuel) et des difficultés économiques : en effet, la Turquie compte 66 300 000 habitants[5] avec un indice de fécondité de 2,5 -contre 61 000 000 et 1,9 pour la France (pays ayant le meilleur taux de natalité de l’Union), et a un PNB par habitant de seulement 2 530 dollars -contre 22 730.

L’intégration de la Turquie aurait un effet très positif sur la démographie déclinante de l’Europe à 25, d’autant plus que la part des moins de quinze ans s’élève à 28,3 % -contre 18,7 % en France[6].

Certes, le décalage économique est, quant à lui, imposant ; mais l’adhésion effective de la Turquie -dont les négociations ont débuté le 3 octobre 2005- ne se ferait pas avant une dizaine d’années, ce qui lui laisserait la possibilité de réduire son retard, notamment grâce aux aides européennes, qui devraient, en revanche, être colossales...

De plus, la Turquie, « truchement » entre deux mondes, a vocation à favoriser le dialogue entre ceux-ci. Par son entremise, l’Europe pourra rayonner davantage au Proche-Orient et y servir mieux la paix. Par la bonne intégration de millions de musulmans, l’Union montrera que la guerre des civilisations n’est qu’une fantaisie extrémiste, que les valeurs européennes de tolérance et de laïcité sont le mieux à même de répondre aux guerres de religions.

Plus à l’Est, une Turquie au sein de l’UE permettrait un meilleur dialogue avec les républiques musulmanes et turcophones d’Asie centrale, dont l’importance stratégique à la frontière de l’Afghanistan, mais surtout aux confins de l’Iran, de la Russie et de la Chine, n’est plus à démontrer.

La route de la soie n’a pas perdu tout intérêt. Rappelons aussi que dans les régions des Balkans et du Caucase, les alliances se sont généralement déterminées par rapport à la Turquie.

De même, elle joue un rôle fondamental dans le tracé des oléoducs destinés à exporter le pétrole de la Caspienne. Ou bien ils traversent la Tchétchénie, ou bien les Balkans par la Mer Noire, ou bien la Turquie. Les enjeux sont considérables, dans un monde bien perturbé.

De plus, la Turquie constitue aujourd’hui une grande base militaire entre Occident et Orient, et son armée compte aujourd’hui les effectifs les plus nombreux de l’OTAN avec un effectif total de 515 000 hommes.

Elle pèse de tout son poids aux frontières de l’Irak et de l’Iran. Le problème kurde ne sera pas traité sans elle.

Attentive aux préoccupations d’Israël, elle peut contribuer également à la recherche d’une solution au problème palestinien.

Enfin, la crise irakienne en 2003 avait révélé une attitude nouvelle de la Turquie, qui marquait une volonté et une capacité à s’émanciper de la « protection » américaine, ce qui va dans le sens d’une Europe plus autonome et qui rassure quant aux intentions malignes américaines derrière leur soutien à la candidature turque.

La Turquie a donc de sérieux arguments à faire valoir pour son adhésion à l’Union.

En revanche, elle ne sera pas encore assez « mature » (concernant ses aspirations) pour faire partie de "l’Europe puissance" qui ne confondra pas tout de suite ses frontières avec celles de l’Union tout entière.

Car si l’Europe peut s’élargir toujours un peu plus dans un but de paix et de prospérité sur l’ensemble du continent, en revanche une Europe puissance, intégrée et fédérative, ne répond pas - encore - à l’attente de tous les Etats membres. Celle-ci ne peut pas s’élargir à des pays n’ayant pas les mêmes ambitions.

L’Union européenne est d’ores et déjà trop large, puisque nombre des vingt-cinq ne souhaitent pas aller au-delà d’un grand marché unique. C’est pourquoi les élargissements peuvent être sources d’affaiblissement pour l’effectivité d’une Europe puissance.

Il est vrai que jusqu’à présent, certains élargissements ont rendu peu viable un tel projet. Alors même qu’il était hostile à une Europe fédérale, le président de Gaulle s’était opposé à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, qui avait toujours exprimé une conception libre-échangiste et pro-américaine, fondamentalement opposée à la constitution d’une Europe puissance.

Pourtant, il ne s’agit pas de s’opposer aux élargissements[8] mais plutôt d’accepter et d’officialiser l’idée que puisse se former, au sein de l’Union, un noyau dur, plus intégré, composé des Etats qui le souhaitent.

[1] La Turquie a idéologiquement les mêmes ambitions européennes et est historiquement étroitement liée à l’Europe : c’est d’abord la terre de l’Empire romain d’Orient puis, l’Empire ottoman a régné pendant plusieurs siècles sur les Balkans, avant de devenir « l’homme malade de l’Europe ». Cet héritage est bien visible aujourd’hui avec d’importantes minorités turcophones (Bulgarie, Macédoine, Grèce) ou islamisées (Bosnie, Albanie et Kosovo). Si l’Europe du Sud-Est a été ainsi turquisée, la Turquie s’est européanisée à partir de 1923, sous la direction de Mustapha Kemal, en cherchant à se moderniser selon des modèles occidentaux. Membre fondateur du Conseil de l’Europe et de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), (aujourd’hui OCDE), entrée à l’OTAN dès 1952, la Turquie a donc de sérieux arguments à faire valoir.

[2] Notamment en raison de sa religion très largement musulmane...

[3] 59 % des Turcs considèrent la force militaire comme la meilleure façon d’assurer la paix contre 28 % des Européens membres de l’UE ; 40 % des Turcs pensent que l’UE devrait devenir une superpuissance comme les Etats-Unis contre 71 % des Européens membres de l’UE ; enfin, 71 % des Turcs considèrent qu’un pays a le droit d’agir sans l’accord de l’ONU quand ses intérêts vitaux sont en jeu, contre 44 % des Européens membres de l’Union (Enquête rendue publique le 9 septembre 2004 par le German Marshall Fund, un centre d’études indépendant) .

[4] C’est pourquoi, la Turquie n’a pas vocation à participer à un quelconque noyau dur européen d’ici bien longtemps.

[5] Elle deviendra le deuxième Etat de l’UE le plus peuplé après l’Allemagne, mais avec un taux de fécondité plus élevé. D’ici quinze ans, elle sera sans doute déjà l’Etat le plus peuplé.

[6] Les données démographiques et économiques sont tirées de L’Année stratégique 2005, Pascal Boniface (dir.), L’Etudiant et IRIS, 2004, Paris.

[7] Bien au contraire, nous l’avons dit, les élargissements permettent le développement géographique d’un espace démocratique, de paix et de prospérité.


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