Grichka Bogdanoff en route vers les étoiles

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 29 décembre 2021

« Entouré de l’amour de sa famille et des siens, Grichka Bogdanoff s’est éteint paisiblement, le 28 décembre 2021, pour rejoindre les étoiles. » (AFP par la famille, 28 décembre 2021).

Une telle information annoncée par la famille est une tragédie : Grichka Bogdanoff est mort ce mardi 28 décembre 2021 à l’âge de 72 ans (il est né le 29 août 1949). Évoquer Grichka sans Igor n’a évidemment aucun sens, ils étaient des jumeaux et leur existence ne comptait jamais l’un sans l’autre.

D’origine russe et autrichienne, Grichka Bogdanoff était l’intello de la fratrie, et aussi le plus jeune (de quelques minutes !), il était diplômé de l’IEP Paris. À la fin des années 2000, j’habitais dans leur quartier à Paris et il m’arrivait de les croiser, souvent discrètement dans une rue, en général seulement l’un d’eux, et j’avoue que je n’étais pas capable de reconnaître l’un de l’autre, d’autant plus qu’il me semblait qu’ils "s’échangeaient" leur coiffure pourtant différente. Je les ai vus aussi quelques fois au Salon du Livre de Paris, et ils faisaient plus l’impression d’être une "attraction" que des auteurs avec leur cortège de lecteurs (le Salon du Livre de Paris est un bon moyen de connaître objectivement la popularité réelle d’un écrivain, en dehors de la mousse médiatique qu’il est capable de semer à tout vent).

Bien entendu, j’ai fait partie de cette génération d’enfants qui a été biberonnée par "Temps X" et si cette émission sur TF1 (entre 1979 et 1987) ne m’a pas donné la passion des sciences (parce que je l’avais déjà, cette passion), elle m’avait intéressé autant qu’intrigué, et à ses débuts, j’essayais de n’en rater aucun numéro. Dans cette émission, les frères recevaient de nombreux invités, notamment le musicien Jean-Michel Jarre, et même Frédéric Beigbeder à 13 ans (déjà féru de télévision). Mais ils avaient commencé déjà avant, en particulier par la sortie d’un premier livre en 1976 préfacé par Roland Barthes.

Mon petit problème avec eux, c’est qu’ils ont voulu sortir de leur cadre. Certes, sortir du cadre, refuser de se laisser enfermer dans des tiroirs, c’est toujours très louable. Ils étaient des vulgarisateurs passionnants, je mets à l’imparfait surtout parce que je ne sais pas s’ils l’étaient encore récemment et c’est difficile de parler d’une fratrie dont il ne reste plus qu’un membre. De très bons producteurs et animateurs de télévision, capables de captiver un public plutôt jeune avec des méthodes de marketing plutôt novatrices et avec l’idée de transmettre leur passion. J’ai été passionné par les sciences en visitant la salle ronde où sont inscrites les décimales du nombre pi au Palais de la Découverte, dans une annexe du Petit Palais, à Paris, mais je conçois tout à fait que certains aient eu le déclic scientifique grâce à "Temps X" et à ses deux créateurs de frères. Dans cette activité de vulgarisateurs, ils proposaient, souvent avant Noël, de très beaux livres avec de belles photos, à offrir. Je trouvais ces ouvrages sans intérêt scientifique et coûteux, mais je n’en étais pas choqué, à chacun son business, et Bogdanoff, c’est d’abord une marque car c’est une notoriété.

La notoriété n’est pas volée (obtenue par "Temps X") et la marque m’indifférait, mais je considérais que leur problème, c’était qu’ils ne se satisfaisaient pas de cela, ils voulaient être reconnus comme de véritables scientifiques. En 1987, avec la privatisation de TF1, "Temps X" a sauté et les Bogdanoff se sont effacés du paysage audiovisuel. Ils avaient un projet très ambitieux, surtout pour des quadragénaires voire quinquagénaires : ils ont suivi tout le cursus pour obtenir un doctorat scientifique. Je le répète, c’était ambitieux et très volontariste, ce n’était pas donné à tout le monde de refaire des études, en particulier de sciences dont les notions sont à la fois compliquées (c’est plus aisé de les appréhender jeune) et barbantes pour la plupart.

Je ne m’étendrais pas là-dessus car beaucoup a déjà été dit et que l’heure n’est pas à la polémique, mais disons simplement que la notoriété télévisuelle des deux frères a eu un impact très fort pour convaincre des scientifiques certainement compétents et méritants mais qui ont probablement trouvé dans cette notoriété un argument d’autorité. Le doctorat est un diplôme de reconnaissance : l’apprenti chercheur est accepté au sein de la communauté scientifique.

J’ai lu les deux thèses (elles sont publiques), celle de Grichka a été obtenue en 1999, un doctorat en mathématiques, et l’autre, Igor, pour un sujet d’étude identique mais d’un point de vue topologique, avec un retard de trois ans pour obtenir le diplôme tant convoité. L’objet d’étude est évidemment passionnant et ambitieux, puisqu’en gros, ils essayaient de savoir ce qu’il s’est passé aux premiers temps du Big Bang, voire avant le Big Bang, et tous les astrophysiciens vous diront qu’étant donné la forte densité de la matière, plus aucune loi connue ne s’y applique.

Les frères Bogdanoff auraient utilisé des équations et des notions mathématiques apparemment mal assimilées, si on en croyait des experts du CNRS, ce qui donne des mémoires de thèse abscons peu compréhensibles pour le profane, c’est normal puisqu’il s’adresse au moins à des docteurs en science, mais aussi incompris des scientifiques confirmés, avec des erreurs factuelles (qui ont été corrigées par la suite), au point que le CNRS a demandé en 2003 à des experts d’évaluer leurs travaux pour en conclure qu’ils n’étaient pas des contributions scientifiques (les frères Bogdanoff ont gagné leur procès en diffamation contre "Marianne" qui avait publié le rapport du CNRS en 2010, mais ont perdu leur procès administratif contre le CNRS sur la légalité de ce rapport).


Pour se convaincre qu’ils ne ressemblent pas à de véritables scientifiques, il suffit de connaître la vie des physiciens qui passent tout leur temps soit dans leurs laboratoires, soit dans les séminaires internationaux rassemblant leurs semblables, mais certainement pas en participant de manière régulière à des émissions comme "Fort Boyard" ou "Touche pas à mon poste". Leur atout, probablement, au-delà de leur grande notoriété, c’est aussi qu’ils inspirent de la sympathie et sont très "proches" de ceux qui les apprécient (j’insiste, on pouvait les rencontrer à chaque Salon du Livre de Paris et ils restaient toute la durée du Salon, ce qui est assez rare pour des auteurs et encore plus pour des scientifiques).

Le troisième sujet de notoriété, après leur bon travail de vulgarisation et leur très incertaine reconnaissance scientifique, sujette à controverses, c’était leur apparence physique qui, petit à petit, s’est transformée. Ils ont refusé d’en donner une explication et je trouve normal de respecter ce mystère, que ce soit d’un accident ou d’une volonté en pleine conscience, ou des deux à la fois, et cela a contribué aussi à leur légende, comme des êtres venus de l’Espace, qui ne vieillissaient pas.

Je m’aperçois en écrivant ces lignes que la pandémie de covid-19 a généralisé un phénomène que les frères Bogdanoff avaient mis en lumière : une excellente communication ne signifie pas une excellence du contenu de la communication. C’est assez banal, surtout dans le champ de la communication politique, mais dans le domaine scientifique, c’est assez inédit et la crise sanitaire a révélé que tous les scientifiques sont d’abord des humains, avec leur faille autant qu’avec leur excellence (on le voit avec la crise sanitaire, des chercheurs de renom peuvent dire n’importe quoi).

Et terminons enfin par un mot de la crise sanitaire. Selon le journal "Le Monde", Grichka et Igor Bogdanoff n’auraient pas été pas vaccinés et auraient contracté le covid-19 au début du mois, les deux auraient été hospitalisés le 15 décembre 2021 au service de réanimation de l’hôpital Georges-Pompidou à Paris, et Grichka en serait mort. La famille n’a pas voulu confirmer ni infirmer, leur représentant a dit dans un tweet le même jour : « La famille ne souhaite pas communiquer au-delà du texte transmis à l’AFP. Le temps est à présent au recueillement pour nous tous. Merci. ».

Oui, il y a un temps pour le recueillement. Mais il y a une urgence pour des centaines de milliers de personnes fragiles qui ne sont pas encore vaccinées alors qu’on est en pleine vague du variant omicron (179 807 nouveaux cas le 28 décembre 2021). Pas la peine d’insister sur l’importance de la vaccination contre le covid-19, en particulier pour les personnes fragiles. Grichka n’est pas la seule personnalité connue et appréciée au monde à quitter celui-ci par cette s@loperie qu’est le covid-19.

Un de ses admirateurs, Frank Tapiro, publicitaire qui a travaillé autant pour François Mitterrand que pour Nicolas Sarkozy, a regretté et s’est étonné que les frères Bogdanoff, pourtant si capables d’anticiper l’évolution des sciences, si fascinés par ses innovations, ne se soient pas fait vacciner alors que le vaccin à ARN messager était une petite pépite extraordinaire de la science moderne. Cela restera un mystère.

Mais en plus de cette disparition tragique de Grichka Bogdanoff, j'ai aussi une pensée à son frère Igor qui lutte encore pour sa survie et qui, dans tous les cas, se retrouvera seul s’il en réchappe. Ouvrez les yeux, les 8% restants de personnes non-vaccinées, le covid-19 n’est pas une grippette ni un rhume, et l’énorme chance, c’est qu’on dispose d’un vaccin efficace et accessible. Profitons-en : protégeons-nous !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (28 décembre 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Grichka Bogdanoff.
Jean Amadou.
Alain Duhamel.
Le Petit Prince de l’humour vache.
Yves Montand et la crise.
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