« Cette chaîne n’est pas disponible dans votre pays »

par Francis J.
mardi 8 mars 2022

Une fois que la censure est normalisée en tant que concept et qu'elle ne suscite plus l'indignation morale nous sommes sur une pente glissante qui nous amène à plaider pour le recours à une censure encore plus grande afin d'imposer l'axiome ou l'illusion du jour.

Essayer d'accéder aux informations des médias russes Russia Today (RT) et Sputnik via YouTube est devenu presque impossible. RT, que je pouvais regarder à la télé il y a une semaine via mon abonnement au câble a été déconnecté. Un écran blanc apparaît avec le message "Interruption sur cette chaîne" (plus correct serait "Interruption de cette chaîne"). En tant qu'extension du navigateur Firefox, il n'est plus possible de visionner RT non plus : "Oups ! Nous ne trouvons pas cette page." Facebook et TikTok ont également fermé les deux médias russes et leurs filiales. Tout comme Google et Apple. Sur Google News, vous ne trouverez pas d'autres nouvelles que "nos nouvelles". Google et Apple ont bloqué les applications liées à RT et Sputnik. Ce n'est pas surprenant puisque la sanction imposée s'applique à la transmission et à la distribution par satellite, par câble et par les plateformes de partage de vidéos en ligne, et concerne aussi bien les applications nouvelles que celles déjà installées.

La fermeture des médias russes dans l'UE intervient après que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré sur Twitter que les citoyens de l'UE ne devraient plus avoir accès aux informations des médias russes tels que Russia Today (RT) et Sputnik. "Nous allons interdire la machine médiatique du Kremlin dans l'UE. Les chaînes publiques Russia Today et Sputnik et leurs filiales ne devraient plus pouvoir diffuser leurs mensonges qui justifient la guerre de Poutine. Nous développons des outils pour interdire leur désinformation toxique et nuisible en Europe", a-t-elle écrit.

Les chaînes d'information russes sont également censurées aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans le reste du "monde libre". La Fédération Européenne des Journalistes (FEJ), s'oppose à cette interdiction de diffusion qui pourrait conduire à une escalade de telles mesures. Et en effet, la même chose se passe en Russie. Washington est "très préoccupé" par cette censure de Moscou. Car bien sûr, les Russes "censurent", alors que nous ne faisons que "bloquer".

Une fois que la censure est normalisée en tant que concept et qu'elle ne suscite plus l'indignation morale nous sommes sur une pente glissante qui nous amène à plaider pour le recours à une censure encore plus grande afin d'imposer l'axiome ou l'illusion du jour. Je ne connais pas les chiffres pour l'Europe, mais un sondage réalisé en août 2021 aux États-Unis a révélé que 48 % des personnes interrogées soutiennent la censure gouvernementale de la "désinformation", contre 39 % en 2018. Nous pouvons craindre que nous soyons déjà bien engagés sur cette pente glissante.

À Kiev, un journaliste a été tué dans une attaque à la roquette contre la tour de télévision le 1er mars 2022. Le secrétaire général de la FEJ, Ricardo Gutiérrez, a déclaré que la Russie n'avait pas réussi à faire s'effondrer la tour de télévision, mais que parmi les cinq morts se trouvait aussi un journaliste qui ne faisait que son travail. "Les crimes de guerre russes sont en augmentation et nous appelons la justice internationale à enquêter et à poursuivre les responsables", a-t-il déclaré. Pour rappel, en 1999, lors de la guerre contre la Serbie, l'OTAN a bombardé la tour de télévision et de radio de Belgrade. Un crime de guerre dans lequel dix personnes sont mortes. Certains ont protesté à l'époque en affirmant que cette attaque violait le droit international et les conventions de Genève. L'OTAN a fait valoir que ces installations étaient potentiellement utiles à l'armée yougoslave et que leur bombardement était donc justifié. Poutine pense sûrement la même chose aujourd'hui à propos de la tour de télévision de Kiev.

Cette fois l'Occident ne bombarde pas des bâtiments mais "bloque" des transmissions. Moins spectaculaire à première vue, mais peut-être plus efficace.

Je n'aime pas la censure et le fait que - au nom de la liberté et de la liberté d'expression - des médias soient fermés. Von der Leyen a annoncé une mesure qu'elle n'était pas autorisée à prendre. L'UE n'est pas compétente en matière de réglementation des médias ; c'est une question nationale. En outre, il n'y a pas eu de débat public sur la question de savoir si nous devrions être coupés des informations provenant de Russia Today et de Sputnik. Il est tout simplement inadmissible qu'un petit groupe de personnes au sein de la Commission européenne décide de la vision du monde qui doit nous être présentée. L'UE ne peut recourir aux mêmes méthodes que celles dont elle accuse Poutine.

Des tentatives sont faites pour frapper Poutine avec des sanctions économiques et autres, mais elles ne doivent pas inclure l'accès à l'information et le savoir dans la guerre pour la vérité. Surtout en temps de guerre, il est important d'être critique, mais ce n'est pas aux autres de décider quels médias sont crédibles et lesquels ne sont pas fiables et auxquels nous ne devrions plus avoir accès.

Cependant, l'occasion était trop belle pour ne pas le faire. Les médias russes sont depuis longtemps une véritable épine dans le pied de l'UE. En 2015, l'UE a mis en place une unité spéciale, l'East StratCom Task Force (ESCTF), pour faire face aux "campagnes de désinformation en cours" de la Russie. Sa devise "Question even more" est une réponse directe à la devise "Question more" de RT. Dès le départ, la task force s'est fortement concentrée sur l'Ukraine, accusant les médias et les blogueurs russes de "désinformation" et de "propagande" pour avoir qualifié le coup d'État de 2014 en Ukraine comme un coup d'État .

Le principal produit de l'équipe pour sensibiliser à la désinformation est la synthèse hebdomadaire Disinformation Review (en anglais et en russe). Elle présente les dernières nouvelles et analyses de ce que la task force qualifie de "désinformation pro-Kremlin". Les titres souvent spectaculaires des articles de leur site web ne dépareraient pas comme titres de la presse à sensation. Ils ne laissent rien à l'imagination.

 

L'essence du journalisme

Nous ne pouvons qu'espérer que tous les journalistes qui couvrent la guerre en Ukraine gardent également un œil sur les médias russes. Et bien que Russia Today et Sputnik soient tous deux contrôlés par l'État, il n'est pas impossible que l'on trouve sur ces médias des informations et des connaissances que l'on ne peut trouver ailleurs. Le journalisme permet de confronter et de faire connaître des points de vue différents. De cette manière, nous pouvons nous forger notre propre opinion et prendre position. Il est important de connaître à la fois l'histoire russe et ukrainienne/occidentale de la guerre afin de comprendre ce qui se passe aujourd'hui et demain.

Il y a quelques décennies, au plus fort de la guerre froide, George Kennan, un diplomate américain parfois appelé "l'architecte de la maîtrise réussie de l'Amérique sur l'Union soviétique", a déclaré : "Je vous assure qu'il n'y a rien dans la nature d'aussi égocentrique qu'une démocratie paralysée. Elle est rapidement victime de sa propre propagande. Elle tend alors à attribuer à sa propre cause une valeur absolue qui déforme sa propre vision... Son ennemi devient l'incarnation de tout le mal. Son propre côté est le centre de toute la vertu."


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